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Courbevoie, Crépol, Châteauroux… Les faits divers, un booster du vote RN ?


L’émoi face à l’horreur. La crainte d’un acte II au pied de chez soi. Des mots-clefs ensuite, “insécurité”, “immigration”, “ensauvagement”, distillés par une partie de la classe politique dans les médias et sur les réseaux sociaux. Thomas, Lola, Matisse, Philippe et à quinze jours du premier tour des législatives, le viol à caractère antisémite d’une enfant de 12 ans à Courbevoie. Dans ce dernier cas, comme dans la plupart des drames précédents, le Rassemblement national, régulièrement accusé d’instrumentaliser les faits divers, est monté au créneau. Marine Le Pen dénonçant une “stigmatisation des juifs depuis des mois par l’extrême gauche” et Jordan Bardella, le président du RN, un “antisémitisme d’atmosphère”. Sur les plateaux de télévision, l’hypothèse d’un tournant dans la campagne des législatives : le parti lepéniste allait-il profiter d’un effet “fait divers” dans les urnes ?

Qui s’attarderait sur les scores réalisés par le parti de Jordan Bardella aux dernières élections européennes et législatives dans les communes récemment marquées par des drames pourrait bien s’en convaincre. Rien qu’à Crépol (Drôme), où le jeune Thomas Perotto a été tué dans la nuit du 18 au 19 novembre 2023 au terme d’une bagarre survenue lors du bal du village, le RN a réalisé le 9 juin dernier un bond de plus de 20 points par rapport au scrutin de 2019 (et la tendance s’est confirmée lors des législatives).

A Châteauroux (Indre), théâtre du meurtre de Matisse, décédé après avoir été poignardé à plusieurs reprises le 27 avril, le RN a également augmenté son score de plus de 10 points aux européennes. Dans la première circonscription de l’Indre, à laquelle est rattachée la commune, la hausse du score du parti lors des législatives s’élève même à 20 points par rapport à 2022.

Derrière un apparent sursaut, une réalité plus nuancée

Même à Courbevoie, où une collégienne de 12 ans a été tabassée puis violée le 15 juin dernier par des garçons du même âge lui reprochant de ne pas lui avoir dit qu’elle était juive, le score du parti à la flamme a quasiment triplé lors du scrutin législatif qui se déroulait quinze jours plus tard.

Derrière cet apparent sursaut, la réalité est plus nuancée. A Courbevoie, justement, si le RN est bel et bien passé de 5,5 % à 15,1 % des voix en l’espace de deux ans, il en totalisait déjà 14,36 % lors des européennes de 2024. En réalité, même en s’écartant de la petite couronne et de ses abords, les chiffres sont loin de confirmer l’existence d’un effet “fait divers”.

Dans la 13e circonscription du Nord, dont fait partie Grande-Synthe – où Philippe Coopman, un jeune éducateur de 23 ans avait été retrouvé inconscient, défiguré et dévêtu en avril, le candidat RN est certes arrivé en tête avec 43,5 % des suffrages contre 30,2 % en 2022. Mais à l’échelle de la commune, la formation d’extrême droite n’a recueilli que 36,3 % des voix, contre 42,8 % pour le candidat insoumis du Nouveau Front populaire. En clair : à Grande-Synthe, le parti de Bardella n’a augmenté son score que d’environ 7 points par rapport au scrutin de 2022, contre plus de 13 à l’échelle de la circonscription, et 14,5 à l’échelle de la France. Sur ce drame, le clan lepéniste s’était fait discret, tandis que le maire socialiste Martial Beyaert de la ville avait déposé plainte auprès de la procureure à la suite d’”attaques subies par des groupuscules d’extrême droite [ayant] tenté de récupérer ce drame à des fins politiques”…

Un facteur parmi d’autres

Nous sommes le 27 avril 2024 quand Matisse, un adolescent de 15 ans, est tué de plusieurs coups de poignard à Châteauroux. Le suspect, un mineur du même âge d’origine afghane, était connu des services de police notamment pour vol aggravé avec violence. Le lendemain, Jordan Bardella s’empresse de dénoncer sur X un “nouveau drame lié à notre politique migratoire”. Le surlendemain, il réitère dans une vidéo léchée, dénonçant la “politique migratoire hors contrôle et insensée” dont la jeunesse française serait la “nouvelle victime”. Drapeau bleu-blanc-rouge en arrière-plan.

Près de deux mois plus tard, dans la première circonscription de l’Indre à laquelle est rattachée Châteauroux, le RN a certes quasiment doublé son score aux législatives, passant de 22,3 % à 40,2 % en deux ans. Mais à l’échelle de la commune, touchée au premier chef par l’événement, le RN n’a toutefois recueilli que 31,92 % des voix (soit à peine la moyenne nationale) contre 16,9 % en 2022. Là encore, l’amélioration du score du parti est moins importante à l’échelle de la commune (+ 15,1) qu’à l’échelle de la circonscription (+ 17,9 points), et même du département de l’Indre (la hausse étant de plus de 18 points dans la seconde circonscription).

“Un fait divers peut peser sur une élection mais, aussi dramatique et marquant soit-il pour la commune concernée, il n’est qu’un facteur parmi d’autres comme le niveau socioculturel, le système de valeurs, les attentes qui, eux aussi peuvent avoir un impact sur le choix des citoyens, analyse Frédéric Micheau, directeur général adjoint de l’institut OpinionWay. Il est donc difficile, voire impossible, d’isoler l’effet d’un fait divers au sein de tous les déterminants du vote”.

