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Kennedy et Sinatra : une bromance épique, une rupture fracassante


Dans un pays polarisé comme les Etats-Unis, la musique populaire – pop, rock, folk, jazz, country, rap – reste le dernier langage commun des républicains et des démocrates. La Maison-Blanche s’est donc toujours intéressée à ses stars : Frank Sinatra, Elvis Presley, Bob Dylan, Bruce Springsteen, Kanye West, Taylor Swift et d’autres. Avant l’élection du 5 novembre, L’Express vous raconte, en huit épisodes, l’histoire des couples improbables formés par les bêtes de la scène musicale et les animaux politiques que sont les présidents américains.

Qui aurait pu imaginer pareil dénouement ? Furax, Frank Sinatra sort de sa villa de Palm Springs (Californie), masse à la main, fonce vers l’héliport flambant neuf construit pour son cher “JFK”. Et voilà le dandy au regard azur, tel un forcené, pilonnant la piste d’atterrissage, de rage. Nous sommes en mars 1962. Le crooner vient d’apprendre par un coup de fil que “Jack” (le diminutif de John Fitzgerald Kennedy) ne viendra pas s’encanailler chez lui, comme prévu. Pis, le président démocrate – amateur, comme son compère, d’agapes et de parties fines – passera finalement son week-end chez un rival de Sinatra : Bing Crosby, autre chanteur célèbre, républicain en prime !

Pour accueillir son ami, “The Voice” n’a pourtant pas lésiné : des chambres supplémentaires bâties pour le personnel de la Maison-Blanche à la batterie de 25 lignes téléphoniques destinées à connecter le président au monde à tout instant… Rien n’a été laissé au hasard. Las ! La petite sauterie n’aura pas lieu. Un autre Kennedy a gâché la fête : Robert, frère cadet de John et procureur général des Etats-Unis (ministre de la Justice), ne supporte plus que son aîné fréquente le “bad boy” Sinatra, connu pour ses liaisons dangereuses avec la mafia. Il faut à tout prix couper court à cette relation. Ainsi s’achève, selon l’histoire officielle, l’amitié entre deux des plus grandes icônes du XXe siècle américain. Mais la pègre a bon dos… Soixante ans de confidences soufflées aux biographes des deux stars et des documents déclassifiés du FBI proposent d’autres versions à cette soudaine rupture, faites d’intrigues sexuelles et de triangles amoureux.

JFK cochait toutes les cases pour Sinatra, en quête perpétuelle de classe, lui qui n’avait pas fait d’études et venait d’une famille lambda d’émigrés italiens

Rembobinons. 19 janvier 1961, Washington. C’est le jour de l’investiture de JFK, qui a battu Nixon au mois de novembre précédent. Une tempête de neige historique paralyse la capitale. A l’armurerie de la Garde nationale, qui abrite une salle de réception à l’est de la ville, tout le gratin de Hollywood attend le nouveau président, le plus jeune jamais élu aux Etats-Unis, à 43 ans. Bette Davis, Nat King Cole, Gene Kelly, Ella Fitzgerald, Ethel Merman sont là pour le gala. Le maître de cérémonie s’appelle Frank Sinatra, l’homme qui a œuvré à l’élection de JFK par tous les moyens et voue une admiration sans borne au “golden-boy” du Massachusetts.

JFK, Sinatra et la mafia

“Pour Sinatra, JFK était ce jeune héros de guerre, beau, mince, incroyablement charismatique et plein d’esprit. Il venait d’une riche famille du Massachusetts, avait étudié à Harvard. Bref, il cochait toutes les cases pour le chanteur, en quête perpétuelle de classe, lui qui n’avait pas fait d’études et venait d’une famille lambda d’émigrés italiens”, raconte James Kaplan, auteur de Sinatra. The Chairman.

Leurs routes se croisent cinq ans plus tôt. Kennedy est alors jeune sénateur. Son père, Joseph (“Joe”) n’a qu’une idée en tête : hisser son fils au sommet, jusqu’au bureau Ovale de la Maison-Blanche. “Nous allons vendre Jack comme des savons !” plaisante le patriarche, homme d’affaires peu scrupuleux qui a fricoté avec la mafia pendant la prohibition afin de vendre de l’alcool sous le manteau. Joe s’impose comme le cerveau de la campagne. Il connaît les liens de Sinatra avec le boss des voyous de Chicago, Sam Giancana. Il n’y va pas par quatre chemins : “Nous avons besoin d’un coup de pouce de nos amis de Chicago”, lance-t-il à Sinatra lors d’un déjeuner à la résidence d’été des Kennedy avec vue sur mer, à Hyannis Port, rapportent Anthony Summers et Robbyn Swan dans Sinatra (Denoël, 2006). “Ils contrôlent les syndicats, ils peuvent faire la différence dans la bataille. Mais tu comprends bien que je ne suis pas en mesure d’aller leur parler, Frank. Ça pourrait nuire à Jack […] La meilleure chose que tu puisses faire, c’est de leur demander leur soutien comme une faveur personnelle.” Sinatra acquiesce. “Papa était en mission”, confiera plus tard sa fille Tina dans une interview à CBS News. La légende dit que l’aide de Giancana a permis au catholique Kennedy de remporter, entre autres, l’Etat de Virginie-Occidentale, difficilement prenable protestante.

