Mardi 11 juin, ce n’était pas le plan. Un balcon à Marseille. Le Vieux-Port qui s’agite au rythme de musiciens cap-verdiens et la “Bonne Mère” qui regarde. Benoît Payan fait son paquetage, premier train pour Paris. Le maire socialiste de Marseille s’invite dans les négociations du Nouveau Front populaire. Son ami Pierre Jouvet, le lieutenant du Premier secrétaire du PS, et le chef de file des députés roses Boris Vallaud le veulent à leurs côtés pour affronter de féroces négociateurs insoumis. Le bon score de Raphaël Glucksmann aux européennes devait faire les affaires de la maison rose, rebattre les cartes à gauche, casser les jambes de l’hégémonie castratrice de LFI. Quatre jours plus tôt, le même Jouvet babillait avec Marine Tondelier et Raquel Garrido pour élaborer, une dernière fois, l’après-européennes. Un plan sur la comète, des négociations à trois d’abord, sans LFI, pour tenir la dragée haute à Mélenchon. Le groupe des “Insoumis insoumis”, les frondeurs à Mélenchon que sont François Ruffin, Alexis Corbière, Clémentine Autain et d’autres, doivent pouvoir former un groupe à l’Assemblée nationale ; et refaire “les ponts à gauche” avec les sociaux-démocrates hier séduits par Emmanuel Macron qu’il faut convaincre. Il n’en fut rien : à peine le président avait-il annoncé la dissolution que les écologistes se lovaient dans les bras insoumis. Les communistes leur emboîtaient le pas. Quant aux huiles roses, les voici tétanisées par la crainte de voir leur chef Olivier Faure céder à son tour devant Jean-Luc Mélenchon, se contenter de sauver les meubles, ou ne refaire qu’une Nupes “2.0” sans Raphaël Glucksmann.
Alors, Benoît Payan montre les crocs. Il connaît bien “son Mélenchon”. “Il m’a un peu élevé en politique. Je sais comment il fonctionne et je n’ai pas peur de lui”, répète-t-il souvent. Avec Pierre Jouvet, il mène une négociation âpre, violente même face à Manuel Bompard et Paul Vannier, les deux lieutenants de Jean-Luc Mélenchon. Pour les socialistes, il est inenvisageable de sauvegarder tous les députés sortants. Il faut tout revoir de l’accord Nupes de 2022, du sol au plafond. Un bluff permanent pour perturber les Insoumis. Les socialistes menacent de claquer la porte à plusieurs reprises et de convoquer une conférence de presse voire de s’inviter dans un 20 Heures où ils auraient reproché la rupture aux Insoumis.
“A la fin, celui qui gagne, c’est celui qui tient le feu”
Et dans la pièce, un absent si présent… Jean-Luc Mélenchon, encore lui. A Marseille comme à Paris, le bruit court que le leader insoumis cherche une circonscription. C’est à l’Assemblée nationale que la joute politique se déploie depuis 2022, et lui n’y est pas. Un regret à réparer. Payan fulmine : il se doutait que Mélenchon tenterait de revenir par la petite porte, dans une circonscription facilement gagnable. Impossible à Paris, sauf à prendre celle d’une femme. A Marseille, il y a celle de Hendrik Davi, un Insoumis trop critique du chef qui ne sera pas réinvesti. L’édile de la cité phocéenne a déjà tout préparé. Son formulaire 16110*02 (la déclaration de candidature aux élections législatives) est prêt, il n’a qu’à la signer. Où que Mélenchon aille à Marseille, Payan ira l’affronter, il lui fera barrage. Les socialistes, obsédés par le retour du chef insoumis. L’empêcher d’être candidat aux législatives ou au poste de Premier ministre tout au long de la campagne, leur sacerdoce.
Jeudi 13 juin, ce n’était pas le plan. François Hollande pianote le numéro d’Aurélien Rousseau. Il sait que le ministre de la Santé hésite à se lancer sous la bannière du Nouveau Front populaire, chez lui dans le Gard, face au Rassemblement national. Lui aussi tergiverse. Il soutiendra le Nouveau Front populaire d’ici la fin de semaine mais quoi de plus ? Retourner en Corrèze, le cartable de député sous le bras ? Est-ce bien à la hauteur d’un ancien président de la République ? Hollande consulte ses amis. Certains, comme l’ancien patron de Libération Laurent Joffrin, s’offusquent d’un soutien à un mouvement où les Insoumis n’ont pas la portion congrue. Les batailles perdues sont celles qu’on ne mène pas. “Tu as vu La Guerre du feu ? A la fin, celui qui gagne, c’est celui qui tient le feu”, rétorque l’ex devant ceux qui doutent. Et à Aurélien Rousseau, au téléphone : “Il faut qu’on y aille, qu’on fasse peser la social-démocratie sinon on n’y arrivera plus jamais.” Les deux hommes savent que le Parti socialiste ouvre leurs portes aux déçus de Jean-Luc Mélenchon comme à l’aile gauche de la Macronie s’ils le souhaitent. Même Olivier Faure lui tend la main : “Il faut des gens qui ont tenu des responsabilités.”
