Les files d’attente n’en finissent pas de grossir devant les portes du Grand Palais, où Chiharu Shiota crée l’événement avec une rétrospective – à ce jour la plus vaste monographie lui ayant été consacrée. Deux semaines après son ouverture, le 11 décembre dernier, elle affichait déjà plus de 50 000 visiteurs au compteur. Le pari de séduire la capitale est donc largement gagnant pour l’artiste espagnole et la commissaire Mami Kataoka, directrice du Mori Art Museum à Tokyo.
Dès le grand escalier d’accès, l’envoûtement opère avec Where are we going ?, un jeté de barques métalliques tissés de fils blancs, aux allures d’ailes d’anges cotonneuses, en suspension au-dessus de nos têtes. On retrouve ces carcasses de mer, au sol cette fois, dans Uncertain Journey, d’où émergent des arches de fil de laine rouge tendues vers le ciel, qui enveloppent le spectateur dans un immense cocon pourpre. Et puis il y a In Silence.
Enfant, l’artiste japonaise a assisté, impuissante, à l’incendie de la maison de ses voisins, et vu, le lendemain, un piano calciné déposé devant leur résidence. De cette mémoire intime est née un dispositif qui voit un instrument brûlé et des rangs de chaises inoccupées pris dans un enchevêtrement de 200 kilomètres de fils noirs Alcantara, comme les vestiges d’une salle de récital désormais privée de son. Toute l’œuvre de Chiharu Shiota est faite de cette essence-là, à la fois spectaculaire, émotionnelle, onirique et méditative.
Sous l’intitulé The Soul Trembles (Les frémissements de l’âme), se succèdent neuf installations à grande échelle, chacune ayant nécessité d’une semaine à dix jours de réalisation, mais aussi des dessins, des sculptures, des photographies, des décors créés pour l’opéra et des vidéos, qui reviennent sur l’ensemble de la carrière de Chiharu Shiota.
Un cursus auprès de figures de la performance d’art
Née à Osaka en 1972, la plasticienne vit à Berlin depuis la fin des années 1990. A ses débuts au Japon, la peinture à l’huile, dont elle aime l’odeur et la texture, attire la jeune étudiante en art à l’université Kyoto Seika, puis très vite la “bloque” : “J’avais l’impression que tout ce que je créais avait déjà été fait”. En Allemagne, où elle poursuit son cursus auprès de figures de la performance d’art comme Marina Abramovic ou Rebecca Horn, elle tente une expérience en solitaire : tisser une toile autour de son corps et de son lit avec du fil. Elle se voit alors “créer une peinture en trois dimensions” qui serait en même temps un miroir de ses sentiments. Chiharu Shiota a enfin trouvé son matériau de prédiction.
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Depuis, ses nuées de triangles rouges, blancs ou noirs, souvent élaborées à partir d’un événement personnel et traversées par un puissant courant sensitif, fascinent par-delà les frontières et les générations. En les découvrant, les visiteurs prennent part à une expérience immersive en devenant les captifs volontaires d’une gigantesque toile d’araignée. “Tout mon travail est axé sur la connexion et l’émotion”, répète-t-elle à l’envi, tel un mantra. Si les notions de perte et de mort hantent son œuvre – “moins comme une fin en soi qu’un nouveau départ”, précise-t-elle – , c’est que Chiharu Shiota a dû faire face à un cancer en 2005 et à une récidive en 2017, deux épreuves qui ont profondément marqué sa trajectoire artistique pour l’entraîner dans “un univers plus vaste”.
Métaphores de liens (réseau artériel, attaches familiales, mouvements migratoires…), ses fils tentaculaires, tout porteurs d’angoisse qu’ils soient, n’en demeurent pas moins une ode à la vie. Il vous reste jusqu’au 19 mars pour vous perdre dans leurs méandres.
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