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Ruffin réac”, “Tondelier raciste”… A Pantin, les coulisses délirantes du meeting de la gauche de “rupture


Et si c’était ici, dans ce discret restaurant situé dans la ville de Pantin, en Seine-Saint-Denis, que se jouait l’avenir d’une partie de la gauche ? Là, entre le mobilier de jardin et les guirlandes lumineuses de ce “tiers-lieu solidaire” (le Relais Pantin) qu’émergerait de quoi faire plier l’inexorable ascension de l’extrême droite en France ? C’est avec cet espoir que plusieurs centaines de personnes de tous âges, seules ou accompagnées, militantes ou non, ont fait le déplacement le 10 juillet au soir, quelques jours après la défaite du Rassemblement national et la remontée surprise du Nouveau Front populaire dans les urnes, pour assister au “grand meeting politique” organisé par le média “décolonial” Paroles d’Honneur.

Qui est familier du vocabulaire militant imagine sans doute une réunion d’initiés à l’intitulé pompeux. Pas tout à fait : trois larges écrans retransmettent la soirée en direct. L’un dehors, côté guirlandes, l’autre à l’intérieur dans un premier espace, un dernier dans la grande salle où tout se passe. L’événement est aussi diffusé en direct sur la chaîne YouTube de Paroles d’Honneur, et suivi par plusieurs milliers de personnes. A ce jour, il a été visionné près de 40 000 fois.

Pour cause : l’ensemble des personnalités et collectifs présents ce soir représentent à eux seuls l’équivalent d’une décennie de “luttes” du mouvement social. Et pour certains, autant de propos polémiques. De la militante décoloniale Houria Bouteldja au philosophe, économiste, et figure de Nuit Debout Frédéric Lordon, en passant par le mouvement écologiste radical des Soulèvements de la Terre et le collectif juif décolonial Tsedek. Plusieurs membres de la France insoumise, dont la députée fraîchement réélue Ersilia Soudais, assise dans les premiers rangs, et Amal Bentounsi, candidate déçue à Meaux, sont également de la partie.

Discuter les grandes orientations stratégiques pour la gauche, mais quelle gauche ? Celle de François Ruffin, l’homme de terrain décidé à reconquérir l’électorat ouvrier ? Celle de Jean-Luc Mélenchon, le leader maximo des Insoumis ? Celle de Raphaël Glucksmann, le social-démocrate ? Ou celle de Marine Tondelier, la très pugnace cheffe des écologistes ? Dans quelques heures, un cap aura émergé, avec ses modes d’actions, ses idées directrices… Et ses cibles. Non pas seulement Jordan Bardella, auquel on dira qu’il peut aller “manger ses petits morts”, ni même Emmanuel Macron, “l’autre imbécile”, mais aussi des personnalités situées dans ses propres rangs. Quitte à faire passer les récentes “purges” au sein du clan Insoumis pour une répétition générale.

Un “fasciste” peut cacher un social-traître

Ici, personne n’ignore qui est “l’ennemi”. L’extrême droite, le “fascisme”, ceux contre lesquels le Nouveau Front populaire a obtenu, dira-t-on dans l’assemblée, un “sursis”. Mais on n’est pas à l’abri d’un “coup de Trafalgar bonapartiste qui viendrait de l’extrême centre plutôt que de l’extrême droite”, alerte celui qui ouvre la soirée, un militant du collectif Action antifasciste Paris-Banlieue. Il est à peine 20 heures et déjà, un premier cap est donné : pas question de “laisser l’antifascisme et les pratiques de résistance populaire se cantonner à la lutte contre l’extrême droite”. On parlera donc de l’ennemi (“le fascisme”) mais on ne loupera pas non plus un “adversaire dont il faut se méfier” : “la gauche comme médiation du capital”. Ce soir, il y aura donc la gauche “classique” ou “gauche de trahison”, par opposition à la gauche dite “de rupture”.

Qui dit trahison dit traîtres. Marine Tondelier, François Ruffin, Raphaël Glucksmann, la riposte se fera sans eux. Coupables d’avoir participé, selon Frédéric Lordon, aux “tentatives de rechapage [de la sociale démocratie]”. Au tour ensuite du journal Le Monde, Libération, Radio France, France Télévisions, jusqu’à Mediapart et la revue Regards, accusés à leur tour d’avoir été enrôlés dans une “entreprise concertée d’intoxication menée à l’échelle du pays entier en vue de démolir la première formation politique d’opposition” – comprendre La France insoumise. Sans oublier, enfin, le journaliste Edwy Plenel, pas épargné lui non plus…

Dans la salle, pas le moindre signe d’indignation. Il faut dire que dans la sphère décoloniale, le cofondateur de Mediapart s’est fait des ennemis dernièrement. En juin, il avait notamment dénoncé sur X “l’autoritarisme, l’égotisme et le sectarisme” de Jean-Luc Mélenchon, avant de retirer son tweet pour “ne pas ajouter de la division à la division”. En réalité, la liste est aussi longue que révélatrice du point de crispation : “le refus de l’affrontement, le parti de l’apaisement ou le gouvernement de la tendresse sont voués à finir objectivement en collaborateurs du seul apaisement que connaisse l’ordre bourgeois : l’apaisement bourgeois”.

