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“Ils n’auront pas ma joie” : François Bégaudeau, l’électron libre de la gauche radicale


Si Robert Louis Stevenson se penchait sur l’étrange cas de François Bégaudeau, il distinguerait deux personnes : celui qui parle et celui qui écrit. Sur YouTube, on trouve plein de longues interviews de l’auteur d’Entre les murs. Une des dernières en date, un débat l’opposant à Geoffroy Lejeune (le directeur de la rédaction du JDD), a déjà été vue plus de 150 000 fois. Quand il endosse le rôle du “gladiateur goguenard” de gauche, son aisance rhétorique vaut à Bégaudeau des admirateurs béats (qui le trouvent brillant) et des ennemis farouches (qui le jugent tête à claques). A l’écrit, c’est autre chose. Alternant romans et essais, gros succès et sorties plus confidentielles, Bégaudeau a tendance à déconcerter même ses fans. Avec son nouveau livre, Comme une mule, il brouille encore plus les pistes en brocardant un certain féminisme militant.

Le point de départ est une fâcherie qui l’a mené jusqu’au tribunal. En 2020, répondant à une question sur le forum de son site Internet, Bégaudeau écrit ceci au sujet de l’historienne Ludivine Bantigny : “Dans le milieu radical parisien, Ludivine est connue pour être jamais la dernière. Tous les auteurs de La Fabrique lui sont passés dessus, même Lagasnerie.” Geoffroy de Lagasnerie étant homosexuel (et même pas publié par La Fabrique), c’est une plaisanterie. Pas très fine, certes, mais dérisoire. Ces deux phrases provoquent un tollé sur Twitter et Bantigny attaque Bégaudeau pour diffamation, demandant plus de 8 000 euros de dommages et intérêts. En 2024, l’accusé est relaxé. Plusieurs articles malveillants (et paresseux) parus sur Comme une mule n’ont parlé que de cette polémique. Elle n’occupe pourtant que l’introduction et la conclusion de ce livre riche et vivant qui s’interroge sur l’humour, le lien entre art et morale, art et politique. On pense à Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet de Charles Péguy. En 1911, vexé par un petit papier acerbe paru contre Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc dans une revue dirigée par Fernand Laudet, Péguy décide de répondre ligne par ligne. De fil en aiguille, porté par sa folle inspiration, il en tire plus de 200 pages qui débordent largement du sujet initial. Ludivine Bantigny est à Bégaudeau ce que Fernand Laudet fut à Péguy : un déclic.

On peut se demander quelle mouche a piqué Bégaudeau. L’année dernière, il avait plu à tout le monde avec son beau roman L’Amour. Quel besoin avait-il de ruer dans les brancards avec un essai aussi azimuté que Comme une mule ? Ce côté tête brûlée allié à des digressions qui flirtent parfois avec la graphomanie peut rappeler Yann Moix. Dans un café du XIe arrondissement de Paris, près de chez lui, Bégaudeau rit de ce parallèle inattendu : “Ça doit être un vieux réflexe anarchiste : je ne raffole pas de l’unanimité. Ici, je mets les pieds dans la politique, les réactions sont nécessairement plus vives. Pour autant, je n’arrive pas à me voir comme un provocateur. Quant à Moix, et ce n’est ni à mon crédit ni à mon discrédit, mais il est quand même plus incontinent que moi… Ma prose est plus sèche, plus méthodique. La clarté n’est pas le principal souci de Moix ! Ce qui le rend très intéressant par ailleurs. Il fait foisonner la langue jusqu’à l’obscurité, ça devient dingue, il se perd en lui-même. C’est un vrai littéraire, un célinien – indépendamment de tout passif antisémite, je parle du style.”

