C’est peu dire que ce miroir tendu par la recherche française à la sexualité d’un panel représentatif de la population française de 15 à 89 ans était très attendu. Les données préliminaires de l’enquête Contexte des Sexualités en France (CSF), un travail titanesque financé par l’Agence nationale de recherche sur le sida, les hépatites et les maladies émergentes (ANRS-MIE) et mené avec l’Inserm et Santé Publique France, viennent d’être rendues publiques. Les précédentes enquêtes de ce type dataient de 1992 et 2006. Autant dire une éternité : depuis 2006, il s’est passé bien des choses – les mauvais chiffres du vih/sida, l’augmentation des infections sexuellement transmissibles (IST) mais aussi l’apparition de nouveaux outils de prévention, plus de visibilité des violences sexuelles, l’intrusion du sexe sur les réseaux sociaux, la vague #metoo, la crise sanitaire…
Au total, cette enquête porte sur cinq années, 31 500 personnes, dans l’Hexagone et en outre-mer, ont répondu à un questionnaire téléphonique (34 % d’acceptation), 12 906 autres ont complété un questionnaire en ligne (61 %), et 4 872 ont participé au dépistage des IST bactériennes. La sélection des individus repose sur la génération de numéros de téléphone aléatoires pour participer à une recherche par questionnaire et/ou des focus groupes et ce n’est que dans un deuxième temps, une fois retenues, que les personnes découvraient le thème, évitant ainsi des biais majeurs. Voilà pour la méthode.
Que retenir de la masse de données ainsi dévoilées ? Est-ce l’égalité des sexes comme le titre très joliment Libération : “Petit à petit, l’égalité fait son lit” ? Ou est-ce la liberté, mot-clé de cette étude (moins de rapports “sans envie”) ? Ou la question des “frontières” notamment autour de la norme de l’hétérosexualité et le reste qui apparaît clairement en mouvement, avec des frontières entre les genres qui s’estompent clairement dans cette étude comparée à celle de 2006. Ou est-ce enfin le qualitatif que l’on retient avec cette légère mais notable augmentation de la satisfaction sexuelle, notion aux contours flous, puisque 45,3 % des femmes et 39 % des hommes se déclarent “très satisfaits” de leur vie sexuelle actuelle ?
Premier rapport plus tardif pour la “génération covid”
Les données relatives à la masturbation sont en augmentation, en particulier chez les femmes de 18 à 69 ans : 72,9 % assument aujourd’hui cette sexualité solitaire, contre 42,4 % en 1992 et 56,5 % en 2006, rejoignant en ce sens à quelques encablures les hommes qui sont 92,6 % à déclarer pratiquer l’onanisme. Un chiffre très attendu et qui méritera d’être largement analysé qualitativement, concerne l’âge médian du premier rapport sexuel : 18,2 ans pour les femmes et de 17,6 ans pour les hommes. Il apparaît en recul pour cette génération, qui est aussi la “génération Covid”, celle qui a connu l’impact des confinements successifs en 2020 et 2021. Un recul donc qui questionne comme l’a parfaitement analysé la maître d’œuvre de cette étude Nathalie Bajos, la définition même du terme de « rapport sexuel » qui lui-même n’était pas défini dans l’étude. Cependant si les Français commencent à faire l’amour plus tard, il le faut aussi plus longtemps dans leurs vies. En 2023 56,6 % des femmes et 73,8 % restent sexuellement actifs passés l’âge de 50 ans. Cette prolongation tout au long de la vie est plus significative chez les hommes que chez les femmes – en sachant toutefois que la satisfaction de sa sexualité diminue plus vite pour les hommes que pour les femmes.
Si les Français font aussi l’amour avec plus de partenaires – 7,9 pour les femmes contre 16,4 pour les hommes à l’échelle d’une vie. Mais là aussi tout est question de définition et les focus groupes apporteront beaucoup sur la précision de la réponse aux questionnaires anonymes avec cette assertion classique rappelée par Nathalie Bajos : “Les femmes ne comptent que les hommes qui ont compté tandis que les hommes comptent les coups d’un jour”. Evidemment les informations concernant la prévention en début de la vie sexuelle ne sont pas bonnes et confirment les différentes études notamment celles de l’OMS Europe sur le préservatif. Chez les plus jeunes seulement 75,2 % des femmes, et 84,5 % des hommes ont eu recours au préservatif lors d’un premier rapport sexuel, selon cette enquête. A contrario le préservatif augmente comme outil contraceptif au détriment de la pilule après le stérilet. On en connaît pourtant les limites et on ne peut pas dire qu’elle soit une appropriation féminine.
Les hommes peu déstabilisés par le féminisme
Pour ceux qui imaginent que la poussée des mouvements #metoo influe négativement la perception de la sexualité par les hommes, cette étude se veut à ce stade rassurante. Comme l’ont signifié les trois autrices, “l’égalité entre les sexes se poursuit, il apparaît que le féminisme ne déstabilise pas les hommes dans leur virilité. Depuis 2006, en effet la satisfaction des hommes augmente un peu”. Comme attendu, on observe une augmentation considérable des pratiques oro-génitales déjà amorcées dans les précédentes études, qui va impacter sur les campagnes de prévention contre les IST. Avec les limites du “tout préservatif” glané par quelques spécialistes et pour peut-être revisiter le plan étatique de santé sexuelle qui coure jusqu’en 2030.
Autre donnée notable, en 2023, 8,8 % des femmes et 8,9 % des hommes de 18-89 ans déclarent avoir eu au moins un ou une partenaire du même sexe au cours de la vie. Ce qui est beaucoup plus que dans toutes les études précédentes. Mais comme le soulignent les auteurs “l’orientation sexuelle renvoie à plusieurs dimensions qui ne se recoupent pas toujours : l’attirance au cours de la vie, les pratiques au cours de la vie et l’identification sexuelle actuelle”. C’est dire que les études épidémiologiques futures vont devoir être inventives pour qualifier les pratiques au-delà des “groupes” définis tels que HSH (hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes), hétérosexuels, Bi ou autres identitaires (LGBTTQQIAAP + *).
Reste que nous n’en sommes qu’au début de ce que la CSF-2023 va produire comme informations précieuses pour guider les politiques publiques et la recherche. Pour l’heure, l’ensemble est plus démographique que sociologique. Il faudra affiner, produire des données qualitatives, croiser les données avec les grands mouvements sociologiques qui ont traversé la France depuis 2006 au-delà de #metoo, dont la crise économique de 2008, la crise sanitaire, la perte de confiance dans la science (effet Raoult), les mouvements anti-médicaments (effet covid), l’emprise du porno mais surtout de la sexualité omniprésente sur les applications. Et dernière question qui n’aura jamais de réponse : est-ce que les Français(e) s mentent sur leur sexualité ?
* Pr Gilles Pialoux, infectiologue, vice-président de la Société Française de lutte contre le Sida (SFLS), rédacteur en chef de www.vih.org.
* lesbian, gay, bisexual, transgender, transexual, queer, questioning, intersex, asexual, alliés pansexuels le + qualifie « les autres ».
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