Fin de semaine ordinaire dans le grand hall de la gare de Lyon à Paris. Une horde de cadres pressés de s’évader pour le week-end slaloment entre une foule compacte, bousculant au passage quelques retraités, l’air un peu perdu, le regard fixe sur le gigantesque panneau d’affichage. Plus loin, de jeunes parents, harassés, tirent de lourdes valises, chevauchées par des bambins fatigués. Dans un coin, un homme penché sur le clavier d’un piano en libre-service écorche un vieux tube d’Aznavour. Sur les quais, derrière les barrières de contrôle, trois “nez pointus” bleu, blanc et rouge, collés côte à côte, avalent et recrachent leurs passagers. Des trains à grande vitesse, en langage SNCF : un Ouigo azur serré contre un TGV Inoui blanchâtre qui fait de l’œil à un Frecciarossa carmin de la compagnie italienne Trenitalia. Un condensé de la révolution qui débute tout juste sur le marché ferroviaire français et secoue la SNCF, ses habitudes, ses salariés, son pré carré.
Pour les 150 000 cheminots, l’ouverture à la concurrence a longtemps été synonyme de terra incognita dangereuse. L’énergie, les télécoms, les transports aériens y étaient pourtant passés, permettant dans la plupart des cas l’éclosion de nouveaux services et surtout des baisses de prix spectaculaires. Mais pas le train. La directive européenne détaillant le cadre de l’ouverture du marché européen remonte pourtant à 1991. Quatre paquets ferroviaires, dont le dernier date de 2006, ont détaillé par le menu les contours de cette libéralisation chère à la Commission de Bruxelles. L’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, sans parler du Royaume-Uni ont sauté le pas mais la France a traîné des pieds pendant des années. “J’ai participé à l’écriture de trois des quatre paquets ferroviaires. A chaque fois, quelle que soit sa couleur politique, le ministre des Transports français en vantait à Bruxelles les bienfaits pour changer radicalement de discours lorsqu’il franchissait la frontière”, observe Gilles Savary, membre du Haut comité du système de transport ferroviaire.
Les deux visages de la SNCF
De fait, si le marché est désormais ouvert, la réalité de la concurrence est encore peu visible du grand public. Cinq Frecciarossa seulement font quotidiennement l’aller-retour entre la capitale et Lyon. “Une poignée devrait relier Marseille à partir de l’été prochain si tout va bien. L’ouverture du marché français est lente, nous perdons de l’argent mais c’est tout à fait normal au début”, commente, prudemment, Marco Caposciutti, le président France de la compagnie italienne. Sa concurrente espagnole Renfe a, elle, attaqué le sud de la France avec un Barcelone-Lyon et un Marseille-Madrid, mais elle a été contrainte de retarder l’arrivée de ses trains à Paris. Quant au français Transdev, il a gagné le premier appel d’offres régional lancé par la région Paca et opérera dans les prochains mois la ligne Marseille-Toulon-Nice. Une ouverture du marché timide mais inéluctable.
La concurrence, la SNCF ne la découvre pas aujourd’hui. Très tôt, sous la férule de l’ancien président Guillaume Pepy, l’entreprise est partie à l’assaut de l’étranger, grignotant des lignes à des compagnies nationales solidement implantées. L’étranger représente désormais près de 30 % du chiffre d’affaires du groupe et un peu plus de la moitié de son bénéfice. Et la conquête n’est pas terminée. “Nous attendons dans les prochains jours le résultat d’un appel d’offres pour la construction et l’opération d’une ligne TGV au Canada, un très gros contrat”, souffle Jean-Pierre Farandou, le patron. Une SNCF particulièrement agressive sur les tarifs. En Espagne, depuis l’arrivée de nouveaux acteurs en 2021 et notamment Ouigo, les prix ont chuté de près de 40 % sur les lignes concernées, révèle l’Autorité de régulation des transports dans son dernier rapport annuel. A tel point que la Renfe s’agace. “Nous avons lancé une enquête pour concurrence déloyale sur les pratiques de la SNCF en Espagne afin que la Commission européenne détermine s’il y a lieu ou non de déposer effectivement un recours”, explique Sara Hernandez Garcia, l’une des porte-parole de la compagnie ibérique.
Mélange des genres
Offensif à l’étranger mais défensif dans l’Hexagone, voilà les deux visages de la SNCF. L’arrivée de nouveaux acteurs en France, là aussi, elle s’y est préparée depuis fort longtemps. En 2013, elle lance son offre low cost Ouigo. “Il y avait la volonté d’avoir une grande vitesse populaire, et puis nous savions que cela permettrait de mieux résister à la concurrence”, confirme Tanguy Cotte-Martinon, secrétaire général de SNCF Voyageurs. Un pari payant. “L’entreprise a saturé le marché en captant des segments qui auraient pu être exploités par des concurrents. Cette stratégie, bien que légitime, a limité les niches disponibles”, avance Arnaud Aymé, directeur général France de Sia Partners. Avec Ouigo, la SNCF couvre aujourd’hui toutes les lignes “rentables” sur lesquelles se positionnent logiquement les autres opérateurs.
“Le réseau ferroviaire a été dessiné par la SNCF et pour la SNCF”, soutient Alexandre Gallo, le président de l’Afra, une association regroupant les opérateurs alternatifs. Pour accueillir de nouveaux entrants, il a fallu détricoter le groupe, créer des filiales théoriquement indépendantes les unes des autres mais toujours chapeautées par la holding publique de tête. Parfois, les murailles sont poreuses. Le processus d’attribution des fameux sillons – les créneaux horaires – se fait depuis 2020 sous l’égide de SNCF réseau, le gestionnaire des infrastructures. Une filiale à 100 % de la SNCF… Tout comme sa société sœur, SNCF Voyageurs, chargée de l’exploitation des trains du groupe et donc concurrente de Trenitalia et Renfe.
