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Bardella, l’appel de Matignon : notre grand récit sur les vingt jours qui ont tourmenté le RN


Erreur 404. Mardi 18 juin au matin, le programme du Rassemblement national a disparu. Le site Internet sur lequel se trouvaient les “livrets thématiques” déroulant les mesures du parti d’extrême droite n’est plus accessible. Il est remis à flot quelques heures plus tard, expurgé, l’air de rien, d’un élément embarrassant : le livret “Défense” qui réclamait notamment “une alliance avec la Russie sur certains sujets de fond” s’est évaporé.

Depuis la déclaration d’Emmanuel Macron, le 9 juin à 21 heures, un vent de panique souffle sur le parti. Tout s’accélère. La dissolution surprise et la dynamique électorale qui porte le Rassemblement national viennent soudainement de rendre réelle la perspective de victoire. Il ne s’agit plus de se complaire dans le rôle de premier opposant, mais de réussir à agréger une majorité d’électeurs. Et, peut-être, de gouverner le pays dans le cadre d’une cohabitation. Installé par Marine Le Pen dans le rôle de Premier ministrable, Jordan Bardella doit désormais donner des gages, et n’a plus qu’une obsession en tête : montrer patte blanche.

Chapitre 1 : Cachez ce programme que je ne saurais voir

Le siège du parti prend des airs de forteresse. Marine Le Pen et Jordan Bardella rassemblent leurs fidèles. Vertige. Quel est le plan ? On consulte nuit et jour. Les boucles WhatsApp tournent à plein régime, comme celle des “Horaces”, ces conseillers de l’ombre vieillissants de la patronne, qui fournissent argumentaires et justifications chiffrées. On passe des coups de fil aussi. Au juriste Charles Zorgbibe, par exemple, pour les questions européennes. On mobilise les conseillers en vue, comme François Durvye, bras droit du milliardaire conservateur Pierre-Édouard Stérin, ou l’ancien d’HEC Alexis Rostand, habitué des milieux catholiques et auteur d’un ouvrage vantant la “philosophie de l’investissement”. De nouveaux visages se pressent aussi devant le 114 rue Michel Ange, siège du parti. Des politiques, chefs d’entreprise ou fonctionnaires désireux de donner un coup de main.

Le cercle est réduit au strict minimum. Renaud Labaye, bras droit de Marine Le Pen, accompagne la cheffe de groupe et Bardella dans leurs rendez-vous extérieurs. On s’entend : il faut amender, gommer les irritants. Gouverner, c’est prévoir ? C’est renoncer, aussi. Rassurer, au maximum, sans pour autant se renier. “Quand on est à 5 %, c’est facile de vendre des promesses clivantes ou irréalisables, mais pour approcher les 50 %, il faut lisser, chercher le consensus”, abonde un conseiller lepéniste.

Une semaine pour renier ses propositions

20 juin, fin de matinée. La salle Gaveau, en plein cœur du VIIIe arrondissement parisien, est comble. Jordan Bardella, les yeux cernés, s’éclaircit la gorge et entame son allocution devant le Medef. “J’ai bien compris, en venant devant vous, qu’il fallait que je rassure.” L’enjeu : effacer de l’imaginaire collectif du patronat l’idée persistante d’un RN buté sur la retraite à 60 ans. Le président du RN inspire profondément et déroule une formule particulièrement floue avec un aplomb certain : “Nous défendions un départ à l’âge légal de 60 ans pour ceux qui ont commencé avant 20 ans, et au-delà une progressivité qui se mettrait en place, mais je ne suis pas responsable de l’état budgétaire du pays, et évidemment que dans les mesures que nous sommes amenés à prendre il faut prendre en compte l’état budgétaire du pays, qui est catastrophique.” Gros yeux dans la salle : “On ne comprend rien.”

Une semaine, seulement, pour renier ses principales propositions ? Pari tenu. La suppression de la TVA sur les produits de première nécessité est désormais conditionnée à une “forte inflation”. La sortie du marché européen de l’électricité s’est miraculeusement transformée en une négociation d’exception française des prix de l’électricité. Le livret sur l’économie, préparé par le député souverainiste Jean-Philippe Tanguy et promis depuis des mois, a discrètement été rangé au placard. Le retrait du commandement intégré de l’Otan, identifié comme une “priorité” dans le programme présidentiel ? “Cela affaiblirait considérablement la responsabilité de la France sur la scène européenne et sa crédibilité à l’égard de ses alliés”. D’ailleurs, qu’on se rassure, s’il était nommé Premier ministre, Jordan Bardella irait d’abord rendre visite à Olaf Scholz, le chancelier allemand. Terminé, le temps où on envisageait de se rendre à Bruxelles pour imposer le rapport de force à la Commission européenne. Marine Le Pen promettait, en 2022, de “démonter les éoliennes” ? “Évidemment, on ne va pas démonter les éoliennes qui sont aujourd’hui en activité sauf quand elles arriveront à terme”, élude aujourd’hui Jordan Bardella, avec l’audace de l’évidence.

