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Faut-il augmenter le prix de l’eau en France ? Ces communes qui lèvent un tabou


Avant la lecture de cet article, adonnez-vous à un simple exercice : interrogez quelques proches à propos de leur niveau de consommation d’eau, et du montant de leur facture. Résultat ? Il y a de grandes chances qu’ils ignorent l’un et l’autre. Peut-être vous aussi, d’ailleurs, alors que le prix de l’électricité, lui, est souvent bien mieux connu, scruté, et ses hausses largement commentées. Une situation problématique à l’heure des grandes interrogations sur la disponibilité et les usages de la ressource en eau, passée de la case “abondante” à la mention “à préserver”. A propos de cette méconnaissance, Jean-Luc Moudenc, le maire de Toulouse, file la métaphore : “C’est comme si on roulait sur l’autoroute avec sa voiture sans compteur de vitesse.”

Les 850 000 habitants de la métropole toulousaine constateront, à partir du 1er juin et jusqu’au 30 octobre, un changement notable sur leur facture d’eau : une augmentation de 42 %. Soit 4,40 euros du mètre cube (les mille litres). Le prix, en revanche, baissera de 30 % sur les sept autres mois de l’année, à 2,58 euros du m³. A consommation constante, sur l’année, ces fluctuations ont été pensées pour “se neutraliser financièrement”, assure l’édile. L’objectif est évidemment de tendre vers un usage encore plus raisonné du robinet, surtout quand la Garonne est réduite à un filet d’eau au cœur de l’été. Toulouse Métropole devient ainsi le plus important bassin de population français à sauter le pas du tarif saisonnier. Elle s’inscrit dans la dynamique d’autres agglomérations qui expérimentent ces dernières années de nouvelles tarifications de l’eau. Le signe d’une vraie remise en question. Et d’un modèle actuel devenu obsolète ?

Depuis les années 1960, en France, le service public de l’eau est régi par un principe fondamental : “l’eau paye l’eau.” Comprendre : l’usager – et non le contribuable – finance via sa facture, les équipements et l’entretien des réseaux d’eau potable et d’assainissement. Le prix est fixé par les collectivités et varie selon les territoires : les Bretons et les Normands payent par exemple plus cher que les habitants d’Occitanie ou de Provence-Alpes-Côte-d’Azur. Selon les dernières données officielles, au 1er janvier 2022, le prix moyen de l’eau s’élevait à 4,34 euros par m³, toutes taxes comprises. Rapporté à un litre : 0,004 centime d’euros. Une somme très modeste par rapport à l’eau en bouteille, et moins élevée par rapport au tarif pratiqué par nos voisins européens.

Un mur d’investissement

Ce dogme a été instauré pour mettre fin à certaines dérives, à l’image de dépenses fléchées localement vers des projets sans aucun lien avec la précieuse ressource. “Il a bien fonctionné… Jusqu’au moment où on a eu des pénuries. On s’aperçoit que cette doctrine commence à être battue en brèche”, résume l’économiste Christophe Defeuilley, chercheur à l’Ecole urbaine de Sciences Po Paris et auteur de La politique publique de l’eau. Gouverner un bien commun (éd. Le Bord de L’eau, 2024). “L’été 2022 a fait office de déclic, confirme Arnaud Bazire, directeur général de Suez Eau France et président de la Fédération professionnelle des entreprises de l’eau (FP2E). Même si la France n’est pas le Sahel, on s’est rendu compte que l’eau n’est peut-être plus un bien inépuisable…” Et que, face au changement climatique et au temps qui passe, le modèle en place commence à craqueler comme un sol soumis à une intense sécheresse.

“La doctrine ‘l’eau paye l’eau’ est praticable dans la mesure où les réseaux sont financés. Or, nous arrivons à la fin d’un cycle. Il va falloir rénover ceux qui ont 50 ou 60 ans. Comment fait-on face à ce mur d’investissement ?”, interroge Alexandre Mayol, maître de conférences en économie à l’Université de Lorraine et spécialiste du sujet. Canalisations, usines, réservoirs… Les réseaux d’eau potable et d’assainissement, longtemps négligés, nécessitent une sérieuse et coûteuse remise à niveau. “S’il fallait tout renouveler l’an prochain, il faudrait débourser entre 500 et 600 milliards d’euros”, estime Régis Taisne, chef du département “Cycle de l’eau” à la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR). Près de six milliards d’euros sont investis chaque année pour la rénovation de ces infrastructures. Il en faudrait, selon les experts, entre trois et six de plus par an d’ici à 2030 pour rattraper le retard en la matière. Ou du moins pour colmater une partie des fuites qui laissent échapper près d’un milliard de m³ d’eau à l’année, l’équivalent de la consommation d’un quart des Français.