Le célèbre précédent “Papy Voise”

Pour L’Express, Guillaume Caline, directeur du pôle Enjeux publics et opinion au sein de Verian (ex-Kantar Public), a établi le taux de progression moyen du vote RN entre les européennes de 2024 et celles de 2019, selon la taille des communes en France métropolitaine. Résultat : la progression du vote lepéniste dans nombre de communes concernées par un drame ces dernières années se trouve en réalité… dans la moyenne. A Rantigny, commune de l’Oise de 3 000 habitants marquée par le viol sordide de Shanon, une collégienne décédée en mars dernier après trois semaines de coma, le RN n’a progressé “que” de 10 points entre 2019 et 2024, là où les communes comprenant entre 500 et 3499 habitants ont observé une hausse de 11 points. A Viry-Châtillon (31 000 habitants), où Shemseddine, 15 ans, a été tué en avril après avoir été passé à tabac, la hausse est de 7 points, soit parfaitement dans la moyenne des villes comprenant entre 10 000 et 49 999 habitants.

“La médiatisation d’un fait divers peut avoir un retentissement national massif en captant l’attention des 92 % des Français qui ont l’impression que l’insécurité a augmenté, fait valoir de son côté Erwan Lestrohan, directeur d’études à l’institut de sondages Odoxa. Mais au-delà de cette attention des Français, pour qu’un fait divers impacte sensiblement un vote, il faut qu’il entre en résonance avec un climat politique, des inquiétudes très ancrées dans la population, le discours d’un parti”.

Le spécialiste cite le célèbre précédent “Papy Voise” – l’agression d’un septuagénaire, chez lui à Orléans, la veille du premier tour de la présidentielle de 2002, qui aurait selon la légende (en partie fausse) changé le cours de l’élection et permis à Jean-Marie Le Pen d’accéder au second tour. “On ne peut pas dire que cet événement a radicalement changé le cours de l’élection, le terreau était là. Mais justement, ce fait divers entrait parfaitement en résonance avec les préoccupations de l’électorat de droite concernant la dimension sécuritaire et ce, dans le cadre d’une campagne déjà très axée sur ces enjeux”.

A l’inverse, précise encore Erwan Lestrohan, lorsque Mohammed Merah avait assassiné en 2012 trois militaires à Toulouse et Montauban, puis abattu froidement un adulte et trois enfants dans une école juive, le vote en faveur des candidats de droite, Nicolas Sarkozy ou Marine Le Pen, n’avait pas significativement progressé. “La menace terroriste ne faisait alors pas partie des préoccupations prioritaires des électeurs, dans une campagne qui avait plutôt pris la tournure d’un référendum pour ou contre Nicolas Sarkozy”, achève-t-il.

Crépol et l’effet de halo

La plupart des spécialistes sollicités par L’Express s’accordent sur le fait que la petite commune de Crépol (à peine plus de 500 habitants) sort du lot. Au point de faire dire à Emmanuel Rivière que l’hypothèse d’un “effet fait divers” dans cette commune est “solide”. Aux européennes, le RN totalisait déjà une hausse de 22,6 points par rapport au précédent scrutin – là où, en moyenne, le parti n’a observé qu’une progression de 11 points dans les communes comprenant entre 500 et 3 499 habitants. Aux législatives, le vote lepéniste est d’autant plus symptomatique qu’à l’échelle de la commune, ce dernier s’élève à 42,9 % des voix, contre 38,4 % à l’échelle de la circonscription. C’est près de 24 points de plus qu’en 2022, là où à l’échelle de la circonscription, la hausse se limite à 18 points.

“Dans une petite commune comme Crépol, tout le monde se connaît. Imaginez un petit village paisible comme celui-ci subitement sous les projecteurs, érigé en symbole, sous le choc d’un fait divers qui suscite une très forte émotion. Tous ces facteurs contribuent à ce qu’il y ait un impact sur le vote”, analyse Emmanuel Rivière. Ce dernier se veut d’autant plus catégorique que dans les communes limitrophes, on observe également un “effet de halo”, c’est-à-dire une hausse significative du vote RN autour de Crépol, plus importante que dans la circonscription. “Si l’événement a bel et bien eu un effet sur le vote de la commune, il y a de fortes chances pour que ce soit aussi le cas dans les petites communes alentours”, précise le spécialiste.

Entre 2022 et 2024, le vote RN a ainsi progressé de près de 30 points à Le Chalon, de près de 21 points à Charmes-sur-L’Herbasse, et d’environ 20 points à Valherbasse. Dans ces trois communes, la progression du score du RN entre 2022 et 2024 est non seulement au-dessus de celle réalisée dans la quatrième circonscription de la Drôme (dont toutes ces communes font partie), mais aussi largement au-dessus de celle à échelle nationale, où le RN est passé de 18,7 % au législatives de 2022, à 33,20 % lors du premier tour des législatives de cette année.

“L’augmentation du score du RN sur place est une chose, mais rien ne permet d’affirmer que la mort de Thomas à Crépol et son traitement médiatico-politique ont converti de nouveaux électeurs au RN, tempère cependant Erwan Lestrohan. Je ne dis pas qu’il faut exclure cette hypothèse, mais le plus probable est que cet événement a surtout eu pour effet de maximiser la participation électorale des personnes ayant déjà voté pour le RN par le passé”. Lors du second tour de la présidentielle de 2022, où la participation était de 79,3 %, Marine Le Pen avait recueilli 138 suffrages à Crépol, soit la réserve maximale de voix que la candidate du parti était susceptible de mobiliser parmi les votants. Lors des législatives de 2024 (où la participation s’est élevée à 76,8 %), combien de voix pour le RN ? 138.




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