La voie de l’équilibriste

Ne dites pas “renoncements”, mais “ajustements”. La perspective du pouvoir a développé chez les frontistes de nouvelles compétences en matière de langue de bois. Y compris sur des fondamentaux programmatiques, comme la question de l’interdiction du port du voile dans l’espace public, jusqu’alors contenue dans une proposition de loi visant à “combattre les idéologies islamistes”. “Ce n’est pas une urgence vitale”, revendique désormais Alexandre Loubet, directeur de campagne des législatives. Ajoutant : “Le voile ne fait pas forcément partie de l’idéologie islamiste.” Contrepied. Vous avez peur de l’extrême droite ? “Nous serons à l’opposé du sectarisme, du dogmatisme, nous rétablirons la République du respect des citoyens, des institutions de la loi et de la justice. Nous veillerons au respect des oppositions, à la liberté d’expression”, jure Jordan Bardella, sous les dorures des Salons Hoches (VIIIe arrondissement) face à une masse de journalistes.

Pour rassurer, on multiplie les canaux. Au siège du parti, depuis plusieurs jours, le maire de Perpignan Louis Aliot tient salon. On l’a chargé de rencontrer les hésitants, les inquiets et les réticents. Des politiques, chefs d’entreprise, responsables d’organisations patronales ou de syndicats agricoles viennent chercher l’apaisement dans les locaux du XVIe arrondissement. Dormez sur vos deux oreilles, braves gens, “notre volonté est de tout changer sans rien détruire”, leur répète-t-on.

Trouver la clé de Matignon n’est pas chose aisée. Encore une fois, le parti lepéniste tente la voie de l’équilibriste. Côté pile : arborer un discours lissé, débarrassé des abrasifs. Côté face : conserver dans ses priorités programmatiques ses fondamentaux d’extrême droite, contraires aux principes constitutionnels, comme l’abrogation du droit du sol, l’instauration de la priorité nationale, ou l’inscription dans la loi de l’interdiction de certains emplois de la fonction publique à des citoyens binationaux. La formule est complexe, on s’y perdrait.

Chapitre 2 : Prier pour le droit à l’oubli

On s’y perd, d’ailleurs. Pour porter la bonne parole, le RN envoie ses émissaires dans les médias. Mais il arrive qu’on s’embrouille dans le prêche. 14 juin au soir. Sur le plateau ami de l’émission Touche pas à mon poste (l’émission de Cyril Hanouna sur C8, la chaîne de Vincent Bolloré), Sébastien Chenu, ex-vice-président RN de l’Assemblée nationale, se prend les pieds dans le tapis. “Je suis attaché au fait qu’une nationalité vous en avez une, assure-t-il. Peut-être que pour l’aspect européen ça peut se discuter, mais en dehors des pays européens on n’en a qu’une. On ne peut pas être Français pour certaines choses et Uruguayen pour d’autres.” Problème : la mesure a été abandonnée, il y a deux ans déjà, par Marine Le Pen. “Quel con, persifle un cadre. Comme si on avait besoin de ça en ce moment.”

Six jours plus tard, au micro de Sud Radio, c’est au tour de Louis Aliot de mettre les pieds dans le plat. Interrogé sur la mesure défendue par le RN d’interdire certains emplois publics à des citoyens binationaux, il assure : “Je ne sais pas où vous l’avez lue, mais ce ne sera pas dans le programme.” Oups. Il est désavoué quelques heures plus tard par Jordan Bardella : “Je confirme que les postes les plus stratégiques de l’Etat seront réservés aux citoyens français”. Flou général. En interne, on se défend comme on peut. “On n’a pas le temps de s’adapter, argumente un élu. Il n’y a eu aucune présentation des ajustements et on a appris des tas de choses à la télé. On a bien une boucle WhatsApp où on nous tient informés, mais les chefs ont cheffé, et nous, on doit s’adapter.”