Un mélange des genres qui détonne. “Ce système n’est pas sain”, juge le sénateur centriste Hervé Maurey. Si elle n’a rien constaté d’illégal lors d’un récent rapport, l’Autorité de régulation des transports estime que certains dispositifs en place, comme le fonds de concours, où une partie des bénéfices de SNCF Voyageurs contribue à la régénération du réseau, peuvent semer le doute. “Le choix d’un modèle intégré entre SNCF Réseau et SNCF Voyageurs nécessite des garde-fous de gouvernance pour garantir la neutralité et éviter des conflits d’intérêts”, abonde le président de l’Autorité de la concurrence, Benoît Cœuré. Chez SNCF Réseau, on assure tirer parti de l’ouverture à la concurrence. “Plus il y aura d’opérateurs, plus nous pourrons obtenir des péages en plus, ce qui permettra de mieux entretenir les réseaux”, affirme Hélène Vasseur, directrice marketing et régulation au sein de la filiale.
Un parcours du combattants pour les nouveaux entrants
Pour accéder au réseau ferroviaire tricolore, il faut toutefois jouer des coudes et s’armer de patience. L’attribution des sillons s’effectue de manière annuelle et au compte-goutte. “Les possibilités d’augmenter leur nombre sont limitées en raison de la taille actuelle du marché”, pointe l’économiste Marc Ivaldi. Le gestionnaire, lui, ne met pas tout en œuvre pour accélérer les démarches. Mais les mentalités changent. “Nous ne parlons pas de concurrents mais de clients”, assure Raphaël Poli, le directeur général adjoint de Gares et Connexions.
Chaque train circulant en France doit par ailleurs disposer du système de signalisation KVB. Fabriqués par Alstom, ces équipements de sécurité ne sont plus vendus depuis plusieurs années… et SNCF Voyageurs a racheté les stocks restants. Si une relance de la ligne de production est normalement prévue en 2024, les nouveaux opérateurs doivent, en attendant, les louer auprès de la filiale. Un système de signalisation européen, baptisé ERTMS, est bien en cours de déploiement, mais son installation coûte près de 500 millions d’euros par an et se fait au petit trot. “Nous sommes en retard sur les objectifs européens, qui étaient néanmoins extrêmement ambitieux”, tempère-t-on au cabinet de François Durovray, le ministre des Transports. Résultat, le rendu final n’est pas prévu avant 2044, au mieux.
Les difficultés techniques ne s’arrêtent pas là. Il n’existe pas, comme dans l’aéronautique, de sociétés de location de trains. Seuls la commande auprès d’un constructeur ou le rachat de matériel usagé sont possibles. Au début des années 2010, anticipant une baisse de la fréquentation de ses lignes, la SNCF a détruit plusieurs de ses rames qui auraient pu être remises en état. “Pourquoi les a-t-elle envoyées à la casse au lieu de les vendre ?”, s’interroge l’économiste Patricia Pérennes. Quand un opérateur arrive à mettre la main sur l’oiseau rare, un long processus de remise en état débute. En 2022, la société Railcoop, qui souhaitait relancer la ligne Bordeaux-Lyon, avait acquis auprès de SNCF Voyageurs deux rames qui nécessitaient une bonne cure de jouvence. Alstom, fabricant du modèle, avait alors été contacté, avant de passer son chemin. “Ils sont venus voir le matériel. Mais ils ont fini par nous dire : “notre principal client est la SNCF et nous rapporte plusieurs milliards d’euros, on préfère ne pas vous accompagner””, relate Nicolas Debaisieux, l’ancien directeur de cet acteur qui a fini par jeter l’éponge en avril dernier. Le parcours du combattant se poursuit.
Quand une compagnie a enfin réussi à trouver des trains en état, encore faut-il qu’ils soient homologués et certifiés pour rouler sur les rails français. Là encore, l’affaire tourne au tragicomique. C’est bien une agence indépendante – l’Etablissement public de sécurité ferroviaire – qui donne son blanc-seing mais sur la base de tests réalisés par deux sociétés – le Centre d’ingénierie du matériel et l’Agence d’essai ferroviaire – filiales, elles aussi, de la SNCF. Une spécificité très française. En Espagne, la gestion de l’infrastructure ferroviaire relève de l’Administrador de infraestructuras ferroviarias, une société distincte de Renfe. Et la compagnie ibérique n’intervient ni dans l’homologation des candidats étrangers, ni dans l’affectation des slots. Reste enfin la vente de billets. SNCF Connect, propriété de SNCF Voyageurs, détient à elle seule 85 % de parts de marché sur le segment de la distribution de billets de train. Trenitalia a bien toqué à la porte de la plateforme, sans succès. “Nous n’avons pas forcément intérêt à être présents sur SNCF Connect car cela voudrait dire, en creux, confier une grande partie de notre chiffre d’affaires à notre principal concurrent”, relativise Marco Caposciutti.
Pendant ce temps, l’argent file vite. “Pour entrer sur le marché, il faut au minimum 1 milliard d’euros”, prévient Patricia Pérennes. Avec des retombées financières qui ne seront pas attendues avant plusieurs années. Midnight Trains avec son hôtel sur rail, Railcoop… Plusieurs start-up se sont déjà cassé les dents. Seule Proxima, créée par Rachel Picard, une ancienne de la SNCF qui a piloté la révolution Ouigo, a levé récemment 1,2 milliard d’euros. Le montant nécessaire pour attaquer les lignes à grande vitesse de l’ouest de la France. Kevin Speed, une autre jeune pousse, peaufine encore son tour de table. Sur son Olympe, la SNCF a le temps pour elle. Du moins, le croit-elle.
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