Dans la presse, sur les ondes, et sur les réseaux sociaux, Jordan Bardella itère : “Nous refuserons Matignon si les Français ne nous donnent pas de majorité absolue”. À moins que… “des députés […] qui ont exprimé par le passé une proximité avec nous” acceptent de faire alliance avec le Rassemblement national (RN), évacue mine de rien Marine Le Pen au micro de France Inter mardi 2 juillet. L’importance réside dans le fait que “nous puissions […] changer la vie des Français”.
Sauf qu’en insinuant qu’une majorité absolue seule permettrait au RN d’appliquer son programme, la tout juste réélue députée du Nord enjambe de plusieurs mètres la réalité institutionnelle. Car majorité absolue ou pas, in fine qu’importe puisque au-delà de ses opposants au sein de l’hémicycle, le parti à la flamme cofondé en 1972 par Jean-Marie Le Pen, fera face à des obstacles bien plus redoutables s’il venait à signer un bail à Matignon.
Obstacle n°1 : Le Conseil constitutionnel
Au premier rang desquels le Conseil constitutionnel. Personne n’imagine Laurent Fabius, président de l’institut de la rue Cambon et ancien Premier ministre de François Mitterrand, laisser vivre un texte instaurant la préférence nationale, ou fermer les yeux sur la suppression du droit du sol.
“Certes, les Sages se doivent de ne regarder que le droit, et d’être impartiaux, mais il existe des lignes rouges qu’ils ne sauraient franchir”, glisse un fin connaisseur du Conseil constitutionnel. Et d’attirer l’attention sur “le sacro-saint principe d’égalité” qui risquerait d’être dégainé en cas de “mesures instituant des différences trop importantes entre les Français et les étrangers”. Si tel est le cas : aucun recours n’est possible.
Sauf en cas d’approbation de la loi par voie référendaire. Et pour cause, les Sages de la rue Cambon n’ont pas la main pour censurer une loi adoptée par référendum. Afin de contourner le “gouvernement des juges”, Jordan Bardella pourrait ainsi être tenté de se frotter au suffrage populaire. Pour ce faire, un seul chemin possible : le référendum d’initiative partagée, le fameux “RIP”, fruit de la révision constitutionnelle coordonnée par Nicolas Sarkozy en 2008.
Mais contrairement au référendum classique, inscrit par les pères de la Ve République à l’article 11 de la Constitution, le RIP se caractérise par la rigidité de ses conditions d’application. Car pour être déclenchée, l’initiative doit être soutenue par a minima un cinquième des membres du Parlement – soit 185 députés ou sénateurs – et par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales – environ 4,7 millions. “Ce qui pourrait prendre beaucoup de temps : plusieurs mois, voire plus d’un an”, explique le constitutionnaliste Guillaume Tusseau.
Deux difficultés toutefois : tout d’abord, contrairement au référendum législatif, ou d’initiative présidentielle, le Conseil constitutionnel doit juger de la conformité du texte avant l’ouverture de la période de recueil des soutiens à la proposition de loi dans le cadre d’un RIP. Ensuite, le projet de loi ne doit pas avoir été examiné par aucune des deux chambres du Parlement. On pourrait dès lors imaginer que le Sénat, “particulièrement hostile au Rassemblement national”, selon le politologue et historien Jean Garrigues, se précipite sur le texte afin de l’empêcher d’être présenté à un référendum.
Obstacle n°2 : Le Sénat
Ainsi, le Sénat pourrait-il s’illustrer comme un pôle actif de résistance face à une majorité d’extrême droite à l’Assemblée nationale. En cas de tentative de détricotage du Conseil constitutionnel, par exemple. Depuis plusieurs années, et davantage encore après la censure de mesures présentes dans la loi immigration en décembre, les cadres frontistes plaident pour une modification du mode de désignation des Sages, jugés trop politiques.
Une manœuvre qui nécessiterait toutefois une révision constitutionnelle, et ainsi, l’aval des trois cinquièmes de chacune des deux chambres du Parlement. À ce moment-là, il ne fait aucun doute que dans sa composition actuelle, le Sénat, “très soucieux de la préservation des institutions de la Ve République” se dresserait vent debout contre ce type d’initiatives, anticipe Jean Garrigues. Raison pour laquelle le Rassemblement national sait qu’il a intérêt à se faire des alliés.
