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Mme de Sévigné plus forte que WhatsApp : et si vous relisiez ces lettres d’une époque révolue ?


Dans un livre essentiel paru il y a deux ans, Le Grand Siècle au féminin (Perrin), Marie-Joëlle Guillaume rappelait que le XVIIe fut un “âge d’or de la civilisation française”, “tant il est vrai que le charme incroyable de cette époque tient à une exquise familiarité entre hommes et femmes, depuis l’idéal chevaleresque partagé, pendant la Fronde, jusqu’à l’exploration du cœur humain poussée ensuite en commun jusqu’au tréfonds des consciences”. Deux amies se sont particulièrement illustrées dans le champ de l’introspection, l’une avec spleen et gravité, l’autre avec swing et gaieté : Mme de La Fayette (surnommée “le Brouillard”) et Mme de Sévigné. C’est sur cette dernière que l’universitaire Geneviève Haroche-Bouzinac a écrit un livre remarquable, publié chez Flammarion et qui vient de recevoir le prix Goncourt de la biographie. Une lecture idéale pour se plonger dans une société plus fine que la nôtre.

Tout le monde n’a pas le privilège d’avoir une grand-mère sainte. Née à Paris en 1626, Marie de Rabutin-Chantal, future marquise de Sévigné, est la petite-fille de Jeanne de Chantal, la fondatrice de l’ordre des visitandines avec saint François de Sales, qui sera canonisée en 1767. Orpheline dès ses 7 ans, la petite Marie est élevée dans l’austérité religieuse autant que dans une certaine fantaisie. Si on parle souvent de l’esprit des Mortemart, celui des Rabutin n’était pas mal non plus – avec son cousin Roger de Bussy-Rabutin, Marie cultivera toute sa vie l’art de la drôlerie. L’année de ses 18 ans, on marie la jeune femme à Henri de Sévigné, issu d’une honnête noblesse bretonne (on ne parle quand même pas d’un Rohan). Dans ses savoureuses Historiettes, Tallemant des Réaux brocarde ce petit marquis dépensier, infidèle, bravache et querelleur, qui meurt en duel en 1651. Mme de Sévigné se retrouve veuve à 25 ans. Mlle de Scudéry n’a-t-elle pas montré qu’on pouvait rester éternellement célibataire ? Malgré les nombreux prétendants qui lui feront la cour (dont Turenne), la marquise ne se remariera jamais. Entre Paris et son château des Rochers, elle a mieux à faire.

Outre l’éducation de ses deux enfants (une fille et un fils), elle s’intéresse à la littérature et à la pensée. Elle est reçue à la chambre bleue, le célèbre salon de Mme de Rambouillet. Volontiers dissidente, la marquise sera l’amie du cardinal de Retz et de Nicolas Fouquet. Elle fréquente également l’hôtel de Nevers, demeure des Plessis-Guénégaud et foyer d’opposition à Mazarin, ainsi que le clan de Port-Royal – c’est chez elle que sera lue publiquement la sixième lettre des Provinciales de Pascal. Mme de Sévigné est une femme moderne qui va être particulièrement frappée par un progrès de son temps : “Que c’est une belle invention que la poste !” Louvois a en effet unifié le système postal et facilité la mise en relation des relais entre eux. Après avoir épousé le comte de Grignan, en 1669, la fille de Mme de Sévigné part s’installer au château de son mari, dans la Drôme provençale. Sa mère commence par souffrir de la séparation. Puis elle se met à écrire à sa fille, de plus en plus abondamment, et cela va donner l’une des correspondances les plus fameuses de notre histoire littéraire.

