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Gideon Rachman : “Nous Britanniques sortons du chaos, vous Français y entrez…”


Chroniqueur au Financial Times depuis 2006, après quinze années passées à The Economist, Gideon Rachman est l’un des meilleurs spécialistes en matière de politique internationale. Il y a deux ans, il publiait The Age of the strongman, analysant la vague des “hommes forts” ayant pris le pouvoir depuis vingt ans. Pour L’Express, le journaliste britannique compare ces législatives françaises au choc du Brexit, au moment même où les Britanniques ont eux voté pour la stabilité, en la personne de Keir Starmer, un responsable politique “ennuyeux” mais centriste. Entretien.

L’Express : Ces législatives en France peuvent-elles être comparées au choc du référendum pour le Brexit au Royaume-Uni, en 2016 ?

Gideon Rachman : Il y a très clairement des points communs entre ces événements. Les deux représentent d’abord un vote anti-élites. Au Royaume-Uni, les riches métropoles étaient opposées au Brexit, alors que les zones rurales et périphériques ont voté pour. Ce schéma se répète en France à travers le vote pour le RN. Mais il y a aussi l’idée que les choses ne peuvent pas être pires et qu’on peut donc tenter le pari d’une sortie de l’Union européenne ou d’un vote pour les extrêmes, alors qu’on sait bien qu’en réalité les choses peuvent encore largement empirer.

L’ironie, c’est que quand nous, Britanniques, avions voté en faveur du Brexit, vous, Français, nous regardiez avec pitié, en vous demandant comment nous pouvions prendre une décision aussi folle, qui allait de toute évidence porter préjudice à notre économie. Aujourd’hui, nous venons d’élire Keir Starmer, un homme politique très ennuyeux mais pragmatique et centriste. La période de chaos politique qui s’est ouvert avec le vote pour le Brexit en 2016 a peut-être pris fin. Alors que vous Français êtes en train d’expérimenter votre Brexit à vous avec cette période d’instabilité politique qui s’ouvre, peut-être pour longtemps. Le calme qui régnait à Londres lors de la soirée électorale de la semaine dernière contrastait en tout cas fortement avec l’atmosphère enfiévrée qui régnait à Paris dimanche soir…

Les nationalismes européens entreront inévitablement en conflit entre eux

Quelles peuvent en être conséquences pour l’Europe ?

Le Brexit représentait une situation bien plus binaire : soit nous restions dans l’UE, soit nous en sortions. Une fois la sortie actée, nous savions que les conséquences allaient être importantes pour le Royaume-Uni. Mais, aujourd’hui, la situation est bien plus incertaine en France. L’extrême gauche et l’extrême droite françaises sont beaucoup plus favorables à la Russie de Poutine que ne l’est Emmanuel Macron. Ce dernier a défendu une vision ambitieuse de l’avenir de l’Europe. Mais la capacité du président français à revendiquer le leadership intellectuel de l’Europe est désormais très menacée vu ses difficultés politiques sur le plan intérieur. La France est sur le point de se replier sur elle-même, et il faudra peut-être de nombreux mois avant qu’elle ne dispose d’un gouvernement capable d’apporter une réponse cohérente aux questions européennes. Ce sera un problème pour l’ensemble de l’Union européenne.

La question est aussi de savoir si le RN compte appliquer ses politiques les plus controversées s’il accède un jour au pouvoir. Marine Le Pen a déjà fait marche arrière sur la monnaie unique, cessant d’évoquer une sortie de l’euro. Mais une partie de son programme représente une violation manifeste des règles communautaires : refus de la primauté du droit européen, discrimination sur le marché du travail, restauration de contrôles à la frontière qui viole les accords de Schengen, volonté de ne pas agir pour réduire les déficits publics alors que la France ne respecte déjà pas le pacte de stabilité… On a constaté à quel point l’Union européenne avait déjà eu du mal à imposer ses règles à la Hongrie de Viktor Orban, un pays avec moins de 10 millions d’habitants très dépendant des financements européens. Comment fera-t-elle avec un Etat bien plus puissant ? L’Union pourrait survivre sans la Hongrie, mais c’est impossible sans la France.

Plus globalement, l’extrême droite en Europe ambitionne aujourd’hui d’acquérir suffisamment de poids au sein du Conseil européen, entre la France, les Pays-Bas, l’Italie et peut-être même l’Allemagne avec l’AfD, afin de revenir à une Europe d’Etats-nations, plutôt que mener une intégration supranationale. Mais ce serait détruire l’UE actuelle, et notamment le marché commun. D’autant plus qu’il ne faut pas oublier que ces Etats, même tous dirigés par des gouvernements d’extrême droite, ont des intérêts différents. Les nationalismes entreront inévitablement en conflit entre eux. Car s’ils accordent tous sur le fait qu’ils n’aiment pas l’immigration et la loi supranationale européenne, ils ont aussi de profonds désaccords. La Hongrie convoite toujours une part du territoire de la Roumanie comme de l’Ukraine. La France et l’Italie ne s’entendent déjà pas au sujet des migrants. Une Allemagne libérée des contraintes communautaires susciterait des craintes chez ses voisins… C’est justement pour en finir avec ces rivalités nationales que l’Union européenne s’est construite…

Peut-on imaginer un scénario “à la Liz Truss”, comme l’a répété Bruno Le Maire ? La Première ministre britannique avait été poussée à la démission par les marchés financiers en 2022…