Mais Sinatra ne s’en tient pas à ce rôle d’intermédiaire. Le “petit gars d’Hoboken”, dans le New Jersey, tient sa ferveur démocrate de sa mère, Della, qui faisait déjà du porte-à-porte pour le parti dans son comté. Pour propulser son ami à la présidence, le crooner réinterprète son tube High Hopes : “Everyone is voting for Jack/Cause he’s got what all the rest lack” (Tout le monde vote pour Jack, car Jack a tout ce que les autres n’ont pas). Puis : “1960’s the year for his high hopes/Come on and vote for Kennedy” (1960 est l’année de ses grands espoirs, venez voter Kennedy). “Sinatra a fait bien plus que cette chanson, reprend James Kaplan. Il a apporté à Kennedy la pièce manquante pour sa victoire : sa connexion à Hollywood et au show-business.”

Sinatra, entremetteur en chef

“Il attirait les foules dans tous les événements, du pain bénit pour les équipes démocrates qui pouvaient inscrire les gens sur les listes électorales et les mobiliser pour la campagne, abonde le politologue Larry Sabato, auteur de The Kennedy Half-Century. Sinatra était très impliqué sur le terrain et pour lever des fonds. Tout ce qu’on lui demandait, il le faisait, sans la moindre hésitation. Il a aussi prêté son jet privé, ce qui n’était pas négligeable à l’époque car JFK devait financer sa campagne face au candidat et vice-président Nixon.”

La victoire en poche, l’amitié entre Sinatra et Kennedy semble indéfectible. D’autant qu’une passion – une obsession – commune anime les deux acolytes : les femmes. “Depuis le premier jour, Kennedy voyait en Sinatra un homme capable de lui présenter les plus belles femmes du monde”, reprend James Kaplan. Des années après leur mort, une note du FBI évoquera les orgies organisées dans la suite de Kennedy à l’hôtel Carlyle, à Manhattan. On y retrouve, parmi d’autres, les frères Kennedy, Marilyn Monroe. Et Frank Sinatra.

Entremetteur en chef, l’interprète de Strangers in the Night n’hésite pas à “proposer” à son ami d’anciennes conquêtes. Parmi elles, l’éblouissante Judith Campbell – que Sinatra présente quelques semaines plus tard à un autre proche : le parrain de la pègre de Chicago, Sam Giancana. Amante de deux hommes à la fois, et même, disent certains, messagère entre ces puissants. Un beau jour, le chef du FBI John Edgar Hoover, découvre le pot aux roses. Le premier flic des Etats-Unis entretient des relations orageuses avec les frères Kennedy. “Pour la première fois, il se sentait sur la sellette, raconte Larry Sabato. Il savait que les Kennedy ne l’aimaient pas. Il a donc fait savoir à Robert Kennedy, alias ’Bobby’, qu’il avait des preuves claires de ce triangle amoureux, dans lequel Sinatra avait joué un rôle central. Et qu’il serait dommage que ces informations soient rendues publiques…” Un chantage en bonne et due forme qui serait, selon Sabato et d’autres, la vraie raison du “divorce” entre JFK et Sinatra. A moins que d’autres ébats n’aient précipité cette amitié dans le mur ?

Dans un livre paru en 2012, l’écrivain américain Lee Server le suggère. D’après ses recherches, le légendaire “Chairman of the Board” (autre surnom de Sinatra) couchait avec Patricia Kennedy, la sœur de John et Robert, dans un seul but : que “Pat” pèse sur ses frères, à commencer par le ministre de la Justice “Bobby”, pour laisser les amis mafieux de Sinatra tranquilles. Peine perdue. Du jour au lendemain, le crooner le plus désirable des Etats-Unis tombe en disgrâce. Des années plus tard, à l’orée des seventies, Sinatra est un homme amer, la vague hippie et rock’n’roll a englouti sa génération des crooners. “Ol’Blue Eyes”, la cinquantaine, vire républicain. Plus tard, il militera pour Ronald Reagan. Une tout autre chanson.




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