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“Macron ne plaisantait pas…” : les extraits exclusifs des Mémoires de Boris Johnson

L’Union européenne, un “rêve freudien”

“J’en suis arrivé à penser que la quête de l’Union européenne était au fond un rêve freudien d’accomplissement du désir, une tentative permanente de redécouvrir l’enfance perdue de notre continent – la grande unité paisible de l’Empire romain, lorsque les biens, les personnes, les services et les capitaux circulaient librement sans nul doute, et qu’une citoyenneté unique liait les peuples du Portugal à l’Irak, du Danemark à l’Algérie.

Des années plus tard, j’ai écrit un livre sur les diverses tentatives de recréation de ce que j’ai appelé le “rêve de Rome”. Je concluais que ce rêve peut certainement se réaliser, mais à la seule condition de disposer d’une autorité centrale toute-puissante. Le succès de Rome a reposé, entre autres facteurs, sur l’usage de la violence militaire systématique, sur une taxation commune, sur des langues communes et sur le culte de l’empereur.

L’Union européenne était de toute évidence très différente et bien moins féroce. Mais elle s’appliquait encore à créer une identité politique unique d’une façon, m’est-il apparu, qui n’était pas pour nous. Et cette opinion a en réalité été celle de tous les Premiers ministres britanniques qui ont succédé à Mme Thatcher. John Major s’est battu bec et ongles pour maintenir le pays en dehors de la zone euro, et il s’est montré très fier d’avoir évité au Royaume-Uni de participer au “chapitre social” des droits des travailleurs.

Nous avons toujours été des Européens réticents, avec un pied dedans, un pied dehors, toujours à revendiquer que nous pouvions profiter des “avantages” du marché unique tout en refusant clair et net l’idéologie fédéraliste. C’était une incohérence chronique, et la résolution de cette incohérence serait douloureuse. A un degré que je n’avais pas envisagé, bon nombre de Britanniques s’étaient paisiblement, sinon inconsciemment, européanisés.

Les Mémoires de Boris Johnson

Sa relation avec Emmanuel Macron

J’adore la France et les Français. Ma très chère grand-mère paternelle, que nous appelions Grannybutter, était française, et je m’efforce de lire dix pages de roman en français chaque jour. J’avais aussi de l’amitié (et j’en ai toujours) pour Emmanuel Macron, et depuis deux pleines années j’avais essayé de m’insinuer dans les bonnes grâces du jeune dirigeant français pour que nous bâtissions un nouveau partenariat anglo-français post-Brexit. Je dois vous dire les choses telles qu’elles sont : j’avais été à peu près systématiquement éconduit.

Vous vous rappelez peut-être comment, dans un précédent chapitre, j’ai raconté que l’un de mes premiers déplacements en tant que Premier ministre s’est fait à Paris, pour rencontrer Macron, et que j’ai essayé de l’intéresser à toutes sortes de partenariats anglo-français – sans succès. Macron souriait de façon énigmatique, mais il était clair que la Grande-Bretagne de l’après-Brexit et, en particulier, son dirigeant étaient “dans le frigo”.

Un an plus tard, j’ai réessayé. Il est venu à Londres après le premier confinement, en juin 2020, et nous avons tenté une nouvelle remise à plat. Nous avons commémoré le célèbre appel du 18 juin 1940 du général de Gaulle à l’adresse de la France libre. Nous avons organisé un défilé aérien et une garde d’honneur avec les Horse Guards – qui a juste été un peu gâchée par une crise de nerfs de Dilyn [NDLR : son chien] dans le jardin de Downing Street.

“Iz zat your deurg ?” [NDLR : “Is that your dog (c’est votre chien) ?” L’orthographe choisie rend compte de l’accent comiquement français que Boris Johnson entend dans la bouche de son interlocuteur], a demandé Macron avec incrédulité. Je lui ai proposé d’avoir l’honneur de tenir Dilyn dans ses bras, mais curieusement il a refusé. Une fois de plus, lors de cette rencontre, j’avais plein d’idées pour renforcer notre coopération technologique. Et le numérique ? Et le transport supersonique – si nous mettions au point un nouveau Concorde anglo-français pour le XXIᵉ siècle ?

Tout de même, il était absurde que deux des plus grandes économies du monde, distantes d’un peu plus de 30 kilomètres l’une de l’autre, ne soient reliées que par une seule voie ferrée. N’était-il pas temps, ai-je dit (j’improvisais un peu), d’envisager une nouvelle liaison routière transmanche ?

“Non”, a répondu Macron, assez brusquement, ai-je trouvé, comme s’il était épouvanté à l’idée de voir des hordes de Britanniques voraces débouler dans son pays relativement sous-peuplé – un peu comme les habitants des villages de l’Oxfordshire protestant contre l’idée d’un pont sur la Tamise depuis Reading.