“La lettre est avant tout une forme adressée”

“Les choses singulières me réjouissent toujours”, disait la marquise (cela pourrait être sa devise), et ses lettres sont une fête. Tout l’amuse ou la touche. Tout l’inspire. Elle aime passer du coq à l’âne et peut, dans un même courrier, rire de ragots, puis décortiquer la philosophie de saint Augustin. Selon Saint-Simon, “cette femme, par son aisance, ses grâces naturelles, la douceur de son esprit, en donnait par sa conversation à qui n’en avait pas”. Elle prodigue ce conseil à ceux à qui elle s’adresse : il faut “laisser trotter les plumes où elles veulent”. Avec une fluidité qui sera bien plus tard celle de Stendhal, mêlant le style noble et le langage courant voire vulgaire, forgeant des néologismes en claquant des doigts, elle retrouve à l’écrit l’évidence de l’oralité. Influencée par le jansénisme, elle se fait parfois plus profonde. Proust allait jusqu’à trouver un “côté Dostoïevski” à cette correspondance. Virginia Woolf l’estimait. Sainte-Beuve louait sa verve digne de Molière. Quant à Lamartine, il a confié que, quand il était petit, il recevait en guise de récompense la lecture d’une lettre de la marquise lorsqu’il était sage. Pas sûr qu’il existe encore des enfants que l’on éduque ainsi…

Si Mme de Sévigné reste une épistolière essentielle, elle ne s’est jamais prise pour un écrivain, comme nous le confirme Geneviève Haroche-Bouzinac : “Elle n’a pas eu cette ambition au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Elle sait que ses lettres sont agréables. Ses destinataires l’affirment. Cependant, elle n’a jamais profité des occasions qui lui étaient offertes de devenir auteur. Son cousin Bussy-Rabutin, après la parution de La Princesse de Clèves, lui propose d’écrire une œuvre à deux plumes, comme l’ont fait, suppose-t-il, Mme de La Fayette et La Rochefoucauld. Elle ne saisit pas la balle au bond. Ce qu’elle aime, c’est écrire à un destinataire choisi, c’est le plaisir des échanges dans un cercle limité et non la perspective d’un lectorat large et anonyme. La lettre est avant tout une forme adressée. Si certaines lettres ont été divulguées de son vivant – pensons aux lettres canoniques sur le mariage de Mademoiselle ou sur la mort de Vatel –, cet effet est proportionnellement limité face à la masse des textes intimes ou familiers. L’épistolière a des talents de chroniqueuse, et parfois même de dramaturge, lorsqu’elle met en scène les protagonistes de ses récits ; mais écrire une lettre, c’est recréer une compagnie, transformer la souffrance de l’absence en plaisir partagé, faire du manque un trésor. Selon la formule cicéronienne, la lettre est ‘la consolation des absents’.”

A notre connaissance, le nom de Mme de Sévigné n’apparaît pas dans les essais de Mona Chollet et de ses épigones. La marquise peut-elle être un modèle pour les féministes actuelles ? “J’ai l’impression qu’elle peut tout à fait parler aux femmes du XXIᵉ siècle, nous répond Geneviève Haroche-Bouzinac, qu’elles soient ou non féministes. Elle a accompagné le mouvement d’émancipation des femmes par la culture avec les femmes savantes et les précieuses de son temps. Sa curiosité intellectuelle, son immense appétit de lecture, ses choix de vie qui ont toujours évité la facilité font d’elle une femme vivante. Son indépendance de veuve n’est pas subie mais choisie. Sensible et affectueuse, elle aime plaire mais refuse le risque de nouvelles maternités, jugées aliénantes. Elle a la force de dire non. Son rapport à la religion également est libre : elle ne s’embarrasse pas du rituel.”

Spécialiste des correspondances (elle dirige la revue Epistolaire), Geneviève Haroche-Bouzinac voit dans la seconde moitié du Grand Siècle l’essor du genre, dont l’épanouissement se prolonge jusqu’à l’âge des Lumières, quand “la lettre devient le véhicule de la pensée philosophique”, Diderot et Rousseau jouant sur toute la gamme et Voltaire s’en servant à des fins de propagande (affaire Calas, etc.). Au panthéon des épistolières, outre sa chère marquise, elle ferait entrer Mme de Maintenon, Mme du Deffand, Mme de Staël, George Sand, Colette, Louise de Vilmorin, Marguerite Yourcenar et Simone de Beauvoir. Résolution pour cet été : plutôt que de taper toute la journée sur WhatsApp des messages ineptes bourrés de fautes d’orthographe, on s’enfermera au calme avec les brillantes correspondances de ces dames.

Madame de Sévigné, par Geneviève Haroche-Bouzinac. Flammarion, 600 p., 26 €.




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