“C’étaient toujours les hommes, les hommes, encore les hommes, maintenant, au tour des femmes !”, affirme avec conviction Ximena, petite jeune femme énergique, à quelques pas du palais présidentiel, sous le soleil qui écrase le Zocalo, la place centrale de Mexico city, en ce printemps plus chaud et sec qu’à l’accoutumée. “Claudia va changer notre vie, veut-elle croire. Grâce à elle, nous aurons plus de travail et plus de présence dans la société.”
“Claudia”, c’est Claudia Sheinbaum, bien connue des habitants de la capitale. De 2018 à 2023, la femme de gauche dirige le gouvernement local de Mexico. Physicienne, docteur en sciences de l’environnement et membre du Giec depuis 2013, la chef de file de la coalition de gauche cherche aujourd’hui à conquérir le coeur des 99 millions de votants, lors de la présidentielle du 2 juin. Un scrutin majeur, qui s’accompagne d’élections législatives et locales. En cinq ans à la tête de la mégalopole de 22 millions d’habitants, cette femme élancée aux tailleurs impeccables et aux cheveux toujours tirés en queue-de-cheval, a su, au fur et à mesure, sortir de l’ombre d’Andres Manuel Lopez Obrador, dit “Amlo”, l’actuel président, qu’elle accompagne en politique depuis de nombreuses années. Agée de 62 ans et mère de deux enfants, l’ex-maire compte capitaliser sur la popularité de son prédécesseur, qui atteint les 60 %, alors que son mandat de six ans – non renouvelable – va s’achever en décembre 2024.
Sous “Amlo”, des grands projets inaboutis
Plus loin sur le Zocalo, Juan tient une tente de souvenirs à l’effigie d’Amlo. Peluches de toutes tailles, porte-clés, briquets, pins, T-shirts… le président de gauche est représenté avec un visage souriant, arborant souvent un casque de chantier pour symboliser les nombreux projets d’infrastructures – ferroviaires, aéroportuaires, énergétiques – lancés sous sa mandature. Il vend aussi quelques magnets et poupées à l’effigie de “Claudia”. “On a beaucoup d’espoir qu’elle puisse continuer le projet initié par Amlo. Il a beaucoup fait pour l’économie mexicaine, notamment pour le poids du peso face au dollar”, commente le vendeur replet et jovial. Saïd, un employé de banque d’une cinquantaine d’années, n’est pas aussi enthousiaste : “Amlo, c’est surtout beaucoup de grands projets inaboutis !” Des chantiers controversés, car la gestion en a été confiée à l’armée, rappelle Hélène Combes, directrice de recherche au CNRS rattachée au Ceri Sciences Po Paris et auteure de De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico (mai 2024, Editions CNRS).
“Le gouvernement de Lopez Obrador a misé sur des grands chantiers impulsés par l’Etat pour créer de l’emploi, tel le pharaonique projet du train Maya”, explique la chercheuse. Sans oublier de nombreux programmes sociaux. Pour l’économiste Carlos Perez Verdia, ancien conseiller du précédent président Felix Calderon, “Amlo” a plutôt réussi le pari économique, mais cette prospérité relative – alors que le pays a connu un taux de croissance très bas pendant la pandémie – est très largement due à une série de réformes structurelles qui s’étendent sur les trente dernières années, depuis la signature de l’Alena, le traité de libre-échange avec le Canada et les Etats-Unis, en 1994, puis les réformes économiques des années 2010, jusqu’au récent “nearshoring”, à savoir le phénomène des entreprises, notamment chinoises, qui viennent s’implanter à la frontière pour bénéficier des facilités d’échange entre le Mexique et les Etats-Unis.
