Depuis les élections européennes, les cartes en circulation donnent toutes la même impression : celle d’une France presque entièrement acquise au Rassemblement national. Toute brune au Monde et à Libération, rose au Figaro, bleue, partout ailleurs. Mais chaque fois, unie, unanime, entièrement bariolée, ou presque, aux couleurs attribuées au parti fondé par Jean-Marie Le Pen et arrivé en tête du scrutin ce dimanche.
Depuis leur publication, ces images sont partout, des réseaux sociaux aux comptoirs des cafés où ont échoué bien des journaux détaillants les résultats. Partout, au risque de s’imposer dans l’esprit des Français comme une fatalité, un fait immuable. Pourtant, il n’en est rien : la réalité, bien que marquée par la progression indéniable de l’extrême droite, est bien plus nuancée, plus complexe que cette apparente hégémonie.
La plupart de ces cartes présentent en effet les résultats par commune. Et n’affichent à chaque fois que le camp qui a recueilli le plus de suffrages dans chacune de ces localités. Efficace, surtout si l’on veut se faire une idée en très peu de temps de la façon dont ont voté ses voisins. Mais pas sans biais, loin de là, surtout dans le cadre d’une élection proportionnelle où chaque vote compte dans le verdict final.
Une seule couleur pour plusieurs vainqueurs
Oui, Jordan Bardella et les siens sont bien arrivés en tête dans 95 % des communes. Un symbole particulièrement évocateur et très bien véhiculé par ce type de représentation, que l’on comprend en un clin d’œil. Mais, en revanche, le score des seconds et des troisièmes passe, lui, totalement à la trappe. Etaient-ils à 5 points du poulain de Marine Le Pen ou loin derrière ? Impossible de le savoir de cette manière.
Le Rassemblement national a gagné 2 millions d’électeurs depuis les dernières européennes, en 2019, et ne cesse de progresser, d’élections en élections. La dynamique est indéniable. Mais, à y regarder de plus près, sous d’autres angles, la marée brune qui se dessine dans tous les journaux de France est bien moins importante que ce que l’on pourrait croire. Sur le plan statistique, du moins.
C’est ce que montrent, entre autres, les nombreuses cartes alternatives qui ont fleuri sur les réseaux sociaux depuis la publication des résultats. Avec, en tête, celle de Karim Douieb, un Belge, docteur en informatique. Elle a été visionnée plus de 1,4 million de fois sur Twitter. Cela n’arrive pas tous les jours lorsqu’on parle de mathématiques électorales. Interactive, cette visualisation montre comment en changeant quelques paramètres, on peut passer d’une France homogène à une France bien plus clairsemée.
Land doesn’t vote, people do! French edition. ????️
Each municipality was transformed into a dot, with the area of the dot proportional to the number of voters ???? a more accurate representation of voting patterns.
Nonetheless, right-wing support ???? remains concerning. pic.twitter.com/8r0OwXcEX4— Karim Douïeb (@karim_douieb) June 12, 2024
Aux Européennes, Jordan Bardella a récolté environ un tiers des votes. Il devrait, si l’on se veut représentatif, ne couvrir qu’un tiers de l’Hexagone. Pour se rapprocher de ces statistiques, Karim Douieb a décidé de modifier les dimensions affichées, et ainsi, de mieux tenir compte du poids de chaque commune dans le scrutin. D’un coup l’Ile de France, aux couleurs de Renaissance le parti présidentiel, de Place publique, mené par Raphaël Glucksmann ou de La France Insoumise de Manon Aubry, enfle. Et les boursouflures brunes du RN rapetissent.
Les cartes changent de couleur
L’intéressé avait déjà imprimé de telles cartes, en 2019 après les élections américaines. Trump agitait alors une Amérique rouge, preuve, selon lui, qu’on lui avait volé la victoire. Les réglages de Karim Douieb avaient fait ressurgir le bleu des Démocrates et ont été beaucoup repris à l’époque. Le spécialiste, fondateur de l’entreprise de visualisation Jetpack. AI, s’échine à rappeler depuis : “Les cartes ne montrent qu’un aspect de la réalité. Il faut en avoir conscience, sinon on peut par exemple penser qu’un parti est imbattable, trop puissant, ce qui n’est jamais le cas”.
La carte de Cédric Rossi est encore moins brune. La technique du cartographe français, en “cartogramme discontinu”, donne plus de visibilité aux zones qui ne comptent que très peu dans le résultat final (en blanc), sans pour autant gonfler le vote RN. Il s’étonne que les médias aient, pour la plupart, opté pour une seule et même façon d’illustrer la répartition des votes. Pour lui, “la seule manière d’éviter les biais, c’est de multiplier les représentations”. Mais il reconnaît aussi qu’il est difficile de changer les codes sans perturber le lectorat. Si l’on avait voulu représenter telle quelle la force électorale des grandes villes, ces dernières auraient recouvert la moitié du territoire, faisant ainsi disparaître de nombreuses campagnes désertifiées. Trop déstabilisant, s’est-il dit.
Toutes ces cartes convergent au moins sur un point : il existe un gouffre entre les tendances des villes, toutes fidèles aux valeurs et aux partis républicains et celles des campagnes, très en faveur du Rassemblement national. Là, encore, ce constat se matérialise plus ou moins bien, selon les choix iconographiques. “Quand on colorie tout d’une couleur, on ne comprend pas vraiment cette fracture”, souligne l’expert. On l’interroge en pleine séance de cartographie. Le spécialiste planche sur une nouvelle image ; il veut figurer chaque vote, pas seulement les meilleurs scores.
Pas de marée brune
A l’instar de cette France qui change de couleur en quelques clics, certains chiffres répétés de plateaux en terrasses ces derniers jours sont eux aussi à nuancer. Si le Rassemblement national n’a jamais fait un aussi bon score aux européennes, le parti était déjà en tête en 2019, lors de la dernière élection au Parlement de Strasbourg. Jordan Bardella, déjà tête de liste, avait alors remporté 23 % des suffrages. En 2024, Jordan Bardella fait nettement mieux, certes – il gagne 8 points par rapport au dernier scrutin – mais pas de quoi refléter le raz-de-marée mis en avant sur les cartes qui circulent.
Et c’est loin d’être la première fois que le parti d’extrême droite convainc autant. Ce dimanche, 7,7 millions de Français se sont déplacés pour lui, il est vrai. Mais Marine Le Pen avait suscité l’adhésion de plus de 13 millions de Français au second tour de la présidentielle de 2022, soit quasiment deux fois plus. A-t-elle conquis de nouveaux électeurs, ou se sont-ils simplement plus mobilisés ? Difficile de le dire, car ces différents scrutins ne jouent pas exactement sur les mêmes ressorts et sont donc difficilement comparables. Mais ces chiffres montrent que si déferlante il y a eu, elle s’est abattue sur la France bien avant le printemps 2024.
Il en va d’ailleurs de même pour le reste de l’Union européenne. “Il n’y a pas eu de poussée, mais une consolidation”, insiste Gilles Ivaldi, politologue, spécialiste de l’extrême droite. Si les partis nationalistes et identitaires progressent en France, en Autriche, en Belgique, ils n’ont pas échappé à quelques déceptions, comme en Finlande, en Hongrie, en Espagne, au Portugal. Au total, ces formations n’ont grappillé que quelques sièges supplémentaires. De l’ordre de 5 % en plus, selon les calculs provisoires du chercheur à Sciences Po. La vague était déjà là. Elle n’a fait que grossir un peu plus.
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