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Christopher Phillips : “L’Occident devrait redouter les conséquences des guerres oubliées du Moyen-Orient”


Syrie, Yémen, Libye, Soudan… Entre le front ukrainien et la guerre à Gaza, que sont devenus ces conflits du Moyen-Orient que l’on dit tantôt “gelés”, ou dont on ne dit plus rien du tout (ou très peu) ? Auprès de L’Express, Christopher Phillips, professeur de relations internationales à l’université Queen Mary de Londres et membre associé de la prestigieuse Chatham House, s’inquiète que la communauté internationale ne commette l’erreur de sous-estimer le potentiel des “guerres oubliées”, comme elle avait négligé, selon lui, le conflit israélo-palestinien avant l’attaque du 7 octobre.

Ce spécialiste détaille ainsi une palette de risques auxquels il serait judicieux de prêter attention, tant sur le plan migratoire que commercial, en passant par la question du terrorisme… “Relocaliser ne serait-ce qu’une petite partie des ressources diplomatiques, humanitaires et économiques allouées à Gaza serait déjà un pas important”, explique-t-il. “Car au fond, ni la guerre à Gaza ni les autres conflits au Moyen-Orient ne sont des événements isolés. Parce qu’ils sont tous interconnectés, s’impliquer pour un conflit, c’est potentiellement agir sur le cours d’un autre. Tant que l’Occident n’en prendra pas conscience, la situation n’ira pas en s’améliorant.” Entretien.

L’Express : Selon vous, la communauté internationale a négligé le conflit israélo-palestinien ces dernières années, tout comme elle néglige aujourd’hui d’autres conflits au Moyen-Orient. Expliquez-nous…

Christopher Phillips : L’implication de la communauté internationale dans le conflit israélo-palestinien a progressivement diminué ces dernières années. D’où le fait que, comme Israël, elle a été prise par surprise par l’attentat du 7 octobre. Il suffit de regarder l’évolution de l’engagement américain, mandat après mandat, pour s’en convaincre. En 2000, la présidence de Bill Clinton a été fortement marquée par son investissement dans l’organisation du sommet de Camp David (11-25 juillet 2000), même si celui-ci s’est soldé par un échec. Après lui, George W. Bush a pris des mesures significatives pour résoudre le conflit, notamment avec le lancement de la “Feuille de route pour la paix” en 2003. Sans parler de Barack Obama, qui a multiplié les efforts pour trouver un équilibre entre les deux parties, ou même de Donald Trump, dont les initiatives ont parfois été controversées, mais ont eu le mérite d’exister – notamment le fameux “accord du siècle” en janvier 2020.

En comparaison, l’administration Biden a fait très peu… Avant le 7 octobre, l’accent était clairement mis sur la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite, laissant la question palestinienne complètement de côté. Symptomatique du fait que l’hyperactivité américaine des années 1990 et 2000 concernant la résolution du conflit israélo-palestinien a cédé la place à une sorte de négligence du cœur du problème. Comme si la situation n’était plus un enjeu aussi important que par le passé. Mais – ce n’est pas un scoop – comme dans tout conflit non résolu, les tensions ont toujours été présentes. Et je crains qu’au-delà du cas des Etats-Unis, la communauté internationale ne commette la même erreur en sous-estimant le potentiel d’autres guerres oubliées…

De quelles guerres parlez-vous ?

Je veux parler de certains conflits qui ont été gelés ou qui ne font plus la une des journaux occidentaux parce qu’ils sont moins violents que par le passé. Ainsi des guerres en Syrie, au Yémen, en Libye, au Soudan… Pourtant, la Syrie est toujours divisée en trois parties, et le nord-ouest du pays est régulièrement le théâtre de nouveaux épisodes de violence (entre le territoire tenu par le président Assad et celui tenu par le reste des rebelles à Idlib). Au Yémen aussi, derrière l’apparente stabilité du Nord, il y a une grande instabilité au Sud, ainsi que des lignes de fracture sur la ligne de front qui pourraient conduire à l’embrasement. Quant à la Libye, elle est toujours divisée entre l’Est et l’Ouest. Considérer qu’il s’agit de guerres internes, imperméables à ce qui se passe dans le reste du monde, me semble extrêmement dangereux. Comme à Gaza, où le Hamas bénéficie de nombreux soutiens étrangers, y compris celui du Hezbollah (et ce, dès la préparation de l’attentat du 7 octobre), tous les belligérants des conflits que je viens d’évoquer ont aussi des “sponsors” extérieurs capables d’enflammer à nouveau la situation au gré de leurs agendas individuels.

Le “désintérêt” de la communauté internationale pour certains de ces conflits n’est-il pas conditionné par les limites imposées par certains belligérants, qu’il s’agisse de l’accès à certaines zones pour des observateurs extérieurs ou du manque de transparence de certains gouvernements ou forces en présence ?

