Avec ses quelque 750 pages, il n’a pas franchement le format “bagage cabine”, mais à l’approche de l’été, Le Huit de Katherine Neville devrait trouver place dans nombre de valises. Ce roman historico-ésotérique, gros succès lors de sa sortie en France en 2002 (1988 aux Etats-Unis) avec plus de 200 000 exemplaires vendus, indisponible depuis plusieurs années, est enfin réédité par les éditions du Cherche Midi. Il a tous les ingrédients du parfait pavé de plage : de l’aventure, du mystère, de la grande histoire, de la plus modeste… Enoncée ainsi, la recette peut susciter la crainte chez les allergiques à un genre intellectualisé par Le Nom de la rose d’Umberto Eco et popularisé par le Da Vinci Code de Dan Brown. Ils auraient tort : même si l’on n’est pas féru d’échecs, même si l’on n’aime pas l’occulte, le livre séduit.
L’une de ses grandes forces est de mêler habilement deux époques. La première partie se déroule en 1790, au cœur de la Révolution française. Dans le sud de la France, alors que plane la menace d’une confiscation des biens du clergé, l’abbesse de l’abbaye de Montglane décide d’exhumer des pièces d’un trésor caché depuis des décennies et de les disperser en les confiant à des novices envoyées sur les routes. Puis le livre plonge en 1973 à New York : une jeune informaticienne qui travaille pour Triple M, le plus grand fabricant d’ordinateurs au monde, est mutée en Algérie par son employeur. Une punition, croit-elle. Elle perçoit les choses curieuses qui se préparent autour de l’Opep, sans en mesurer encore l’ampleur. Mais le danger vient d’ailleurs : de ce tournoi d’échecs au cours duquel un grand maître est mort, de cet antiquaire qui lui demande de retrouver un jeu, de cette drôle de famille dont elle est proche, mais aux comportements étranges.
Le Huit passe avec bonheur de la Russie de la grande Catherine à l’Algérie de l’avant-choc pétrolier, des couloirs de l’ONU aux heures les plus violentes de la Terreur. On croise des personnages comme Talleyrand, Napoléon Bonaparte dans sa Corse d’origine, l’exalté Marat et Charlotte Corday, Voltaire ou Richelieu. Dans la période contemporaine, à l’occasion d’un sommet de l’Opep qui va décider du sort de la planète, on découvre le colonel libyen Kadhafi, qui déjà fait des siennes, l’Algérien Boumédiène et bien d’autres. On a l’impression de (re) vivre l’Histoire, de lointains souvenirs d’école remontent. De temps en temps, on comprend que l’auteure, l’Américaine Katherine Neville, a transformé les événements pour les faire coller à son intrigue, mais il n’y a rien de grossier là-dedans, juste une légère torsion de l’histoire.
Même le volet ésotérique de ce jeu d’échecs après lequel tout le monde court fonctionne parfaitement. On imagine le plateau offert par le gouverneur musulman de Barcelone à Charlemagne. On a envie d’en toucher les pièces, ce chameau d’or portant une tour sur le dos, cet homme juché sur un éléphant à la trompe dressée, cette femme sur une chaise à porteur, symbolisant la reine, inspirée de celles de l’Egypte ancienne ou de la Perse. De l’Europe de Charlemagne au New York des années 1970, en passant par le Paris de la Révolution française, les pièces se dispersent, se rassemblent, s’éloignent à nouveau. On suit leur parcours avec passion comme sur un plateau, on finit par imaginer tous les personnages en reine, fou, cavalier, noir ou blanc. Peu importe qu’on ne connaisse rien aux règles, on se laisse porter, on a envie de se plonger dans un manuel. Promis, dès demain, on s’y met.
On ne comprend pas tout. On s’étonne de certaines improbabilités, comme cet avion surgi opportunément au fond du désert pour ramener l’héroïne en terres hospitalières. On regrette par moments le côté artificiel de l’écriture quand le roman s’interrompt pour laisser la place au “récit” de tel ou tel personnage qui remonte un peu plus loin encore dans le passé. On sourit de certaines péripéties en surnombre, on s’agace une seconde de certaines longueurs, mais on a envie de savoir, on s’accroche. On se laisse séduire par l’atmosphère délicieusement surannée du New York des années 1970, de l’Algérie nouvellement indépendante, qui n’est pas sans rappeler les premiers James Bond, pièces de collection vintage qu’on revisionne toujours avec plaisir. Et on ne le regrette pas quand le voile se lève sur le mystère. En novembre prochain, sortira une réédition du Feu sacré, où évolue la fille de Catherine Velis, l’héroïne du Huit. A lire, cette fois, sous un plaid devant un feu de cheminée ou à offrir à Noël.
Le Huit Par Katherine Neville, Trad. de l’anglais par Évelyne Jouve, Le Cherche midi, 752 P., 21,90 €
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