Dans ce contexte, “la présence des femmes dans le monde du travail constitue une tendance très progressive, mais constante”, pointe l’économiste Carlos Perez Verdia. Leur taux d’emploi est passé de 33 % dans les années 1990 à 45 % aujourd’hui. Des chiffres qui ne prennent pas en compte leur présence dans l’économie informelle, un secteur majeur au Mexique. Parmi les facteurs favorables, la réduction du temps de travail quotidien, des politiques en faveur du congé maternité, la baisse de la natalité – 2,2 enfants dans le pays, tombant même à 1,4 dans la capitale – et, aussi, la sécurisation des transports, met en avant Mariana Esquivel, du cabinet de consulting mexicain Simbiosis Economica. Pour les Mexicaines qui prennent le métro dans la capitale, la routine consiste en effet à passer le porche qui délimite sur le quai la zone réservée aux femmes et à monter dans les premiers wagons qui leur sont dévolus ainsi qu’aux enfants de moins de 12 ans, une façon de se prémunir du harcèlement.
Jeune guide touristique dans la capitale, Sebastian votera, lui, pour l’autre candidate, Xóchitl Gálvez, femme d’affaires prospère, à la tête de la coalition de centre droit menée par le parti PAN (Parti action nationale). Originaire d’une ethnie indigène et d’un milieu modeste, diplômée en informatique, la candidate de 61 ans apparaît toujours vêtue d’un huipuil, vêtement brodé traditionnel. Elle a une longue carrière politique derrière elle, ayant travaillé dans diverses institutions depuis 2000, souvent pour défendre la place des indigènes. Mais si elle est sensible aux thèmes sociaux, ce qui dénote pour une candidate de droite, elle se distingue radicalement de sa rivale par son libéralisme économique. Une qualité qui séduit Sébastian qui, comme tous les Mexicains, travaille plus de 55 heures par semaine pour seulement une douzaine de jours de congé annuels. Lui ne souhaite pas que Claudia l’emporte, même si “elle est plus libérale qu’Amlo, reconnaît-il. C’est un pur produit socialiste qui ne fait que distribuer de l’argent aux jeunes au lieu de les motiver à travailler et construire le pays”. Reste, au-delà de ces divergences, une tendance lourde : “que les deux candidates des coalitions politiques les plus importantes soient des femmes résulte de trente ans de forte féminisation de la vie politique”, indique la chercheuse Hélène Combes, qui note que le Mexique est l’un des rares pays à avoir, depuis 2018, un législatif entièrement paritaire, aussi bien au Sénat qu’au Congrès, l’équivalent de l’Assemblée nationale.
Prise de conscience sur le féminicide
Face à ces deux candidates, Jorge Alvarez Maynez, de la coalition centriste, fait figure d’outsider. En trente ans d’observation du pays, Hélène Combes a vu croître la place des femmes dans toutes les sphères de la vie publique – politique, grâce, notamment, à une politique de quotas ; économique, par le biais de mesures favorisant l’emploi féminin ; et culturelle, dans la littérature mexicaine.
Malgré des avancées, la situation reste toutefois périlleuse pour la gent féminine. Environ 3 000 femmes sont assassinées chaque année, soit une dizaine par jour. Les militantes féministes organisent régulièrement des protestations spectaculaires où elles installent des milliers de silhouettes violettes – la couleur qui représente la lutte féministe, comme le 25 mai dernier. La chercheuse Hélène Combes tient néanmoins à nuancer la portée des chiffres : “Le Mexique a été l’avant-garde de la prise de conscience sur le féminicide, et ces taux très élevés sont en partie liés à la violence ordinaire et au crime organisé”, une donnée majeure dans le pays. Lors du dernier débat télévisuel mi-mai, les deux candidates se livraient à une bataille de chiffres sur le sujet. “Sheinbaum s’appuie beaucoup sur son bilan à Mexico, où elle a pu réduire le taux de criminalité, mais aussi la perception que les habitants peuvent avoir de la criminalité”, commente Hélène Combes. Ici et là, sur les murs de Mexico, apparaissent des graffitis représentant les visages des victimes de ce mal silencieux qui continue de ronger le pays, où disparitions et enlèvements de femmes demeurent des réalités. Le jeune Sebastian estime que la violence de genre est vouée à se réduire alors que la nouvelle génération se sent plus sensibilisée à ces questions : “Malheureusement, nous avons un pays très machiste, mais avec une présidente, je suis sûr que ça va changer les choses”.
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