Fermez les écoutilles

Nouvelle règle, donc, pour éviter les erreurs : on ferme les écoutilles. Les frontistes sont prévenus : parlez le moins possible à la presse. Les porte-parole de la campagne et le directeur de campagne lui-même sont aux abonnés absents lorsqu’il s’agit de répondre aux journalistes. “On nous met souvent en garde contre ça, abonde un cadre. Il ne faut pas que l’acteur devienne le commentateur de sa propre action.” Et de toute façon, éludent la plupart, ils ne sont au courant de rien et assistent à ce drôle de moment comme on regarderait une série télévisée depuis son salon. Ajustements programmatiques, négociations des alliances, candidatures pour des postes ministériels : tout est verrouillé. A tel point qu’on ne s’autorise même plus à penser. Questionnés sur les perspectives politiques ou la conduite à tenir au cas où le RN n’obtiendrait pas la majorité à l’Assemblée, les élus les plus volubiles deviennent soudain muets comme des carpes. “Je pense comme Jordan”, assure Jean-Philippe Tanguy.

Comprenez-les : pas besoin de s’ajouter des bâtons dans les roues quand refont surface, avec les investitures pour les élections législatives, les dérapages systématiques de candidats frontistes repérés par les médias. Dans une série d’articles, Libération a mis à jour des propos antisémites, racistes, complotistes ou à la gloire de Pétain tenus par des prétendants RN. Une vitrine qui fait tâche à la porte de Matignon. Interrogé sur ces profils problématiques, Jordan Bardella élude, évoquant “des dizaines, voire des centaines d’investitures faites en quelques heures”, alors même qu’on assurait, au RN, que toutes les candidatures étaient prêtes depuis des mois.

Liens avec les groupuscules

Prendre ses distances. Endosser le costume gouvernemental. Et que fait un parti de gouvernement ? Il condamne les groupuscules violents. Gérald Darmanin annonce sa volonté de dissoudre le GUD ? Jordan Bardella abonde. Et se croit obligé d’ajouter, au micro de BFMTV : “Nous n’avons jamais eu de mansuétudes à l’égard de milices qui perturbent les organisations sociales, s’en prennent aux forces de l’ordre.” C’est aller un peu vite en besogne. Si Marine Le Pen avait déjà réclamé, l’an dernier, la dissolution de ce syndicat violent dont sont issus une partie de ses anciens proches, cela n’avait pas empêché un gudard d’avoir accès au siège du parti, en avril dernier, pour assister à une conférence sur l’Ukraine, ou à Pierre-Romain Thionnet, patron des jeunes frontistes, de faire référence dans un tweet au chant des Lansquenets, hymne du groupuscule, ou encore aux militants du syndicat étudiant radical, La Cocarde (qui revendique l’héritage idéologique identitaire et ethno-différentialiste de la Nouvelle droite), d’être candidats sous la bannière RN, et encore moins au RN de travailler de concert avec e-politics, la boîte de communication de Frédéric Châtillon (dans laquelle il n’a plus de part), cet ami de Marine Le Pen, et ancien du GUD. Bref, de conserver des liens avec des organisations issues de la mouvance radicale.

Jordan Bardella lui-même le répète souvent : “Notre pire ennemi, c’est le temps.” Deux semaines, en l’occurrence, pour faire table rase du passé frontiste. C’est un peu juste. Alors on s’agace, on se plaint. “Tout le monde nous tombe sur le dos comme si nous étions le diable, déplore sincèrement Roger Chudeau, ex-député du Loir-et-Cher. Et cette façon d’agiter des peurs, comme si nous étions Mussolini, Hitler et Franco mélangés, c’est pesant. Le niveau baisse car on ne fait que s’invectiver.”

Chapitre 3 : Réjouissances et réticences

Un peu d’enthousiasme, tout de même. Au-delà de l’appréhension, les troupes de Jordan Bardella trouvent des motifs de réjouissance. En premier lieu, l’imperméabilité totale de leur électorat à toute forme de dérapage, de renoncement ou de critique du parti d’extrême droite. La formation à la flamme caracole en tête des intentions de vote, donné à plus de 35 % au premier tour, le 30 juin. Et quand ils déambulent dans leurs territoires, les candidats à la députation ne sont presque jamais pris à partie sur ces questions. “J’ai vu des centaines de personnes dans ma circonscription, et personne ne m’a posé de question sur le fond, assure le député de Moselle et trésorier du parti Kevin Pfeffer. La petite musique du reniement ne prend pas, ils me disent qu’ils sont motivés et n’écoutent plus ce que disent les médias parce qu’ils ne changeront pas d’avis.”

