Tout a commencé par un tag, inscrit par des enfants sur les murs de Deraa en février 2011. Le dictateur Ben Ali vient de tomber en Tunisie, suivi de son alter ego Hosni Moubarak en Egypte. Les adolescents syriens écrivent : “Ya alek el ddor ya doctor”, “Ton tour arrive, docteur”. Ils sont arrêtés par le régime, torturés pendant des jours. Le peuple syrien se soulève à son tour.
Près de quatorze ans et des centaines de milliers de morts plus tard, le tour du “docteur” Bachar el-Assad est enfin venu. L’ophtalmologue de formation – spécialité qu’il avait choisie parce qu’il ne supportait pas la vue du sang – a fui sa capitale Damas dans la nuit de samedi à dimanche, lâché par ses troupes et encerclé par les groupes rebelles. Destination Moscou pour le dictateur déchu ; destination inconnue pour le pays en miettes qu’il laisse derrière lui. “Le régime d’Assad est tombé comme un fruit mûr, illustre Fabrice Balanche, maître de conférences à l’université Lyon II et spécialiste de la Syrie. Ses alliés, l’Iran et la Russie, n’ont pas jugé utile de le défendre, car ils savaient que la partie était perdue. L’état calamiteux de l’économie syrienne, la corruption généralisée et l’isolement du pays malgré sa réintégration dans la Ligue arabe rendaient le régime extrêmement vulnérable.”
Une recomposition par les négociations… ou par le sang
Dix jours à peine ont suffi à faire tomber une dynastie tyrannique au pouvoir depuis 1971. Le père, Hafez el-Assad, s’était saisi du pouvoir par un coup d’Etat militaire, puis l’avait renforcé pendant près de trente ans en envahissant le Liban et en éliminant toute forme d’opposition interne. Il reste dans les livres d’histoire comme l’instigateur des massacres de Hama, en 1982, pendant lequel son régime fera le siège de la ville pendant un mois et exécutera de sang-froid des dizaines de milliers de civils pour répondre à une offensive des Frères musulmans. Une épuration dont son fils Bachar s’inspirera tout au long de la guerre civile, causant plus de 500 000 morts en treize ans et jetant 12 millions de Syriens sur les routes. Ils seront peu nombreux à pleurer sur le sort du “boucher de Damas”.
Le soulagement de voir un dictateur sanguinaire tomber ne doit toutefois pas nous aveugler. Un coup d’œil sur l’avenir de la Syrie suffit à donner le vertige. Les groupes rebelles qui ont pris le pouvoir en quelques jours ne partagent en rien le programme de la Coalition nationale syrienne, un corps politique d’opposition en exil, hétéroclite et moribond, qui négociait le futur du pays avec les acteurs internationaux depuis dix ans. A l’inverse, ces escadrons rebelles, souvent islamistes, se sont livrés à une véritable course contre la montre lors de ces derniers jours du régime Assad, afin de saisir un maximum de territoires et de se présenter en position de force pour la grande recomposition du pays qui s’annonce. De toute évidence, celle-ci ne pourra se faire que de deux manières : dans les négociations ou dans le sang. “L’opposition syrienne reste particulièrement divisée et toutes ces factions ne partagent pas une vision cohérente pour l’avenir de la Syrie, prévient Nicholas Heras, spécialiste du Moyen-Orient au New Lines Institute, à Washington. La Syrie risque de connaître le sort de la Somalie [NDLR : victime d’une guerre civile perpétuelle] si ces forces d’opposition ne trouvent pas d’accord pour gouverner le pays. Sans compter la menace de Daech, qui reste majeure et plane en arrière-plan du conflit actuel.”
Le grand vainqueur de la séquence s’appelle Hayat Tahrir al-Cham, groupe plus connu sous son acronyme HTC, qui a mené la rébellion pour prendre Alep, puis Hama, Homs et Damas. Ancienne branche d’Al-Qaeda en Syrie, soutenus par la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, ces islamistes nationalistes s’érigent comme les futurs gouvernants du pays. Leur offensive militaire s’est doublée d’une offensive de charme auprès de l’opinion internationale, afin de gagner une légitimité et une respectabilité à l’étranger. Leur leader, Abou Mohammed al-Joulani, reste toutefois l’objet de toutes les méfiances.
