Un argument résonne depuis plusieurs années comme une petite musique qui accompagne notre vie politique : “on n’a pas encore essayé”. De quoi s’agit-il ? De l’aventure du Rassemblement national au pouvoir. Cette musique s’est fait particulièrement entendre ces dernières semaines, au point qu’elle a été moquée de bien des façons sur les réseaux sociaux et même dans des dessins de presse. “Ah oui ?”, “vraiment ?” reprennent ironiques les persifleurs : on n’a pas essayé le bain d’acide non plus ; on n’a pas essayé de se jeter dans le vide, etc. C’est amusant et pas si faux mais cela réduit la formule à celle du sophisme de l’argumentum ad novitatem. Celui-ci consiste à considérer comme supérieure une option parce qu’elle est nouvelle, ou à dénigrer une situation parce que nous la vivons au présent (ce qui revient presque au même).
Il me semble, cependant, que le slogan “on n’a pas encore essayé” dit plus que cela. Lorsque la moquerie rétorque qu’on n’a pas essayé de se jeter dans les griffes d’un tigre, on suppose que la phrase implique un univers infini de possibles ; or elle dit tout l’inverse. Cette formule révèle deux choses d’un certain imaginaire politique contemporain : on a déjà tout essayé sauf cela, et tout le reste a été insatisfaisant. Les deux points sont à interroger. Le premier parce qu’il n’est pas vrai qu’on a tout tenté en matière d’aventure politique : nous n’avons pas essayé la décroissance ou l’autogestion… pas à un niveau national en tout cas. A un niveau plus local, les expériences politiques ont été nombreuses dans ce domaine : la New Australia, la Colonia Cecilia et les innombrables tentatives pour refonder sur des “bonnes bases” la vie sociale… Gilles Lapouge y avait consacré un beau livre, Utopie et civilisations, et résumait la chose en écrivant : “Le réel est contre”. Ce n’est pas un argument définitif mais, du moins, cela inspire-t-il une forme de méfiance concernant les aventures politiques qui proposent le meilleur et qui, en se fondant sur une anthropologie naïve, aboutissent au pire.
Impuissance et frustration
Le second point me paraît le plus intéressant : “tout le reste a été insatisfaisant”. On pourrait ironiser sur cette morosité en rappelant que Steven Pinker, dans son livre Le triomphe des Lumières, chiffres à l’appui, montre que la période que nous vivons est la plus décente, tant du point de vue de la prospérité que de la santé ou de la sécurité – et ce dans le monde entier -, mais ce serait inutile. Ce faisant, on oublierait que le politique est souvent affaire de représentations plus que de faits objectifs, de sorte que ces perceptions collectives deviennent la réalité et non un simple fantasme que l’on pourrait faire s’évaporer à coups d’arguments statistiques – aussi valides soient-ils objectivement.
C’est désespérant pour un rationaliste mais les faits sont là : l’imaginaire politique contemporain tient en partie dans cette petite phrase : “on n’a pas encore essayé”. Elle dit tout à la fois le sentiment d’impuissance de nos contemporains dominés par l’idée d’une dépossession dans tous les domaines, et celui d’une frustration qui les enjoint à croire qu’aucune expérience politique ne serait à craindre, attendu que nous aurions déjà “touché le fond”. Ils oublient que le pire a plus d’imagination qu’eux et que le fond est un gouffre. Et c’est ainsi que les aventures totalitaires accompagnent souvent, dans l’ombre, les démocraties : elles attendent leur moment. Celles-ci peuvent s’affadir face aux contraintes du réel comme, semble-t-il, on l’observe en Italie aujourd’hui. Elles peuvent aussi se transmuer en péril inarrêtable comme l’histoire l’a montré avec la chute de la République de Weimar.
En réalité, aucun modèle ne peut prévoir une arborescence aussi chaotique entre la cause et les effets. Je n’ai pas la naïveté de croire que notre pays pourrait facilement basculer vers une éclipse totale, mais j’espère que nous avons assez de lucidité collective pour savoir que le monde est devenu plus imprédictible que jamais. Un proverbe nous invite à être “courageux mais pas téméraire”. L’histoire retiendra-t-elle qu’en cet été 2024, le peuple français a été téméraire mais pas courageux ?
*Gérald Bronner est sociologue et professeur à La Sorbonne Université.
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