Plusieurs de ses cadres seraient même déjà en train de prospecter pour tenter de convaincre les sénateurs les plus à droite de l’hémicycle du Palais du Luxembourg. “Ils parviendront à en séduire quelques-uns, mais pas suffisamment pour rebattre les cartes en leur faveur au Sénat, qui est une assemblée de centristes, plutôt prêts à former une coalition avec les macronistes”, relativise le professeur en droit constitutionnel Guillaume Drago.
D’autant que le président de la chambre haute, Gérard Larcher, l’a lui même martelé devant le groupe Les Républicains au Sénat : “Je le dis avec force : je n’avaliserai jamais, sous aucun prétexte, un accord avec le RN contraire à l’intérêt de la France et à notre Histoire”. Conscient bien sûr, qu’en dehors du champ des révisions constitutionnelles, le Palais Bourbon a le dernier mot. Et qu’un Jordan Bardella à Matignon aura, à l’instar de ses prédécesseurs, l’arme du 49.3 en cas de blocage de la navette législative.
Obstacle n°3 : Le président de la République
Reste alors le président de la République, ultime gardien des institutions. Un texte qui irait trop loin ? Saisine du Conseil constitutionnel. Une ordonnance qui viendrait ébranler un peu trop sa conscience politique ? Refus d’y apposer sa signature. “On voit difficilement un Emmanuel Macron faciliter la tâche à un gouvernement dont il n’approuve pas les vues et laisser filer des textes que lui n’approuve pas”, confirme Guillaume Tusseau. Si cohabitation il y a avec Jordan Bardella, “elle serait certainement la plus abrupte de toute la Ve République”, confirme Jean Garrigues. Ce, pour une raison simple : jusqu’à présent, les cohabitations se sont faites avec des personnalités issues d’un bord politique différent, certes, mais partageant une même tradition républicaine.
Ainsi arrivait-il que des liens personnels entre le président de la République et des membres du gouvernement de cohabitation se nouent. François Mitterrand avec Michel Noir, ou encore Jacques Chirac avec Hubert Védrine sous le gouvernement Jospin. Sur ce point, l’entourage respectif des deux membres du couple exécutif, formé à l’issue d’un mariage forcé, jouait un rôle crucial. “Le personnel de l’Elysée et de Matignon a toujours veillé à continuer à faire fonctionner la machine, ce qui pourrait ne pas être le cas dans le cadre d’une cohabitation Bardella – Macron, où les échanges risqueraient d’être beaucoup plus complexes”, estime Jean Garrigues.
D’autant que pour irriter Jordan Bardella, Emmanuel Macron pourrait s’inspirer d’un de ses prédécesseurs. En 1986, le président François Mitterrand prend la liberté d’opposer une fin de non-recevoir à son Premier ministre de cohabitation, Jacques Chirac, lorsque celui-ci lui demande de signer les ordonnances sur les privatisations. Le Sphinx ne refusera toutefois de promulguer une loi votée par le Parlement. Emmanuel Macron, “dont l’audace n’est plus à démontrer”, selon Jean Garrigues, pourrait-il franchir une nouvelle étape en excluant par exemple de promulguer un texte ?
Sur le plan juridique, l’article 10 de la Constitution indique que “le président de la République promulgue les lois dans les quinze jours qui suivent la transmission au Gouvernement de la loi définitivement adoptée”. La saisine du Conseil constitutionnel et la demande d’une nouvelle délibération du Parlement semblent dès lors être les seules voies de recours possibles pour le chef d’Etat. Mais ne pas promulguer une loi votée par les représentants du peuple serait en outre mortifère. “Ça le mettrait en porte à faux par rapport à sa propre démarche de dissolution qu’il a justifié par l’idée d’en appeler à un retour au peuple”, rappelle le politologue Jean Garrigues. D’autres, au lendemain de la dissolution restent plus prudents : “Le président de la République a su démontrer à maintes reprises, qu’il ne se refusait rien”.
Source