Ancien membre du groupe Etat islamique d’Irak, ce djihadiste de 42 ans a fondé l’organisation terroriste du Front Al-Nosra en Syrie, avant de prêter allégeance à Al-Qaeda en 2013. Ces dernières années, Al-Joulani a réalisé un travail de fond auprès des médias internationaux pour adoucir son image. Il a rompu dès 2016 avec Al-Qaeda et assure maintenant combattre les groupes terroristes tels que Daech. Le leader islamiste explique volontiers, par exemple à CNN la veille de la prise de Damas, qu’il s’est depuis longtemps détourné du djihad international et qu’il empêche que les territoires sous son contrôle ne servent à commettre des attentats en Occident. A Idlib, ville qu’il a dirigée pendant cinq ans, les messes chrétiennes étaient tolérées et les minorités kurdes ou druzes n’étaient apparemment pas maltraitées.
Le scénario le plus probable : la découpe du territoire syrien
La prudence reste, évidemment, de mise. Et maximale. Al-Joulani se trouve toujours sur la liste des terroristes recherchés par les Etats-Unis, avec sa tête mise à prix pour 10 millions de dollars. Un avertissement pour l’avenir du pays. “HTC se voit comme l’avant-garde de la révolution syrienne et va tenter d’avoir le plus de pouvoir possible sur la future Syrie, avance Nicholas Heras, qui étudie les scénarios de la Syrie post-Assad depuis plus de dix ans. Mais HTC reste une organisation autoritaire qui préfère agir en coulisses, derrière le trône du roi. C’est un modèle qui a très bien fonctionné dans le nord-ouest de la Syrie, mais qui est difficilement transposable à l’ensemble du pays. De nombreux acteurs syriens détestent HTC et n’ont aucune confiance en cette organisation, ce qui signifie que, sauf en cas d’un soutien étranger massif, HTC aura beaucoup de mal à diriger l’ensemble de la Syrie.”
Le scénario le plus probable consisterait à découper le territoire syrien en zones administratives, avec des entités très différentes pour les gouverner. Même au firmament du régime Assad, dans les années 1990, le pouvoir local restait prépondérant en Syrie. Les treize années de guerre civile ont accentué ces divisions. “Les populations se sont repliées sur les solidarités primaires (clan, tribu ou communauté) et il sera difficile de réconcilier tout le monde, d’autant que le pays est divisé entre différentes entités armées”, explique Fabrice Balanche.
Au nord, les milices soutenues par la Turquie ont profité du chaos pour relancer leur combat contre les Kurdes ; au sud, Israël agit de manière préventive à sa frontière en frappant des groupes djihadistes et en bombardant des usines d’armement qui pourraient tomber entre leurs mains ; à l’est, le réseau de l’Etat islamique existe encore au sein de grands territoires désertiques, dans lesquels l’organisation terroriste attend son heure. “Daech patientera sans doute encore avant de se reconstituer pleinement, estime Nicholas Heras. Le groupe espère pouvoir profiter d’un chaos encore plus fort dans cet environnement de la Syrie post-Assad.” Déjà, alors que les prisons du régime se vident, des centaines de djihadistes sont relâchés dans la nature aux côtés des civils innocents. Sans personne pour les contrôler.
La situation la plus précaire – et la plus déterminante – se joue sans doute dans l’ouest de la Syrie, sur les côtes de la Méditerranée. Là, subsistent les derniers bastions fidèles au régime Assad. La Russie y dispose encore de sa base navale à Tartous et de sa base aérienne à Khmeimim, même si des mouvements de troupes ont été constatés ces derniers jours. C’est dans cette région que vit une grande partie de la minorité alaouite (12 % de la population syrienne), une branche du chiisme à laquelle appartient le clan Assad. Depuis le début de la guerre civile, les Alaouites sont restés fidèles au dictateur, principalement par peur des représailles qui suivraient sa chute. “Après plus de cinquante ans de collusion avec le régime des Assad, les Alaouites risquent d’être considérés comme collectivement coupables des exactions du régime, pose Fabrice Balanche. Jusqu’à présent, nous n’avons pas vu de scènes de vengeance, mais comment imaginer qu’après treize années d’une guerre civile d’une violence incroyable, nous assistions à une transition pacifique ?” Leur sort en dira long sur l’avenir de la Syrie, et sur celui de la sécurité régionale.
Source