Et puis il y a les plaisirs simples. Celui d’humilier d’anciens concurrents par exemple. L’accélération soudaine de la vie politique a eu pour effet principal d’inverser le rapport de force entre la droite et l’extrême droite, propulsant le RN comme meneur de cette coalition nouvelle. Si on avait dit, un jour, à Eric Ciotti qu’il se serait retrouvé, tassé au fond d’un canapé, à acquiescer à chaque proposition économique de Jordan Bardella, il aurait sans doute frôlé l’AVC. C’est pourtant ce qui s’est produit, le 20 juin, devant les représentants du Medef. Et au RN on savoure, de manière un peu enfantine, la revanche du cancre sur le premier de la classe. “Les temps changent, ça a dû lui faire tout drôle, lui qui nous a méprisés pendant tant d’années”, s’esclaffe un cadre. “C’est comme ça maintenant, savoure un autre. S’il veut continuer à exister, il faudra s’adapter à nous.” Drôle de remerciement pour celui qui a, pour la première fois de l’histoire, rompu publiquement le cordon sanitaire qui isolait l’extrême droite de la droite républicaine.

La revanche du cancre

Mais la perspective de la victoire facilite l’amnésie. Et le RN, éternel marginalisé, s’attelle désormais à s’embourgeoiser. Ses représentants découvrent même la joie nouvelle d’être courtisés. “Je n’ai jamais eu autant d’amis”, se réjouit Alexandre Varaut, eurodéputé et avocat du parti. Au siège, les sonneries des téléphones sont devenues un bruit de fond. Voilà deux semaines que Marine Le Pen et Jordan Bardella ont purgé leurs agendas pour se consacrer à des mondanités nouvelles. Dans des appartements privés, au siège du parti ou en extérieur, ils rencontrent de nouvelles personnes qui ne leur veulent que du bien. Et, peut-être, un maroquin s’il en restait un. Ça tombe bien : si Jordan Bardella devenait Premier ministre, il envisagerait un gouvernement le plus large possible. Des experts, des personnalités de la société civile, des ralliés venus de droite, de gauche même, mais le moins possible de figures frontistes.

On se projette. Des noms circulent à la volée, c’est le temps de toutes les rumeurs. Ceux d’Hubert Védrine et d’Alain Madelin ; celui de l’ancien ambassadeur d’Algérie Xavier Driencourt ou de l’avocat Thibault de Montbrial. L’Intérieur aurait été réservé à Eric Ciotti (même si certains restent dubitatifs), l’Outre-mer à Louis Aliot et l’Education à Roger Chudeau. Jean-Philippe Tanguy, lui, malgré son implication n’aurait pas été retenu pour l’Economie. C’est réel désormais, concret. Alors on se borde, aussi. Jordan Bardella – qui aurait déjà choisi don directeur de cabinet pour Matignon – prévient : il n’est pas responsable de l’état financier du pays, il sera soumis aux contraintes institutionnelles de la cohabitation. Ou encore : il ne pourra pas appliquer en deux ans un programme présidentiel. Il l’annonce, donc : il refusera d’être nommé Premier ministre si le RN n’obtient pas plus de 289 sièges, soit une majorité absolue le 7 juillet. “Même une large majorité, précise un proche de Marine Le Pen. Pas question de se faire dicter notre comportement par Macron, plutôt ne pas participer au gouvernement et lui laisser une France ingouvernable en jouant le bras de fer à l’Assemblée.”

Le confort de l’opposition

La question commence à circuler : Matignon, perspective ou boulet ? Et si le plus simple, finalement, était d’enjamber cette étape de la cohabitation ? Au parti, on se projette même sur le coup d’après : Jordan Bardella pourrait-il facilement retrouver son mandat d’eurodéputé après avoir occupé Matignon ? La tentation du refus d’obstacle en séduit plus d’un. “Est-ce que le mieux ne serait pas de pousser Macron à la démission, de dire aux Français qu’on l’a fait tomber, et de se concentrer sur 2027 ?”, s’interroge un lepéniste. Le temps, pire ennemi des frontistes, mais n’est-il pas urgent d’attendre ? “Il reste beaucoup de sujets sur lesquels nous ne sommes pas prêts”, admet un cadre. Et cette idée, persistante, qu’il est plus confortable d’endosser le costume de l’opposant crédible que celui du dirigeant déceptif.




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