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Thierry Kellner : “En Iran, l’après-Raïssi pourrait ouvrir la porte à des surprises…”


La mort dans un crash d’hélicoptère du président iranien Ebrahim Raïssi peut-elle faire vaciller la République islamique ? Thierry Kellner est maître de conférences à l’université libre de Bruxelles et co-auteur avec Mohammad-Reza Djalili d’une Histoire de l’Iran contemporain (La Découverte). Pour lui, le contexte économique difficile et l’écart grandissant entre un régime “sclérosé” et “gérontocratique” et une population qui a effectué sa transition démographique représentent des menaces structurelles pour un pouvoir iranien se souciant de moins en moins de sa “façade” démocratique, à savoir la tenue d’élections. Mais le véritable enjeu sera la succession du Guide suprême, Ali Khamenei, aujourd’hui âgé de 85 ans… Entretien.

L’Express : A quel point la mort inattendue d’Ebrahim Raïssi représente-t-elle une zone de turbulence pour le régime iranien ?

Le président n’avait pas une bonne image en Iran. Le choix d’un nouveau candidat par le régime et l’élection présidentielle prévue le 28 juin se feront dans un climat très dégradé. La situation socio-économique est difficile, et l’environnement international très turbulent. Toutes ces conditions font que le remplacement de Raïssi pourrait ouvrir la porte à des surprises…

La dernière élection présidentielle, en 2021, avait mobilisé moins de 50 % des électeurs. Cette année, les législatives ont affiché un taux de participation de 40 %. L’abstention va-t-elle encore progresser le 28 juin ?

Le choix des candidats se réduit puisque c’est un jeu qui se fait à l’intérieur d’un cercle de plus en plus restreint du pouvoir. Le régime sélectionnera un candidat sur la ligne du Guide Khamenei, mais qui sera à nouveau en total décalage avec la population. On pourrait donc voir effectivement un abstentionnisme encore plus important.

L’Iran a longtemps fait figure de théocratie constitutionnelle, ayant besoin d’élections pour légitimer le pouvoir. Cela semble être de moins en moins le cas…

La République islamique voulait se doter d’une façade démocratique par le biais des élections afin de se légitimer, alors que dans la région, les monarchies du Golfe n’en ont pas. Mais même celle-ci semble aujourd’hui de moins en moins importante pour le pouvoir iranien. L’entre-soi est de plus en plus évident au sein du régime.

A quel point la situation économique est-elle dégradée ? L’inflation atteint les 40 %…

C’est une situation grave pour la population, marquée par une paupérisation grandissante. Pour comprendre les turbulences en Iran, il faut tenir compte du durcissement conservateur du régime, notamment pour les femmes, mais aussi de la situation socio-économique très dégradée. Le régime a ainsi multiplié les facteurs de mécontentement au sein de sa population. L’économie iranienne souffre bien sûr des sanctions internationales, liées notamment au dossier nucléaire. Mais il y a aussi des éléments structurels : le pays a été très mal géré pendant des décennies. Ces accumulations de difficultés créent un terreau favorable à la contestation.

60 % des étudiants iraniens sont des femmes, et le taux de fécondité est tombé à 1,7, proche de celui de la France. Ces données démographiques représentent-elles une menace pour une théocratie ?

Le régime iranien s’en inquiète très sérieusement, puisqu’il a pris une série de mesures natalistes, en réduisant notamment le planning familial. Comme l’éducation des filles a été poussée, les Iraniens font sans surprise moins d’enfants. Le pays a effectué sa transition démographique et suit un modèle proche de celui du monde occidental. Ce qui ne plait pas du tout aux mollahs. Là encore, il y a un hiatus très fort entre le niveau de développement de la population et un régime totalement sclérosé, qui apparaît de plus en plus gérontocratique. Le chef de l’Etat est un religieux de 85 ans, alors que la population reste encore très jeune, même si elle fait beaucoup moins d’enfants.

La mort de Raïssi aura-t-elle une influence sur la politique étrangère de l’Iran ? Celle-ci semble être la chasse gardée du Guide comme des gardiens de la révolution, dont le pouvoir est de plus en plus important…

Le Guide a de toute façon le dernier mot. Le président iranien participe certes aux conférences internationales et se rend aux Nations unies – Raïssi avait par exemple rencontré Emmanuel Macron à New York en septembre 2022. Mais il ne fait que suivre la ligne et appliquer les décisions prises par le Guide. Et les gardiens de la révolution, en politique étrangère, ont une marge de manœuvre très importante. On l’a bien vu sous la présidence d’Hassan Rohani, durant laquelle ils ont suivi une politique parfois contraire aux positions du président élu. La disparition de Raïssi ne remettra ainsi nullement en cause le rapprochement avec la Russie et la Chine, le durcissement sur le nucléaire ou la confrontation avec les Etats-Unis et Israël.

L’Arabie saoudite a présenté ses condoléances. Est-ce la confirmation d’une volonté de détente entre les deux puissances régionales rivales ?

L’Iran a lancé une politique régionale d’apaisement dans son voisinage, à l’exception bien sûr d’Israël. Cela correspondait à une nécessité de politique interne, du fait des troubles graves que connaît le pays depuis 2022. Ce choix a bien été accueilli par les Etats voisins, comme l’Arabie saoudite, qui ont également besoin de stabilité, notamment pour leur transition économique. Le Pakistan a par exemple décrété une journée de deuil après la mort de Raïssi, ce qui peut paraître étonnant. Il existe une vraie inquiétude dans la région et un souhait de la part de ces Etats que Téhéran poursuive cette politique régionale d’apaisement. Vu l’onde de choc de la guerre à Gaza, il ne faudrait pas qu’il y ait un dérapage supplémentaire.

Le régime de Téhéran a-t-il un avenir ?

Il est en place depuis 1979 et a réussi à naviguer entre de nombreuses crises. Mais la base qui le soutient est de plus en plus restreinte. Les orientations prises par le régime n’ont fait que creuser le fossé avec la population, notamment les mesures ciblant les femmes. Même certains à l’intérieur du régime critiquent ces positions ultra-conservatrices. Ces choix pourraient en effet contribuer à saper plus encore la base du régime. Mais n’oublions pas que celui-ci dispose d’importants moyens de contrôle, de surveillance et de répression. D’importants mouvements de contestations ont été étouffés. Le régime islamique est arrivé au pouvoir grâce à une révolution. Il a su en tirer les leçons pour ne pas subir le même sort. Il fait preuve d’une vraie intelligence répressive, et la coopération avec la Chine lui sert également du point de vue de la surveillance numérique et de l’espace public.

Aujourd’hui, vu les capacités de l’appareil sécuritaire, on voit mal comment les Iraniens pourraient se débarrasser de ce régime. En revanche, la mort de Khamenei pourrait être beaucoup plus intéressante et ouvrir un espace pour les opposants, d’autant plus que Raïssi était pressenti pour être son successeur…




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