Il est une clé de plus pour cornériser Jean-Luc Mélenchon. Plan sur la comète, encore un. François Hollande regarde avec gourmandise la présidence de l’Assemblée nationale. Avec un Rassemblement national annoncé aussi haut avant le second tour, le “perchoir” pourrait tomber dans l’escarcelle de l’extrême droite. Sébastien Chenu, vice-président sortant, fait figure de favori mais si Hollande se porte candidat, une fois élu député, il pourra compter sur les voix de la Macronie, des socialistes, communistes et écologistes. Que feront les députés insoumis : voteront-ils pour le candidat du RN ou pour Hollande qu’ils ont tant conspué, celui que Jean-Luc Mélenchon déteste ?
Couper le cordon
Lundi 17 juin, ce n’était le plan. Sur les visages, le masque de la colère. Celle qui enlaidit. Les larmes aussi, parfois. Ici un retraité qui lui parle de “l’immigré du coin de la rue”, là un plus jeune qui ne croit pas “à ce truc du Smic à 1 600 euros”. Ou cette mère de famille, fataliste : “Ce n’est pas contre vous, M. Roussel, mais il faut que ça change.” Et il y a toutes ces fois où il a entendu les mêmes gens prononcer les noms d’Emmanuel Macron et de Jean-Luc Mélenchon comme un crachat. Fabien Roussel n’est ni l’un ni l’autre, mais les gens s’en moquent. Il comprend, alors que la campagne du premier tour de ces législatives anticipées vient de démarrer dans la 20e circonscription du Nord, que la marche sera trop haute face au Rassemblement national. “Ça va être un carnage. Je suis cerné !”, confiait-il déjà à son épouse et à un petit cercle rapproché au lendemain des élections européennes où le parti d’extrême droite réalisait des scores défiant toute concurrence. Le dernier bastion communiste du Nord tombera le 30 juin. A peine les résultats des premiers bureaux tombés, il filera silencieux vers Paris pour rejoindre le siège du parti rouge, place du Colonel-Fabien, et David Cormand. L’écologiste a ramené une bouteille de Ricard déjà bien entamée. Elle ne passera pas la nuit. L’état-major du Nouveau Front populaire doit se réunir au petit matin du 1er juillet pour préparer la stratégie de second tour, faire pression sur la Macronie et les Insoumis, appeler les récalcitrants de deux camps au désistement républicain.
Les oracles sondagiers augurent le pire, racontent déjà l’histoire d’une gauche certes deuxième mais à des années-lumière de renverser la vapeur d’une extrême droite à plus de 10 millions d’électeurs, incapable encore et toujours de convaincre cette France loin des villes. “Je ne suis pas fataliste, je sais que toute vague se refoule”, philosophait Fabien Roussel à quelques jours du second tour. Qui eût cru que le ressac arriverait si tôt, que le RN calerait aux portes de Matignon ? Oh, ce n’est pas une victoire de la gauche mais un réveil national. Le chemin est encore long, et la gauche est loin de gouverner les mains libres. Roussel ne veut pas répéter les erreurs du passé. En 2017, le Parti communiste se donnait corps et âme à Mélenchon avant d’en revenir en 2022, sévèrement, contre lui-même, depuis 2022, au sein de la Nupes. La ligne “Mélenchon”, ce bruit et la fureur, qui fait gagner sans trop de difficultés dans les quartiers populaires des banlieues et dans les métropoles, aura été une stratégie incomplète. “Il faut couper le cordon avec Mélenchon”, répète-t-il à François Ruffin qui ne l’aura fait qu’au dernier moment, en pleine campagne d’entre-deux tours.
“Le mieux, c’est qu’il n’y ait pas d’hégémonie mais si c’est Glucksmann, c’est toujours mieux que LFI”, conseil de Fabien Roussel. Avant les européennes, il bavardait du chemin vers la présidentielle avec Marine Tondelier et Olivier Faure – ses “biloutes” comme il les surnomme, de la méthode à engager, du calendrier d’une probable primaire, d’une confédération de la gauche pourquoi pas. Des discussions à reprendre, et un aggiornamento à faire. Pourquoi avoir accepté de créer les conditions du soupçon d’antisémitisme ? Pourquoi l’inversion des valeurs entre gauche et extrême droite ? Pourquoi des candidats Nouveau Front populaire ont-ils été balayés au premier tour dans les territoires ruraux ? Pourquoi ceux qui ne juraient que par Mélenchon il y a quelques années dénoncent ses outrances aujourd’hui dans leurs tracts ? “Pourquoi on est si haut dans les métropoles et si bas ailleurs ?”, s’égosille le communiste, usé de ces alliances de circonstances à gauche, tantôt le couteau sous la gorge, tantôt au pied du mur face à l’extrême droite, artificielles toujours. Le front républicain n’est pas un programme de gouvernement. “Les gens, ça ne les convainc pas, martèle-t-il. Il faut qu’on apprenne à dérouler quelque chose sur le temps long, qu’on redonne espoir, que les syndicats s’engagent, qu’on arrête de se parler dans les salons, qu’on reconquiert les consciences.”