L’euro est à la fois une assurance et une contrainte pour la France. La zone euro est large, et une panique financière, comme on l’a vu avec la livre britannique durant le court mandat de Liz Truss, semble bien moins probable. La crise de confiance s’exprimera plus à travers le spread OAT-Bund, c’est-à-dire l’écart de taux entre les emprunts d’Etat français et allemands à dix ans, ce qui rendrait le remboursement de la dette française plus onéreux à terme, avec une pression fiscale grandissante sur le pays. Les promesses du Nouveau Front populaire comme du RN au sujet des retraites ne pourraient être mises à l’œuvre, et l’austérité serait de mise. Donc oui, la situation pourrait devenir très compliquée pour la France…

Le pouvoir peut-il modérer des partis extrémistes ? En Italie, Meloni a surpris en prenant Mario Draghi pour conseiller et adoptant des positions proeuropéennes. Mais, aujourd’hui, elle ambitionne de changer la Constitution italienne pour renforcer le rôle de l’exécutif…

Souvent, ces leaders populistes entament leur mandat de façon modérée, avant de se radicaliser au pouvoir. On l’a bien vu avec Trump. Faute d’expérience de gouvernement, ils doivent s’appuyer sur la machine étatique existante. En France, le RN a aussi bien compris qu’il ne pouvait pas se permettre d’effrayer les marchés, car il sait que son projet peut vite être mis à mal en cas de crise financière. Il a donc tout fait pour normaliser l’idée d’un gouvernement frontiste. Mais, une fois que les populistes sont bien installés au pouvoir, la tendance est à la radicalisation. Comme vous le soulignez, on le voit aujourd’hui avec Meloni en Italie, et cela a été très manifeste avec Viktor Orban en Hongrie.

Les centristes et les libéraux sont aujourd’hui selon vous en “état de panique” du fait de l’élection française et surtout du probable retour de Donald Trump aux Etats-Unis. Les craintes d’un recul démocratique en Occident sont-elles fondées ?

La décision de la Cour suprême américaine d’octroyer une immunité présidentielle à Trump renforce encore ces inquiétudes légitimes. Du côté des libéraux, il y a eu un triomphalisme prématuré, avec l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, celle de Barack Obama en 2008 ou les JO de Londres qui avaient célébré le multiculturalisme britannique en 2012. Aujourd’hui, ne cédons pas au défaitisme. Il est tout aussi excessif d’estimer que nous serions retombés dans les années 1930, incapables de stopper des forces antidémocratiques. Gardons en tête que le populisme ne se limite pas aux démocraties occidentales comme la France ou les Etats-Unis. Dans des démocraties plus récentes, des partis populistes ont pu prendre le pouvoir, avant de le perdre, à l’image de Bolsonaro au Brésil ou du PiS en Pologne. Même en Inde ou en Turquie, Modi et Erdogan, qui semblaient indéboulonnables, ont subi des revers électoraux, alors même que les systèmes démocratiques sont déjà endommagés dans ces pays, avec une justice ou des médias indépendants fragilisés. Néanmoins, les élections ont permis de faire reculer un peu ces “hommes forts”.

Vous, Français, ne devez pas penser que même si Marine Le Pen accède un jour au pouvoir, cela signifierait la fin de la démocratie française et le passage à une dictature. Selon toutes les probabilités, le RN échouera au pouvoir. Il y aura d’autres élections à venir, et pendant ce temps les médias indépendants feront leur travail.

Macron a quand même bien représenté la France sur la scène internationale

Quelle trace Emmanuel Macron laissera-t-il en tant que président, alors qu’il sort affaibli de ces législatives ?

Aujourd’hui, son bilan semble évidemment mauvais. Mais certaines de ses réformes économiques ont porté leur fruit. Le chômage a chuté, les investissements étrangers ont grimpé. Les Britanniques considèrent désormais les Français comme de vrais rivaux en matière de services financiers. Sur l’IA aussi, vous avez fait des progrès remarqués. Les milieux économiques ont donc plutôt une image positive de Macron. Bien sûr, de nombreux Français considèrent qu’ils n’ont pas bénéficié de cela. Son style a irrité. Mais il me semble que tous les présidents français ont fini par énerver vos compatriotes. [Rires.]

Sur le plan européen, l’héritage de Macron reste aujourd’hui faible, même s’il a fait des discours forts sur le sujet. La crise du Covid a certes permis un renforcement de la fédéralisation avec un plan de relance sans précédent. Mais en règle générale, comme Macron n’a jamais su établir une vraie relation de travail avec l’Allemagne, pourtant indispensable, son bilan est décevant.

Enfin, sur le le plan international, Macron a été l’un des dirigeants les plus intelligents et les plus imaginatifs, l’un des rares avec du charisme, comparé à un Olaf Scholz ou un Rishi Sunak. Mais son rapprochement initial avec la Russie de Poutine a été une erreur. Il a aussi échoué avec Trump. Avec Xi Jinping également, il est passé d’un excès à l’autre, présentant parfois la Chine comme une menace, d’autres fois espérant construire une relation spéciale avec elle. Mais au final, Macron a quand même bien représenté la France sur la scène internationale. Il a été reconnu et écouté.

Comme vous le souligniez, Keir Starmer vient de largement remporter les élections au Royaume-Uni. Au final, un dirigeant “ennuyeux” ne serait-il pas la meilleure des nouvelles pour une démocratie ?

En ce qui me concerne, l’ennui est très excitant. [Rires.] Nous avons eu trop de dirigeants spectaculaires, comme Boris Johnson ou Liz Truss. Près de 70 % des Britanniques considèrent désormais que le Brexit a été une erreur. Ils sont prêts à revenir à un responsable politique plus centriste et ennuyeux. A l’inverse, la France se retrouve aujourd’hui dans une situation bien plus aventureuse, avec à la fois l’extrême droite et l’extrême gauche qui gagnent du terrain, et un Parlement qui se trouve dans l’impasse. Sans doute, dans quelques années, souhaiterez-vous vous aussi revenir à la normale…




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