Dans un ouvrage prémonitoire paru l’année dernière, America Last (L’Amérique en dernier, non traduit), Jacob Heilbrunn mettait en évidence la fascination de la “Right Wing” américaine pour les dictateurs et homme forts du Vieux Continent, depuis le Kaiser Guillaume II jusqu’à Vladimir Poutine, en passant par Mussolini, Franco et le Premier ministre hongrois Viktor Orban. “Donald Trump considère la démocratie comme fondamentalement faible et corrompue, donc inférieure à l’autoritarisme”, y explique l’auteur.
Précision utile : Heilbrunn, qui n’a pas voté Trump, n’a rien d’un militant gauchiste. Au contraire, il dirige, à Washington, la revue de géopolitique The National Interest lancée en 1985 par Irving Kristol, considéré comme le fondateur du néoconservatisme américain. A l’heure où Donald Trump prétend imposer la paix en Ukraine et découper le monde en “sphères d’influence”, le géopoliticien estime que seule une récession pourra déciller les supporters du président américain et stopper ce dernier dans sa dérive autoritaire. Entretien.
L’Express : Comment interprétez-vous la position de Donald Trump sur l’Ukraine et son dialogue avec Vladimir Poutine ?
Jacob Heibrunn. Donald Trump veut faire un deal sur le dos des Ukrainiens. Leur pays va subir le même sort que la Tchécoslovaquie à la Conférence de Munich en 1938. Lors de sa rencontre prévue en Arabie saoudite avec Poutine, il va entériner le découpage de l’Ukraine. Au-delà du cas ukrainien, il est en train de dire “Arrivederci” aux Européens – “bye-bye“, “auf wiedersehen“, “au revoir“… Il n’aime pas l’Europe, qu’il voit comme un concurrent économique. Il n’aime pas non plus l’Otan. Vous avez vu comment son secrétaire à la Défense Pete Hegseth a fait la leçon aux Européens cette semaine à Bruxelles ? “L’Otan doit être plus forte… et non un club de diplomates”, a-t-il expliqué avant même le début de la réunion. Et d’ajouter : “L’Ukraine, ce n’est pas notre problème, c’est le vôtre.” Pas très amical pour un allié…
L’entourage de Trump se réjouit-il vraiment de cette confrontation avec les alliés traditionnels de l’Amérique ?
Les supporters de Trump sont en tout cas ravis. Ils adorent cette posture. Ils sont enchantés par la thérapie de choc que le président inflige à l’administration américaine. Cette semaine, ce dernier a viré tous les membres du conseil d’administration du Kennedy Center qui, à Washington, est une institution culturelle de référence dirigée de manière non partisane. Mais être non-partisan, pour Trump, c’est déjà être “woke”. Dans le domaine de la politique étrangère, sa marge de manœuvre est encore plus importante que sur la scène nationale où certains garde-fous, notamment judiciaires, peuvent le freiner.
Alors, à l’international, il s’en donne à cœur joie. C’est ainsi qu’il pense apparaître comme un grand leader et qu’il croit inspirer le respect. Et ceci n’est qu’un début… Bien d’autres surprises nous attendent, puisque telle est la nature du “show” de Donald Trump qui gouverne par le spectacle. Je ne serais pas étonné qu’il mette bientôt la pression sur Taïwan d’une manière ou d’une autre [il a déjà menacé d’imposer des droits douane sur les semi-conducteurs, alors que l’île en est le premier producteur mondial, NDLR]. Ce second mandat ne ressemblera pas au premier : Trump 2 sera beaucoup plus radical que Trump 1.
Quelles conséquences pour l’ordre mondial ?
Tout d’abord, la Russie est renforcée. Ragaillardi et confirmé dans son approche impérialiste, Poutine ne tardera pas à menacer les pays baltes. Au niveau global, la présidence Trump va générer – génère déjà – beaucoup de volatilité, à la fois sur le plan financier et militaire. Tout cela va mal finir, notamment pour les Etats-Unis qui vont cesser d’être vus comme un allié fiable. Nous sommes en train de nous tirer une balle dans le pied. C’est de l’automutilation. Donald Trump alimente le fantasme selon lequel l’Amérique peut à la fois se replier sur elle-même et rester une superpuissance.