“Si je suis un dandy, c’est un dandy du tiers-monde”

Le style, justement, plus personne ne s’en soucie parmi nos confrères. De quand date selon lui ce désintérêt ? “Il y a quand même une constante. Au XIXe siècle, Baudelaire et d’autres déploraient qu’on ne parle jamais de forme. C’est vieux comme le monde… Quand la société s’empare d’une œuvre, elle ramène tout à elle : on va aller chercher le sujet, et de préférence le sujet de société. Dans les années 1950-1970, il y a eu plus de place pour la critique et l’analyse de la facture des œuvres. Désormais, quiconque parle de forme a l’air inactuel, désuet, suranné – c’est de l’art pour l’art, etc. On a l’air d’un mondain dans un pince-fesses avec une flûte de champagne. Tous les grands leaders de la gauche radicale d’antan (Deleuze, Foucault, Bourdieu, Badiou) avaient un fort rapport à l’art, ce qu’on ne retrouve pas chez ceux d’aujourd’hui. On lit utile, des essais, il faut des idées. Les romans, c’est pour ceux qui n’ont que ça à faire. Dans ma sphère politique, on me traite de dandy. J’ai des baskets, j’écoute du punk-rock, je mets les mains dans le cambouis de la politique. Si je suis un dandy, c’est un dandy du tiers-monde, un dandy de bidonville !”

Comme une mule aurait enchanté l’un des maîtres de Bégaudeau : Witold Gombrowicz. Très dandy pour le coup dans son détachement et sa hauteur de vue, l’aristocrate polonais exilé en Argentine aimait jeter du poil à gratter dans ses écrits : “Il cherche la justesse à tout prix, il déjoue les falsifications, il enlève des couches. Son équivalent en philosophie, ce serait Nietzsche. Beckett ou Kafka faisaient la même chose différemment… Ce sont des grands traqueurs de fausseté, qui veulent mettre à nu la vérité. Gombrowicz le fait excellemment bien dans son Journal : il passe tout au vitriol, avec une drôlerie grinçante et une allégresse géniale, un style joyeux et gambadant, jamais pontifiant. J’admire aussi la construction de ses romans, surtout des trois derniers, Transatlantique, La Pornographie et Cosmos. Gombrowicz n’est pas qu’un penseur, c’est un grand romancier. Quand on est lecteur, il y a des adhésions contingentes et les amis durables, une dizaine d’auteurs à qui on revient tout le temps. Gombrowicz en fait partie.”

Les Chiennes de garde, à l’inverse, ne compteront pas parmi ses copines. Elles étaient là au tribunal. Commentaire de Bégaudeau : “A mon procès, le banc de femmes soutenant Ludivine Bantigny, c’étaient les nouvelles précieuses ridicules.” S’il pourfend “les féministes morales qui tiennent le crachoir”, il défend des essayistes moins médiatiques comme Morgane Merteuil et porte aux nues la comique Blanche Gardin, “qui se situe dans les bonnes diagonales, par-delà bien et mal, ni de gauche ni de droite”. A rebours du clergé bien-pensant, Bégaudeau cite Journal d’un curé de campagne de Bernanos dans ses romans de prédilection. Son questionnement religieux a achevé de le rendre inclassable ces dernières années. Un sujet dont il parle avec sincérité : “Je suis plutôt un marxiste, certes hétérodoxe. Et en même temps, j’ai toujours eu un rapport très fort au christianisme, malgré des parents bouffeurs de curés. Ma mère me croit perdu, alors que des marxistes chrétiens il y en a plein, comme Pasolini… Pascal m’a foutu en l’air quand j’avais 15 ans. Le Christ a touché en moi un point sensible. Dans la bonne nouvelle il y a quelque chose de radical. Les croyants sont intenses, c’est courageux de l’être de nos jours…”

Cet authentique esprit libre voit-il ici et là des motifs d’espérance alors que son comique préféré (Aymeric Lompret) reconnaît s’autocensurer pour ne pas choquer et que son livre volontiers blagueur lui a injustement valu plus de descentes que d’éloges ? “En ce moment, je passe pour un goujat, je suis un peu dans la sauce, mais je reçois des témoignages de sympathie. Il faut bien comprendre que, à gauche aussi, les gens en ont ras-le-bol de tout ça. Il y a beaucoup plus de gens exaspérés par cette chape morale que de gens qui la composent. Les ayatollahs qui intoxiquent les milieux associatifs n’auront pas ma joie, en aucune manière. Ce sera mon dernier mot – très bernanosien !”

Comme une mule, par François Bégaudeau. Stock, 443 p., 22,90 €.




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