Le temps passant, il est devenu évident que, si Macron était lui-même tout à fait plaisant, et si nous étions souvent du même avis sur des questions importantes, il ne plaisantait pas quand il disait que la Grande-Bretagne du Brexit devait être punie. Et je crains par conséquent d’en être arrivé à le soupçonner d’être proprement casse-pieds sur certains sujets.

Le jour où il envisage une opération spéciale clandestine aux Pays-Bas…

Les plus haut gradés du pays sont entrés dans mon bureau de Downing Street, partageant des centaines d’années d’expérience opérationnelle collective, de l’Afghanistan au Zimbabwe. Il était environ 18 heures, un soir de la toute fin du mois de mars 2021, et après plusieurs jours de délibération ils s’étaient accordés sur un verdict.

Ils avaient assisté à des sièges, des fusillades, des prises d’otages et, comme Othello, évité d’un cheveu l’imminente mort sur la brèche meurtrière. Leur attitude disait clairement, cependant, que ce coup-là ne m’inspire rien de bon, sergent… C’était au lieutenant-général Doug Chalmers, chef d’état-major adjoint des armées, chargé de la stratégie et des opérations, de parler en leur nom à tous.

“Eh bien, Monsieur le Premier ministre (il s’est raclé la gorge)… c’est certainement faisable.” Il m’a expliqué comment nous pourrions procéder. Nous enverrions une équipe à Amsterdam par un vol commercial, pendant qu’une autre équipe profiterait du couvert de la nuit pour traverser la Manche à bord de canots pneumatiques et remonter les canaux. Rendez-vous à la cible. Les hommes s’introduiraient dans les lieux, s’empareraient des marchandises-otages, puis procéderaient à leur exfiltration avec un semi-remorque à bord duquel ils gagneraient un port de la Manche.

“Mais je dois vous mettre en garde, Monsieur le Premier ministre, (ils me regardaient tous d’un air éloquent) qu’il ne nous sera pas possible de procéder sans être repérés.” Chalmers a souligné que la Belgique et les Pays-Bas avaient instauré des confinements, et que les autorités de ces pays suivraient peut-être nos déplacements.

J’ai réfléchi à cette possibilité. Ce n’était pas une objection insurmontable, semblait-il. “OK, ai-je dit, nos mouvements seront détectés, et alors ?” “Eh bien, Monsieur le Premier ministre, a-t-il répondu, si nous sommes repérés nous devrons expliquer pourquoi nous envahissons, dans les faits, le territoire d’un allié de longue date de l’Otan.” Bien sûr, je savais qu’il avait raison, et j’étais secrètement d’accord avec ce qu’ils pensaient tous mais ne voulaient pas dire à voix haute : ce projet était parfaitement cinglé.

Je vous supplie de pardonner mon désespoir. C’était pour la meilleure des causes possibles. J’avais commandé une analyse pour savoir s’il serait techniquement faisable de lancer un raid aquatique sur un entrepôt basé à Leyde, aux Pays-Bas, afin d’y prendre quelque chose qui nous appartenait légalement et dont le Royaume-Uni avait impérieusement besoin.

Nous avions les gens qu’il fallait pour réussir : des unités spéciales que nous avions mises en place au début de l’année 2020 dès qu’il avait été clair qu’une compétition s’engageait à l’échelle de la planète pour obtenir des EPI et des respirateurs artificiels. Nous savions où se trouvait la cible : je la voyais sur Google Earth et elle n’avait pas l’air bien difficile à cambrioler pour qui savait s’y prendre.

Il s’agissait de l’usine où l’UE avait stocké 5 millions de doses du vaccin AstraZeneca : un chargement que l’entreprise essayait en vain d’exporter vers le Royaume-Uni. Tant que des citoyens de mon pays mouraient du Covid et encore en grand nombre, dois-je hélas dire, j’estimais que mon devoir absolu était de récupérer ces doses dont le Royaume-Uni était le propriétaire, et de les utiliser pour sauver des vies au Royaume-Uni.

J’étais assez en colère pour envisager cette opération clandestine, car après deux mois de vaines négociations j’étais arrivé à la conclusion que l’UE nous traitait avec malveillance et rancune. Pas parce que nous avions fait quelque chose de mal – ce n’était pas le cas, loin de là –, mais parce que nous vaccinions notre population beaucoup plus vite qu’elle. Et l’électorat européen s’en était depuis longtemps aperçu.

Sa dernière visite à la reine, après sa démission, le 6 septembre 2022

Lorsque Carrie [NDLR : sa femme] et moi somme arrivés à Balmoral, on nous a fait entrer dans une bibliothèque où un feu était allumé. Nous avons patienté un bon moment en buvant du café. J’ai remarqué que l’humeur des courtisans dégageait quelque chose de différent. J’ai essayé de faire quelques remarques amusantes, le genre de conseils que je pourrais donner à Sa Majesté, sur la personne qu’elle pourrait appeler pour le poste de Premier ministre, ce genre de choses.

