Lourdes : ses églises, son sanctuaire, sa source, et… ses militaires. Chaque année, entre 14 000 et 15 000 soldats se déplacent au mois de mai dans la ville des Hautes-Pyrénées pour participer au pèlerinage militaire international (PMI). Parmi eux, une délégation d’environ 5 000 Français, en uniforme, se joint aux trois journées de célébrations catholiques. Au programme de chaque édition : “cérémonies religieuses solennelles”, “moments de recueillement” et “échanges entre les militaires”, comme l’indique le communiqué de presse de l’édition 2024, qui s’est déroulé du 24 au 26 mai dans la cité mariale.
“J’ai commencé à y aller en 2005, quand j’étais encore gendarme-adjoint, raconte Gilbert Painblanc, devenu photographe – bénévole – de l’Hospitalité Notre-Dame des armées. Depuis, j’y retourne chaque année : c’est le plus gros rassemblement de militaires au monde hors des zones de conflit.” La tradition se perpétue depuis 1945. Institutionnalisé en 1958, le PMI rassemble annuellement des militaires de toute la planète. Des membres de l’exécutif français s’y rendent même parfois : en 2018, à l’occasion de sa 60e édition, la secrétaire d’Etat auprès de la ministre des Armées, Geneviève Darrieussecq, y était présente. Les avions de la patrouille de France avaient survolé Lourdes à l’occasion de cet anniversaire. Unique par son ampleur, le PMI n’est pourtant pas le seul pèlerinage ayant cours au sein des forces armées. Chaque année, le courant protestant organise le sien. Un temps, des militaires musulmans partaient de leur côté pour la Mecque. Dans un pays laïque comme la France, le maintien de ces traditions religieuses au sein de l’armée peut surprendre. Elles sont l’un des avatars de la gestion spécifique des cultes au sein des institutions militaires où l’Etat revendique l’existence d’une “laïcité militaire”.
Sous l’autorité des armées
Les aumôneries sont prévues dans la loi française depuis près de deux siècles. “Depuis les lois de 1880 et 1886, il est prévu dans la loi que des aumôniers payés par le contribuable puissent assister les soldats dans leurs activités religieuses”, explique l’historien Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS et auteur De la laïcité en France (Grasset, 2021). Cette disposition n’a pas été changée par la promulgation en décembre 1905 de la loi concernant la séparation des Eglises et de l’Etat, et qui fonde le principe de laïcité.
A l’inverse de l’école, par exemple, l’armée fait partie des institutions dites “fermées”, où les personnes y évoluant peinent à se déplacer – au même titre que les prisons, les casernes, les hôpitaux, ou encore les internats des établissements scolaires. “Pour ces espaces, la loi prévoit donc une exception à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, afin de permettre à ceux qui y évoluent d’exercer leur foi, reprend Patrick Weil. Les militaires vivent dans une organisation totale qui règle toute leur vie. La question du culte est gérée par les aumôneries.” Au nombre de quatre – catholique, protestante, israélite, et, depuis 2005, musulmane – elles comptent plus de 360 aumôniers, salariés par l’Etat, et considérés comme des officiers “sans grade”. “L’aumônerie et ses activités sont totalement intégrées à l’armée, nous ne sommes pas un appendice, explique Antoine de Romanet, évêque aux armées françaises. Nous sommes militaires. Nous portons l’uniforme et je suis sous l’autorité du chef d’état-major des armées”.
Soutien logistique
Au quotidien, les aumôniers ont trois grandes missions : “Conserver le moral des troupes, aider au commandement en faisant remonter les informations sur le sentiment des soldats et assurer le cérémonial de chaque confession, liste le général Eric Autellet, membre du Haut comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM) et major général des armées de mars 2021 à août 2023. Les pèlerinages font partie des activités proposées par les aumôneries, qui s’organisent dans un dialogue avec l’état-major”. Les pèlerinages se déroulent pendant les jours de congé ou de permission et sont à la charge financière des participants. “Les militaires qui y prennent part sont tous volontaires”, signale Antoine de Romanet, qui insiste sur l’importance de l’aspect “international” de l’événement à Lourdes. “Ce pèlerinage qui rassemble des militaires d’une cinquantaine de nations participe au rayonnement de la France”, veut-il croire. La présence de membres de l’exécutif à certaines éditions tend à lui donner raison.