La réalité est différente. Les Etats-Unis vont devenir une puissance qui rétrécit. Le pays disposera toujours de ses atouts habituels : des ressources naturelles en quantité, une puissance économique dominatrice et une absence de menace militaire à ses frontières. L’Amérique sera encore une grande puissance mais plus une superpuissance. Les Canadiens ont déjà commencé à se détourner de notre pays, ce qui impacte l’industrie du tourisme. Il y aura d’autres contrechocs. En fait, la politique de déstabilisation de Trump nous dirige tout droit vers une récession économique. C’est d’ailleurs la seule chose qui puisse servir de réveille-matin aux Américains. Lorsqu’ils verront que la promesse économique de Trump n’est pas tenue, ils lui demanderont des comptes.
Comment expliquez-vous la répulsion qu’éprouve Donald Trump à l’égard de l’Europe ?
Il préfère travailler avec les régimes autoritaires plutôt qu’avec les démocraties. Il admire sincèrement Vladimir Poutine. Il l’a dit. Et il l’a redit. Sur ce point il n’a pas changé. Lui-même entend agir comme un leader autoritaire et découper le monde en commençant par l’Ukraine. Hélas, il n’y a pas grand-chose pour le retenir.
Les centaines de milliers de morts en Ukraine n’ont pas modifié sa vision de Poutine ?
Il s’en fiche. Pour lui, ce sont juste des chiffres. De la même manière, il fait peu de cas des 2 millions de personnes qui vivent à Gaza. Ce qui compte pour lui, c’est de faire des grandes annonces, des déclarations tonitruantes, d’accaparer l’attention des médias, d’apparaître comme un grand leader. Trump est fondamentalement un leader autoritaire. Il admire aussi la Chine. Après le massacre de la place Tiananmen en 1989, il avait expliqué dans une fameuse interview à Playboy l’année suivante que la répression avait permis au gouvernement chinois de montrer la “puissance de la force”. Il avait ajouté qu’à l’inverse, les Etats-unis étaient “actuellement perçus comme faibles” et que “le reste du monde crachait dessus”.
Trump n’est pas un démocrate ; il est d’essence autoritaire. Le monde est donc gouverné par trois leaders autoritaires : Trump, Poutine et Xi Jinping. Du reste, le 47e président américain ambitionne d’imiter son homologue russe afin de se perpétuer au pouvoir. Il ne tardera pas à avancer l’idée qu’il peut faire encore un mandat après celui-ci. Et cela, même si la constitution le lui interdit. Il a commencé par attaquer les fonctionnaires et par licencier les bureaucrates à la pelle. Bientôt il s’en prendra aux militaires. Le Pentagone va à son tour subir une purge.
Que peut faire l’Europe ?
L’Europe n’est pas adaptée à la nouvelle réalité. Elle n’a pas cru ni vu venir la profonde transformation qui se profilait. Les Européens n’arrivaient pas à croire que Trump voulait faire du passé table rase. Le seul espoir, c’est que l’Europe s’unisse et que Bruxelles parle d’une seule voix. Comme les mousquetaires : “Un pour tous et tous pour un !” Il faut aussi espérer que le couple franco-allemand retrouve des couleurs avec l’élection du conservateur Friedrich Merz à la chancellerie car celui-ci a des positions plus fermes qu’Olaf Scholz sur le soutien à l’Ukraine. Les Européens possèdent des atouts, notamment économiques. Ils ont par exemple les moyens de négocier sur les droits de douane. S’ils tiennent tête à Trump, alors celui-ci cédera. C’est toujours ce qui se passe avec les “bullies”, les harceleurs. Quand on leur résiste, ils révèlent leur vrai visage, celui de la faiblesse…
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