Ils ont souri. Mais ils avaient l’air fatigués. Edward Young, son secrétaire privé, a essayé de me préparer. “Elle s’est beaucoup affaiblie au cours de l’été”, a-t-il dit, puis le valet de pied a frappé à la porte et m’a fait entrer dans le salon de Sa Majesté.

“Bonjour, Monsieur le Premier ministre”, a dit la reine, et lorsque nous nous sommes assis l’un en face de l’autre sur les canapés bleu-vert, j’ai tout de suite compris ce qu’Edward voulait dire. Elle était pâle, plus voûtée et elle avait des hématomes sombres sur les mains et les poignets, probablement dus à des perfusions ou à des injections. Mais son esprit – comme Edward l’avait également dit – n’était pas du tout altéré par sa maladie, et de temps en temps, au cours de notre conversation, elle affichait ce même grand sourire éclatant, d’une beauté soudaine et apaisante.

Venir voir la reine une heure par semaine et épancher son cœur était plus qu’un privilège. C’était un réconfort. Une forme de psychothérapie gratuite. C’était comme être à l’école et voir arriver une grand-mère très aimée vous faire sortir pour prendre le thé. J’avais l’impression qu’il n’y avait rien que je ne puisse lui dire, et son génie, lorsque je lui décrivais les luttes intestines au sein du gouvernement ou les chicaneries venant de l’étranger, était d’avoir l’air à la fois compréhensive et sympathique, puis, au bon moment, d’offrir un tout petit conseil encourageant. Quelle que soit la crise que vous lui soumettiez – comme un de ses chiens qui aurait trouvé quelque chose de répugnant sur la lande et serait venu le déposer sur la moquette –, elle avait vu pire.

Un jour que je ronchonnais sur les malheurs du Covid, le bilan humain et les terribles conséquences économiques, elle m’a répondu d’un ton vif : “Je suppose que nous devrons tous repartir de zéro.” Je me suis rendu compte qu’elle parlait avec l’expérience de quelqu’un qui avait eu Winston Churchill pour Premier ministre, et qui avait réellement servi, en uniforme, pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle savait que son royaume était infiniment capable de rebondir et de se redresser. Nous devions juste nous ressaisir et nous atteler à la tâche.

Elle dégageait un tel sens du devoir au service de la nation, de patience et de leadership que l’on se sentait prêt à mourir pour elle si nécessaire. Cela peut sembler absurde pour certains (et totalement évident pour beaucoup d’autres), mais cette loyauté, aussi primitive qu’elle puisse paraître, est toujours au cœur de notre système.

Il faut quelqu’un de bienveillant et de sage, au-dessus de la politique, pour incarner ce qu’il y a de bien dans notre pays. Elle s’est acquittée de cette tâche avec brio. C’est pourquoi je ne peux évidemment rien dire de ses opinions politiques, bien que certaines d’entre elles aient été assez claires. Ce que je peux révéler, c’est qu’elle avait une connaissance personnelle approfondie non seulement de l’Histoire mais aussi de ceux qui font l’Histoire.

Au cours de ses soixante-dix ans de règne, elle a rencontré toutes les personnes qui ont réellement bâti le monde moderne : de Charles de Gaulle à Emmanuel Macron, de Harry Truman à Joe Biden, du président Mao à Xi Jinping (dont les gardes du corps voyous, à sa grande indignation, ont un jour tenté d’infiltrer son carrosse royal). Alors, quand j’oubliais le nom de la bataille de George II ou celui du défunt président de Zambie, elle répondait sur-le-champ : “Dettingen”, ou “Kenneth Kaunda”, comme si elle était la championne des quiz au pub. […]

Lors de ce dernier entretien, nous avons parlé, entre autres choses, de l’Ukraine. Je lui ai fait part de nos difficultés bien connues à persuader nos amis indiens à se montrer plus durs avec les Russes. Elle se souvenait des paroles, dans les années 1950, du Premier ministre indien Jawaharlal Nehru. “Il m’a dit que l’Inde se rangerait toujours du côté de la Russie, et que certaines choses ne changent jamais. C’est ainsi.” Je cite ses propos comme une illustration de sa capacité incroyable à rassurer et à contextualiser.

Elle est décédée deux jours plus tard. Comme me l’a plus tard expliqué Edward Young, elle savait depuis l’été qu’elle n’en avait plus pour longtemps, mais elle était déterminée à tenir bon et à exécuter son dernier devoir : superviser la transition d’un gouvernement à l’autre, de manière ordonnée et dans le calme. Et, j’imagine, ajouter à son palmarès, qui bat tous les records, un autre Premier ministre sur le départ.”

Les intertitres sont de la rédaction

Indomptable, par Boris Johnson. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Odile Demange, Christel Gaillard-Paris, Renaud Morin, Florence Noblet et Pierre Reignier. Stock, 740 p., 29,90 €. Parution le 14 novembre.




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