Ces facteurs existent, mais ils n’expliquent pas tout. En tout cas, si trop peu de médias ou d’institutions internationales couvrent ces conflits, les belligérants ne sont pas poussés à plus de transparence sur la situation sur le terrain. C’est le serpent qui se mord la queue. Je pense que le manque d’intérêt de la communauté internationale est moins dû aux difficultés rencontrées pour savoir ce qui se passe dans ces pays qu’à la capacité des pays occidentaux à se concentrer sur plusieurs crises à la fois. Sans compter qu’il existe, je crois, chez les démocraties une forme de suivisme qui les poussent à toutes se focaliser d’un bloc sur un conflit, quitte à ignorer totalement les autres conflits qu’elles pouvaient suivre jusqu’à présent. La Russie a envahi l’Ukraine, alors toute l’énergie diplomatique a été absorbée par la gestion de cette crise. Puis, un an plus tard, c’était l’attentat du 7 octobre. Depuis, les efforts se sont concentrés sur Gaza. Mais rien n’a changé dans les autres pays en guerre, comme la Libye, où les Etats-Unis avaient manifesté un regain d’intérêt juste avant que n’éclate la guerre en Ukraine…

L’ordre des priorités ne dépend-il pas aussi de la menace que certains conflits font peser sur les pays occidentaux ? Par exemple, certains observateurs craignent une escalade de la guerre en Ukraine à l’échelle européenne…

Bien sûr, à bien des égards, se focaliser sur l’Ukraine ou Gaza est tout à fait cohérent avec les intérêts occidentaux. Mais c’est une logique court-termiste. Les menaces ne viennent que très rarement les unes après les autres. On peut boucher les trous de la coque d’un bateau, mais s’il y a d’autres fuites, le navire prendra encore l’eau. Or il ne faut pas se leurrer : les conflits oubliés du Moyen-Orient peuvent chacun, pour des raisons différentes, avoir des conséquences graves pour l’Occident (et pas seulement !). Regardez ce qui s’est passé avec la crise en Libye et en Syrie : à cause de ces guerres, l’Europe a subi une vague d’immigration massive qui a dégénéré en une crise intérieure majeure. Des vagues de ce type se produisent lorsque l’instabilité dans le pays de départ est trop importante, lorsque l’économie s’effondre – des facteurs sur lesquels l’Occident aurait pu agir en amont. Il n’y a d’ailleurs pas que la question migratoire qui devrait nous inquiéter…

A quoi pensez-vous ?

Le risque terroriste devrait lui aussi inciter la communauté internationale à concentrer au moins une partie de son attention et de ses ressources sur la Syrie, où le “califat” de Daech a vu le jour, et qui risque de s’embraser à nouveau… Et n’allons pas croire que nous serions au moins épargnés sur le plan commercial. Si le Yémen s’embrase, les routes maritimes et celles du canal de Suez pourraient être affectées. Même dans d’autres pays où la menace peut sembler moins directe, comme le Soudan, il y aurait des conséquences ! Si cette région flambe, l’Égypte pourrait être déstabilisée, ce qui pourrait entraîner une importante vague d’émigration vers l’Europe. Comprenez-moi bien : je ne dis pas que ces conflits vont exploser demain, mais que les conditions sont réunies pour que cela se produise, avec des conséquences considérables pour l’Europe et l’Occident. Relocaliser ne serait-ce qu’une petite partie des ressources diplomatiques, humanitaires et économiques allouées à Gaza serait déjà un pas important.

Mais est-il envisageable, ne serait-ce que d’un point de vue diplomatique, de détourner une partie des ressources mobilisées pour le conflit de Gaza vers d’autres conflits, alors que le nombre de morts ne cesse d’augmenter ?

Nous devons faire preuve de transparence et de pédagogie auprès de l’opinion publique, tant sur les risques réels de ces conflits que sur la réalité des moyens dont dispose la communauté internationale pour s’impliquer dans d’autres régions du monde. Au sein de l’ONU, nous avons beaucoup de projets existants, par exemple l’Unsmil en Libye (Mission de soutien des Nations unies en Libye) ou l’Unitams au Soudan (Mission intégrée d’assistance à la transition des Nations unies au Soudan). Il ne s’agirait donc pas, par exemple, de “prendre” les ressources allouées à Gaza pour les “donner” au Soudan. Cela pourrait également prendre la forme de gestes plus diplomatiques, comme encourager les Soudanais à se réengager dans le processus de paix. Il y a plusieurs façons de tourner la chose de manière à ce qu’elle ne soit pas présentée comme un abandon de la crise à Gaza, mais plutôt comme une conséquence de celle-ci, une reconnaissance du fait que la situation sur place n’est pas unique. Car au fond, ni la guerre à Gaza ni les autres conflits au Moyen-Orient ne sont des événements isolés. Parce qu’ils sont tous interconnectés, s’impliquer pour un conflit, c’est potentiellement agir sur le cours d’un autre. Tant que l’Occident n’en prendra pas conscience, la situation n’ira pas en s’améliorant.