Elle témoigne en tout cas de la place des cultes dans les armées. Le sujet est si important que le ministère a édité en 2019 une longue brochure explicative : “Expliquer la laïcité française : une pédagogie par l’exemple de la “laïcité militaire””. Son but : être une réponse “aux incompréhensions les plus couramment exprimées” à son sujet. Conçu après une demande des attachés de défense français en poste à l’étranger, le livret, d’inspiration libérale, entend répondre à “un impératif stratégique : dire et prouver que la République n’est pas un régime hostile aux religions”. L’existence de pèlerinages militaires, expression très officielle de la foi de certains soldats, y est détaillée. On y apprend ainsi que les “aumôneries militaires françaises sont actives dans l’organisation de pèlerinages militaires à caractère international”. Parmi eux, celui de Lourdes, mais aussi celui organisé avec le concours de l’aumônerie protestante. Depuis 1951, se déroule chaque année en juin dans le Gard le Rassemblement international des militaires protestants. Environ 500 soldats et civils se rejoignent à Méjannes-le-Clap, dans les Cévennes, pendant trois jours. “L’armée apporte un soutien logistique à cette organisation, en mettant à disposition des tentes et des transports”, précise le pasteur Etienne Waechter, à la tête de l’aumônerie protestante depuis 2017.
Renouvellement des générations
Créée en 2005 dans le sillage du Conseil français du culte musulman, l’aumônerie musulmane a également voulu organiser son pèlerinage cinq ans plus tard, cette fois à la Mecque. “La création de l’aumônerie musulmane et la mise en place d’un pèlerinage peu de temps après nous a forcément interloqué, à l’époque, se souvient le général François Chauvancy. Il était simple d’y lire une bienveillance du politique, qui était liée à deux réalités : un souci d’équité par rapport aux autres confessions et la reconnaissance de la présence de soldats musulmans dans les rangs.”
En l’absence de statistiques religieuses dans l’armée – celles-ci sont interdites – leur proportion est généralement estimée être la même que dans la population générale. “Il fallait donc adapter l’organisation à la réalité”, poursuit le général Chauvancy. A partir de 2010, une centaine de soldats français partent donc en Arabie saoudite, lors d’un voyage organisé par l’association de soutien à l’aumônerie musulmane au profit des militaires et de leurs familles. “Les militaires-pèlerins devront prendre une permission pour se rendre à la Mecque et payeront leur voyage. En aucun cas, l’armée ne mettra un avion à leur disposition ; le ministère de la Défense ne déboursera rien”, explique en 2009 dans Le Monde l’aumônier militaire en chef du culte musulman de l’époque, Abdelkader Arbi. L’initiative s’arrête toutefois peu avant que la pandémie de Covid n’éclate. Elle n’a pas repris depuis, principalement pour des raisons techniques. L’Arabie saoudite impose désormais aux pèlerins des pays occidentaux de passer par une application d’Etat, Nusuk, pour organiser leur voyage. Ce que l’aumônerie militaire musulmane ne veut pas faire. “Aujourd’hui les pèlerinages à la Mecque ne sont pas encore d’actualité”, explique Nadir Mehidi, son successeur. Pas encore, mais ils le seront peut-être bientôt.
A l’heure où la question du recrutement se pose avec plus d’acuité que jamais – il manquait 2 000 nouveaux engagés en 2023, alors que l’armée doit attirer 16 000 nouveaux soldats pour assurer le renouvellement des générations -, les armées comptent sur le facteur de cohésion que représentent les aumôniers. Les pèlerinages, bien que prisés par une minorité – les 5 000 soldats du PMI de Lourdes sont une goutte d’eau dans les 200 000 effectifs de l’armée française – et méconnus du grand public, ont de beaux jours devant eux.
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