“Déséquilibre dans notre modèle”

Les régies de l’eau ou les entreprises bénéficiant d’une gestion déléguée doivent aussi composer avec des exigences sanitaires toujours plus élevées. Garantir une eau potable de qualité ou traiter les eaux usées a un prix, et celui-ci grimpe en flèche à l’heure de s’attaquer à des pollutions dont la liste s’allonge : produits chimiques, pesticides, PFAS, microplastiques, traces de médicaments ou de cosmétiques… Sans parler des nouvelles compétences attribuées aux intercommunalités, notamment concernant la protection de la biodiversité. Problème : “on va devoir financer des investissements qui ne vont rien rapporter, des services bons pour la sphère environnementale mais qu’on ne peut ni marchandiser ni valoriser”, synthétise l’économiste Christophe Defeuilley. “Rénover des canalisations, soyons francs, cela ne rapporte rien politiquement et vous ne retrouverez jamais vos coûts”, abonde son confrère Alexandre Mayol.

D’autant qu’une autre tendance complexifie l’équation : la baisse de la consommation d’eau. Une bonne nouvelle pour la préservation de la ressource. Mais qui provoque, en conséquence, la diminution des assiettes de facturation de l’eau. Moins de volumes vendus signifie moins d’argent récupéré, puisque le mode de financement est essentiellement fondé sur ceux-ci. “Il existe un déséquilibre dans notre modèle”, convient Arnaud Bazire, de la FP2E. Dans ce contexte, une augmentation des prix semble inexorable, s’accordent tous les experts interrogés.

De 4,34 euros à près de 8 ?

Une même question revient alors en boucle : sur qui va-t-on la faire reposer ? L’usager dit “domestique” n’y échappera pas. Si l’on voulait réellement assumer tous les investissements, la part de la facture d’eau dédiée aux charges directes (c’est-à-dire environ 80 %, le reste étant composé de taxes et redevances) devrait augmenter de moitié, selon les calculs de Régis Taisne, de la FNCCR. Le prix du m³ s’établirait ainsi autour des 8 euros. “Mais il ne faut surtout pas oublier le principe d’équité en matière d’accès à l’eau”, ajoute-t-il, évoquant les populations les plus vulnérables. “Ni s’arrêter à la seule consommation ménagère”, prévient Nicolas Garnier, délégué général d’Amorce, association nationale des collectivités territoriales et des acteurs locaux pour la gestion des déchets, de l’énergie et de l’eau. Tous deux évoquent d’emblée la mesure “très imparfaitement appliquée” du “pollueur-payeur”, c’est-à-dire celle faisant reposer les coûts de la dépollution sur ceux qui polluent. Un principe à élargir et renforcer à l’aune des phénomènes émergents et des dépenses supplémentaires générées.

Si, selon Nicolas Garnier, “ceux qui polluent le plus ne payent pas, ceux qui consomment le plus ne payent presque pas”. En France, rappelle Amorce, les volumes de prélèvements d’eau de l’agriculture et de l’industrie sont bien plus élevés que ceux des foyers. L’association, qui travaille sur une proposition de loi relative à la transition écologique de la gestion de l’eau, pousse pour une meilleure surveillance de l’utilisation du précieux liquide chez les gros consommateurs, ainsi qu’une contribution plus adaptée au service public.

“Le discours change”

Du côté des ménages, un modèle gagne en notoriété : la tarification progressive. C’est-à-dire un prix du m³ qui croît à mesure que la consommation augmente. Emmanuel Macron lui-même, dans le cadre de son plan eau, a plébiscité cette pratique. Des villes comme Dunkerque, l’une des pionnières en la matière, Montpellier ou Libourne l’ont déjà mise en place ; Lyon y passera au 1er janvier 2025. D’autres l’ont étudiée sans l’avoir validée (Grenoble) ou en sont revenues (Bordeaux). Car un avis du Conseil économique social et environnemental rendu en novembre dernier a refroidi les ardeurs de ceux qui voyaient en ce système tarifaire la solution miracle. Le Cese a en effet estimé que “les conditions d’une généralisation” n’étaient “pas réunies”, et au passage alerté “sur la fin d’une eau “bon marché” à court ou moyen terme”.

Ces tâtonnements pour trouver un juste système pour le financement de l’eau, à la fois social et environnemental, ont toutefois le mérite de sortir le sujet de son inertie. “Le discours change, apprécie Alexandre Mayol. Il y a dix ans, une obsession des élus était de vouloir faire payer toujours moins cher. Voire, notamment à gauche, de dire que l’eau était gratuite. Aujourd’hui, cette idée commence à passer : l’eau a un coût, donc un prix, donc aussi une rareté.” A quand la prochaine grande loi sur l’eau en France ?




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