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Postes interdits aux binationaux : la DGSE applique-t-elle déjà ce genre de critères ?


Il y a des candidatures que l’Etat préfère éviter. “Il y a quelques années, j’ai reçu un Franco-Chinois pour un poste très sensible à Bercy, raconte un ancien haut fonctionnaire, depuis passé dans le privé. Je l’avais prévenu que sa situation allait soulever des difficultés en raison de la nature de l’emploi auquel il postulait, et que je ne garantissais pas qu’il puisse passer l’enquête de sécurité”. A raison : l’avis qui revient dans le bureau de l’ex-haut fonctionnaire est négatif. “Ce n’était pas très surprenant, poursuit-il. Déjà, ce type de profil était souligné en rouge-vif dans l’esprit des services de renseignement, en raison des liens très étroits que le gouvernement chinois a établis avec sa diaspora – et qui n’ont fait que se renforcer”.

Le cas de ce candidat écarté n’est pas une exception. Les agents publics font régulièrement l’objet d’enquêtes administratives lorsqu’ils prétendent à des postes sensibles, notamment en raison de leur binationalité – ou encore de liens intimes avec certains pays. Lors d’une conférence de presse, organisée ce 24 juin, Jordan Bardella a lui expliqué vouloir interdire certains emplois “sensibles” aux binationaux. Le chef de file du Rassemblement national entendait “réserver” des postes “dans les secteurs notamment liés à la sécurité et à la défense exclusivement à des citoyens français”, en passant “par une loi organique et un décret”.

Une annonce qui embarrasse

L’annonce – et ses contours très flous – ont provoqué la polémique. “Ambassadeur et binational, je suis fier et honoré de servir la France tout en étant fier de mes origines. Cela n’aurait pas été possible sous un pouvoir d’extrême droite”, a écrit, sur X, Karim Amellal, délégué interministériel à la Méditerranée. “Je vis comme une grande souffrance le fait que la loyauté des binationaux puisse être ainsi questionnée”, s’est indigné le diplomate Mohamed Bouabdallah dans Le Monde.

Polémique relancée jeudi 27 juin par le député RN Roger Chudeau qui, sur le plateau de BFM TV, a affirmé qu’un Français binational ne devrait pas être nommé ministre. Prenant l’exemple de Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre de l’Education nationale franco-marocaine, il a évoqué un “problème de double loyauté”. “Je suis un peu estomaquée que notre collègue Chudeau puisse exprimer un avis personnel qui est totalement contraire au projet du Rassemblement national, a réagi Marine Le Pen ce vendredi. J’ai renoncé à l’interdiction de la double nationalité il y a plusieurs années parce que je me suis rendue compte que cette mesure était profondément injuste”. Pas question, toutefois, de renoncer à la proposition de Jordan Bardella : “La disposition ne concerne que quelques postes extrêmement sensibles dans le renseignement. La seule chose que nous avons voulu faire, c’est donner une base légale à ce qui se fait déjà”.

Cela fait plusieurs jours que le RN tente d’éteindre l’incendie. “Dans le débat qui nous préoccupe, quand nous parlons de l’accès à des emplois de fonction publique, il n’y a aucun problème pour les agents binationaux, a assuré Sébastien Chenu, vice-président du RN, dans un entretien à BFMTV. Nous ferons en revanche une liste d’emplois – il y en a peut-être 50 – qui sont des emplois extrêmement sensibles de direction de services de renseignement, etc. dans lesquels nous considérons que, pour ne pas avoir de pressions, peut-être même affectives, familiales, il faut être national, Français”.

Précédemment questionné par L’Express, un cadre du RN spécialiste du dossier évaluait à une “centaine” le nombre de postes concernés. Il s’agirait de fonctions “extrêmement sensibles et liées aux intérêts vitaux de la France”, dans des secteurs comme “l’informatique, le nucléaire, la défense”, qui concerneraient “un certain nombre de pays dont la liste serait évolutive en fonction de l’actualité”. Le RN envisage que la liste de postes visés “soit publique” et “fixée par le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN)”, agence interministérielle placée sous l’autorité de Matignon.

Une proposition “insultante”

“Cette proposition revient à nier tout le travail réalisé par les enquêtes administratives et les services d’habilitation”, s’indigne Sébastien Soriano, directeur de l’Institut national de l’Information géographique. Le haut fonctionnaire – qui a des origines péruviennes – s’est notamment ému sur Linkedin de la proposition du Rassemblement national. “Voilà qui est très insultant pour les fonctionnaires de l’Etat qui procèdent scrupuleusement à ces contrôles”, reprend-il.

Dans les faits, la proposition du Rassemblement national n’est effectivement pas une nouveauté. “Le sujet entre d’ores et déjà en considération, abonde notre ancien haut fonctionnaire. Pour certaines candidatures à des postes ultrasensibles, la binationalité – ou le fait d’être étranger – est bien prise en compte, parmi d’autres critères, reconnaît notre ancien haut fonctionnaire. Il ne faut pas être naïf”. Invité ce 25 juin sur Europe 1, le ministre de l’Intérieur ne disait d’ailleurs pas autre chose. “Il y a des entretiens d’habilitation : les membres de mon cabinet, par exemple, évidemment, passent un entretien d’habilitation où on regarde leurs faiblesses. Ça peut-être une binationalité, bien évidemment, ça peut aussi être l’argent, ça peut aussi être une faiblesse familiale”, a expliqué Gérald Darmanin.