En l’occurrence, c’est bien la guerre à Gaza qui, pour l’heure, fait craindre à de nombreux observateurs un embrasement régional…

Il y a une part de vrai, dans la mesure où le Hamas est effectivement un allié de l’Iran, qui lui-même tente d’activer ses alliés au Yémen, au Liban, en Syrie et en Irak pour perturber le camp israélien, et même occidental dans la région. De ce point de vue, la guerre à Gaza déstabilise de nombreuses régions du Moyen-Orient, en ce qu’elle modifie l’équilibre des forces et l’implication de certains acteurs… Mais il faut aussi comprendre que chacun des acteurs du Moyen-Orient a des alliés, qui eux-mêmes ont des alliés… Ce que je veux dire, c’est que l’interconnexion de ces conflits n’est pas due à un seul facteur qui serait le Hamas. Par exemple, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis sont actuellement soupçonnés de soutenir des camps différents dans la guerre civile soudanaise. Les Emirats soutiennent également un camp dans la guerre civile libyenne, tandis que la Turquie soutient l’autre. La Turquie appuie un groupe de rebelles en Syrie, tandis que les Etats-Unis parrainent d’autres groupes. Plus loin, dans la Corne de l’Afrique, les Emirats arabes unis, le Qatar, la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran soutiennent tous une série de groupes étatiques et non étatiques différents dans les divers conflits qui s’y déroulent.

Il est donc tout simplement faux de dire que l’escalade des tensions entre certaines parties autres que le Hamas (comme entre l’Iran et Israël) est liée à la guerre de Gaza. Chaque pays du Moyen-Orient a ses propres raisons – instabilité gouvernementale, ingérence de gouvernements étrangers – de sombrer dans l’escalade militaire. En d’autres termes, si nous consacrons tous nos efforts à Gaza, le Moyen-Orient n’en sortira pas pour autant pacifié… Même si, pour l’instant, les regards sont légitimement tournés vers Gaza parce qu’il y a un risque à court terme.

Depuis le 7 octobre, les rebelles houthis ont lancé plusieurs drones et missiles en direction du territoire israélien. Certains y voient la preuve que la guerre prend bel et bien une dimension régionale. Mais le Yémen est à plus de 2 000 km d’Israël…

Dans ce type de guerre, il arrive que les actions militaires soient avant tout des gestes politiques. En l’occurrence, la position des Houthis me semble politique. Les attaques contre des navires commerciaux et militaires en mer Rouge, le missile tiré depuis le Yémen visant un destroyer américain… Il s’agit en partie d’envoyer un message à leurs partisans intérieurs. Aux yeux de l’opinion publique, ils soulignent leur rôle dans l'”axe de résistance” contre l’Occident et Israël. Ils espèrent que l’interruption de la navigation sur la mer Rouge fera pression sur l’Occident pour qu’il fasse taire Israël. Ils peuvent également avoir un œil sur les négociations concernant la guerre qui se déroule au Yémen depuis 2015, en montrant leurs capacités militaires continues pour faire pression sur leurs rivaux afin qu’ils offrent de meilleures conditions.

Le Hezbollah a clairement déclaré son soutien au Hamas, mais depuis lors, il a constamment calibré ses paroles et ses actions. Ne surestimez-vous pas la volonté de certaines milices ou groupes politiques de partir en guerre ?

L’Iran et ses alliés sont prudents lorsqu’il s’agit de s’engager dans un conflit direct avec les Etats-Unis ou Israël. Le Hezbollah est peut-être puissant, mais il pourrait en sortir très affaibli, et il le sait. Sans compter qu’il risquerait de s’aliéner une grande partie de l’opinion publique libanaise en entraînant le Liban dans une guerre qu’il n’a pas demandée et qui serait sans doute bien pire que celle de 2006 – où de grandes parties du Liban ont été prises pour cible par Israël. Cela dit, il n’est pas exclu qu’Israël lance une attaque plus sérieuse contre le Hezbollah, profitant de l’occasion pour éliminer la menace du nord alors qu’il est encore mobilisé et plus ou moins uni. Mais il s’agirait d’une stratégie risquée, car la milice chiite soutenue par l’Iran lancerait alors sans aucun doute une riposte musclée, entraînant Israël dans un conflit encore plus long.




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