“L’évidence” de la radicalité

Ne pas se méprendre : le procès de cette vaporeuse “sociale démocratie” n’est pas seulement motivé par des désaccords d’ordre stratégique. Quand L’Express interroge certains membres du public sur le cas Ruffin, pourtant l’un des premiers soutiens de la classe ouvrière que Frédéric Lordon qualifie de “fer de lance”, les réponses convergent vers un qualificatif : “réac”. Si le simple fait d’avoir taxé Jean-Luc Mélenchon de “boulet” suffit à nourrir la critique chez certains, d’autres mettent en avant sa vision “fantasmée d’un prolétariat blanc, à la Ken Loach. Bien sûr qu’il y a encore des blancs dans les bassins miniers, mais… Et puis on ne l’entend pas sur les discours LGBTphobes”, fait valoir un grand garçon au regard avenant. “‘Soc-dem’ [pour social-démocrate : NDLR], c’est devenu une insulte : aujourd’hui, quand on est à gauche, c’est une évidence d’être dans une forme de radicalité”.

Faudrait-il voir ici l’emballement d’une sphère intellectuelle et militante, d’une jeunesse aussi, libre de donner dans l’outrance à la différence d’un monde politique tenu par les tractations en cours à la gauche de l’hémicycle ? “La sociale démocratie n’a plus un rôle aussi important que par le passé”, glissait quelques minutes plus tôt Thomas Portes, Insoumis fraîchement réélu en Seine-Saint-Denis et invité surprise de cette soirée (son nom ne figurait pas sur le programme). “Si vous regardez l’addition des scores du Parti socialiste et d’Europe Ecologie-Les Verts [aux élections européennes], c’est 300 000 à 400 000 voix de moins qu’aux dernières élections […] La liste de La France insoumise, c’est un million de voix supplémentaires. Si nous avons aujourd’hui une gauche de rupture, nous le devons à Jean-Luc Mélenchon”, poursuit-il sous un tonnerre d’applaudissements. Ce, juste avant d’appeler à “bloquer le pays” pour que soit appliqué le programme du Nouveau Front populaire, et de tirer sa révérence. “Je dois repartir, on est dans une période assez particulière, ça ne vous a pas échappé : il faut surveiller nos partenaires comme le lait sur le feu”. Rires dans la salle.

“Déborder” la gauche de rupture

Le problème, avec cette gauche de “rupture”, c’est qu’elle pourrait bien finir par se retrouver débordée sur sa gauche à son tour. “Marine Tondelier, elle est raciste. Raphaël Glucksmann, n’oublions pas qui est sa compagne, énumère auprès de L’Express un jeune homme au look tout droit sorti des années 1990. Parmi la gauche blanche (et ça n’est pas une insulte d’être blanc, c’est une catégorie sociale, précise-t-il) La France insoumise est le seul parti à défendre les Noirs et les Arabes”. La France insoumise est sauvée, au moins pour ce soir. Mais pour combien de temps encore ? Déjà, lors des échanges, et dans le sillage d’autres avant elle, Houria Bouteldja appelait à “déborder” ladite gauche de rupture, “même si on la soutient”… Aller plus loin, mais alors jusqu’où, dans quel but ?

Sur le plan des idées, d’abord, la militante décoloniale prône par exemple la sortie de la France de l’Europe. Loin de choquer notre interlocuteur précédent qui affirmait de son côté que “l’Etat [qui] obéit à Bruxelles, est complètement pollué par l’impérialisme européen”. Dans cette chasse à “l’impérialisme”, cette nouvelle gauche, par opposition à la “vieille gauche”, ne semble pas non plus réfractaire au propos de Ramy Shaath, militant d’origine palestinienne et égyptienne qui s’était fait remarquer en novembre 2023 pour avoir déclaré qu’Israël n’a “pas le droit de se défendre” avant de réfuter le caractère terroriste de l’attaque du Hamas. Des propos qui avaient été signalés à la justice par Laurent Nuñez, le préfet de police de Paris. “Si vous voulez des droits en Palestine, vous ne pouvez pas empêcher notre façon d’obtenir nos droits, c’est-à-dire notre résistance”, fait-il valoir ce soir-là en anglais, keffieh sur les épaules.

“Il faut purger”

Vient la question des actions. Il faut “aller plus loin que le programme du NFP, qui est juste un programme socialiste des années 1981 de base”, en pensant les premières “mesures révolutionnaires”, explique plein d’émotion un membre du collectif d’écologie radicale des Soulèvements de la Terre. Il donne un exemple : “désarmer la police, ça peut se faire et physiquement, et par la loi” (rires dans la salle). Physiquement ? Rendez-vous le 20 juillet à la Rochelle, date à laquelle sont conviés l’ensemble des spectateurs de la soirée pour “[prendre] la ville comme on sera amenés à le faire dans les semaines et les mois qui viennent pour décrocher Macron de son rocher et provoquer un basculement”.

“Il faut partout, dès cet été, dès demain, des banquets populaires. Les mêmes banquets populaires qui ont conduit à la Révolution de 1848 [et] ont fait tomber Louis Philippe”, propose carrément Ritchy Thibault, ex-gilet jaune, co-fondateur de Peuple révolté et porte-parole de PEPS (Pour une Ecologie Populaire et Sociale). Avant d’appeler à constituer partout des “brigades d’autodéfense populaires, car les flics et les fachos agissent main dans la main”.

Dans sa fougue, cet étudiant en histoire va même jusqu’à valider les fameuses purges au sein du clan Insoumis : “oui, il faut purger [l]es brebis galeuses qui passent leur temps à courir après l’extrême droite”. “Ruffin et ses petits copains […], cette vieille gauche qui n’a de gauche que le nom doit être grand remplacée par des militants qui incarnent véritablement et vaillamment le combat contre l’extrême droite”, ose-t-il. Alors que fait-on, chez les partisans de la “rupture”, après ce 7 juillet ? Des purges. La rupture attendra.




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