Limiter les risques

Officieuse, la pratique existe bien. “Nous avons déjà un certain nombre de protocoles visant à limiter les risques que peut induire une binationalité, confirme un ancien officier des services de renseignement, qui évolue dans le privé depuis deux ans. Cela ne concerne pas que les hauts fonctionnaires ou les officiers : bon nombre d’agents de la fonction publique font l’objet au quotidien de contrôles de sécurité, d’enquêtes, ou de procédures d’habilitation”. Dans les enquêtes d’habilitation – auxquelles sont soumises les personnes, publiques ou privées, qui ont besoin d’accéder à des informations classifiées -, “il est déjà connu que le critère de double nationalité est très limitant”, explique-t-il, reprenant : “Les liens que la personne entretient avec le pays vont être creusés, ses relations passées au crible”.

Ces enquêtes, très détaillées, sont étalées dans le temps : comptez “deux semaines à un mois” pour qu’une procédure d’habilitation “secret” aboutisse, et “huit mois à un an” pour les “secret-défense”. “Les employeurs sont priés de prendre en compte ces durées dans les recrutements”, poursuit l’analyste. Au RN, on affirme bien être au courant. “Mais pour que ce soit bien bordé, il faudrait qu’une loi soit mise en place”, insiste-t-on.

Rendre automatique, en somme, une pratique jusqu’ici laissée à la discrétion des services de renseignement. “Ce qui enlèverait de la souplesse”, insiste l’analyste. Selon le contexte, certaines nationalités sont ainsi “placées directement à la corbeille”, car jugées trop sensibles. La Chine en fait partie. La Russie, aussi, notamment depuis le début de la guerre en Ukraine. Les profils binationaux ou originaires “du Maghreb ou du Moyen-Orient” ont aussi pu faire l’objet d’une vigilance accrue après les attentats de 2015.

Enquêtes automatiques

Annie*, Française ayant acquis la binationalité sur le tard, explique avoir été handicapée dans son parcours pour cette raison. Habituée des couloirs des ministères, approchée en 2018 pour devenir conseillère en cabinet “sur les questions de souveraineté”, elle s’est finalement vue refuser son habilitation. “J’ai appris à ce moment-là que contrairement à ce que l’on m’avait dit par le passé, mon passeport marocain constituait une difficulté”, relate-t-elle. Elle n’est pas la seule dans ce cas. “Pendant trois ans, une Marocaine a formé les forces spéciales aux groupes islamistes. Son contrat n’a pas été renouvelé cette année-là, ce qui a posé problème : des personnes du ministère des Armées étaient désormais obligées de se rendre à ses conférences publiques pour bénéficier de son expertise”, raconte une source sécuritaire.

“La DGSE a recruté dès le début des années 2000 de manière significative des personnes d’origine maghrébine. Leur expertise a été particulièrement utile dans le contre-terrorisme, notamment dans les zones proches de l’Etat islamique”, explique à L’Express Olivier Mas, ancien colonel de la DGSE, qui a notamment réagi sur le sujet dans une vidéo sur Twitter, et s’indigne : “Cette annonce du RN envoie un signal catastrophique à la population binationale en sous-entendant qu’elle aurait une double allégeance”. L’ex-officier du renseignement insiste sur le caractère “automatique” des enquêtes approfondies sur les agents, qui ne se limitent pas à leur seule nationalité. “Quand j’ai épousé une Canadienne, j’ai signé un document signalant que j’étais en dehors des clous, et que le directeur général allait statuer sur mon sort pour dire si je pouvais ou non continuer de travailler pour la DGSE”, signale Olivier Mas.

Trou dans la raquette

Nul besoin d’avoir un double passeport pour être jugé un peu trop proche des intérêts d’un pays étranger. En 2019, un rapport confidentiel du SGDSN s’était d’ailleurs inquiété de la hausse du nombre de mariages entre les militaires des sous-marins nucléaires de Brest et des étudiantes chinoises. Récemment, un employé d’un géant français du secteur de la défense, habitué des voyages en Asie, a lui aussi été privé de son habilitation après avoir emménagé – en France – avec une Chinoise. Il a été licencié par son entreprise. “Cela peut paraître sévère. Mais quand un service d’enquête prend cette décision, c’est qu’elle est motivée par un faisceau d’indices certains. Et il n’y a pas besoin d’être binational pour cela”, glisse notre ancien analyste des renseignements.

Cette vigilance n’empêche pas les trous dans la raquette. L’année dernière, une jeune femme a ainsi été employée au sein d’un service proche de Matignon. Née en Russie, elle affichait néanmoins un profil rassurant, après près de vingt ans de carrière dans l’Hexagone. Mais sur son LinkedIn, un détail a finalement interpellé son service : avant d’arriver en France, cette dernière avait été pendant plusieurs années à la tête d’un département important de la mairie de Moscou. Son cas signalé, il a fallu six mois pour qu’elle soit finalement poussée vers la sortie.




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