La pu-purge
Dimanche 7 juillet, ce n’était pas le plan. Jean-Luc Mélenchon n’est plus maître en son palais. Sa citadelle insoumise est affaiblie, son influence égratignée. LFI ne pèse plus que 40 % de la coalition de gauche. Les socialistes se frottent les mains, comptent leurs députés : 67… 69 plus quelques ouailles à venir d’autres rangs. Ils vont concurrencer le groupe insoumis au sein du Nouveau Front populaire à l’Assemblée nationale. François Ruffin, qui apportait à LFI un capital sympathie dans les zones ouvrières du Nord, s’en est allé avec pertes et fracas. Le “Vieux” a vu ses ouailles mener la bataille sans son visage dans certaines circonscriptions. Le communiste Sébastien Jumel qui avait fait campagne pour lui lors de la dernière élection présidentielle, contre l’avis du PCF, distribuait des tracts dénonçant “les outrances de Mélenchon.” Le pater familias insoumis tente de se raccrocher aux branches alors que toute la gauche, ou presque, ne cesse de répéter qu’il ne pourra pas être le Premier ministre, le visage de la coalition. Plus ils le rejettent, plus lui mène sa barque médiatique, enchaîne les interviews et les émissions. Il appelle lui-même des programmateurs des grandes chaînes pour s’inviter sur les plateaux ou imposer ses soldats comme Clémence Guetté sur France 2 lors de l’ultime soirée de l’entre-deux-tours.
Mélenchon, animal blessé. François Ruffin lui a porté l’estocade pendant la campagne. “On a vécu trois semaines dures parce qu’on a un boulet. Vous l’avez entendu. C’est Mélenchon, Mélenchon, Mélenchon, Mélenchon comme un obstacle au vote. Dans des terres comme ici, dans des terres populaires de province, ça bloque”, a lancé le député de la Somme qui ne siégera pas dans le groupe insoumis. Il ne voulait pas être Brutus, a-t-il d’autres choix désormais ? La purge n’est qu’une pu-purge, un acte manqué. Un échec de la stratégie de raidissement de la direction de LFI, menée par ses gardes rouges. L’énergie et l’argent dépensés contre Alexis Corbière, Raquel Garrido, Danielle Simonnet, Hendrik Davi ont choqué dans les rangs de La France insoumise. Le premier a vu venir dans sa circonscription plusieurs députés LFI sortants, tous fidèles au chef, faire campagne contre lui. L’écrivain Edouard Louis et le philosophe parisien Geoffroy de Lagasnerie ont même donné de leur temps. Les militants qui affirmaient à trop haute voix leur soutien à Danielle Simonnet ont vu leurs identifiants de connexion sur Action populaire, le réseau social insoumis, supprimés. Les actions en justice contre les “purgés” qui arboraient le mot “Front populaire” sur leurs tracts ont coûté de l’argent.
Le mouvement a aussi financé des campagnes SMS à plusieurs milliers d’euros, avec des milliers de messages diffusés aux électeurs de ces circonscriptions où la guerre des Insoumis a fait rage. Les boucles de conversations ont été renommées, débarrassées de ceux qu’on appelle même “les nuisibles”. Seul un espace de discussion échappe au contrôle des porte-flingue de Mélenchon : le parlement de l’union populaire, qui compte plus de 200 personnes. Sophia Chikirou y donne de sa personne pour régler ses comptes avec ceux qui ne sont pas au pas, les accuse même de faire un coup avec les socialistes, “ce repère d’anges gardiens du peuple (sic)”. “On aimerait comprendre si Ruffin and co vont appeler au front républicain avec les macronistes. C’est important de clarifier, non ?”, ironise-t-elle un jour. Dans un autre message, elle torpille “Simonnet, Corbière et Davi [qui] ont empoisonné la vie du groupe pendant deux ans”. L’idée de faire perdre Hendrik Davi à Marseille contre le RN traverse même la tête de la direction insoumise. “Ce n’est pas une question de personnes mais de pouvoir, analyse Raquel Garrido. Jean-Luc Mélenchon a perçu chez nous des incarnations, des alternatives à sa personne, notamment pour la présidentielle. C’est pour cela qu’il nous a ciblés mais ce faisant, il nous a renforcés. Les gens ont choisi entre nous et Mélenchon.” La gauche aussi. Le 7 juillet, le Nouveau Front populaire déboule en tête. Ce n’était vraiment pas le plan.
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