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Eté 54 : l’espoir Mendès France, la fin de la guerre d’Indochine, un coup d’Etat au Guatemala

De la fin de la guerre d’Indochine, à l’affaire du Watergate, jusqu’à la nomination d’Emmanuel Macron à Bercy, redécouvrez à travers nos archives, les temps forts des étés de chaque décennie entre avancées diplomatiques, crises politiques et progrès scientifiques. Cette semaine, l’été 1954.

Investiture de Pierre Mendès France : l’espoir d’une nomination

Un mois après l’humiliante défaite de Diên Biên Phu, Pierre Mendès France est investi comme président du Conseil par l’Assemblée nationale, le 18 juin 1954, sur la base d’un contrat de gouvernement : revenir sous quatre semaines avec un accord négocié pour une sortie de crise en Indochine ou démissionner. Son équipe ministérielle, resserrée et rajeunie, tranche par sa manière de gouverner, insufflant un souffle nouveau à une IVe République en proie à l’instabilité parlementaire, aux scandales et aux tumultes internationaux.

Un an après la création de L’Express, lancé pour porter Mendès France au pouvoir, cette investiture marque aussi un tournant pour notre hebdomadaire. “Le journal pour Mendès”, selon les mots de Françoise Giroud, se doit de clarifier son positionnement vis-à-vis de ses lecteurs.

Pierre Mendès France, nouveau président du Conseil, en couverture de L’Express du 19 juin 1954.

“La chute du gouvernement Laniel a été, sans nul doute, la plus spectaculaire depuis le début de la législature ; elle a ouvert l’épisode le plus marquant en politique française depuis le départ du général de Gaulle. La raison en est simple : sur quelques problèmes essentiels, la crise de la politique française est arrivée à un tel point de gravité que, de toute manière, un changement est inévitable. Ce changement peut être simplement la chute accélérée dans l’impuissance et le renoncement ; ou bien il peut venir d’une volonté neuve qui permette un redressement.

En tout état de cause, la France est devant une crise générale de ses responsabilités, de ses missions, de ses alliances. Les choses ne resteront pas en l’état. Le temps de l’immobilisme est, contrairement aux espoirs de certains, dépassé. […]

Dans la nuit du jeudi 17 juin au vendredi 18, Pierre Mendès France était venu, après l’ouverture du scrutin sur son investiture, s’enfermer dans un petit bureau du Palais Bourbon, derrière la salle des séances. Entouré de quelques amis politiques, il envisageait avec eux les diverses hypothèses, les péripéties de la séance de l’après-midi, le jeu des communistes et les raisons du M.R.P.

A une heure cinq du matin, un huissier entra et remit à Mendès-France un petit bout de papier plié en deux que le leader radical lut à haute voix : “Investi par 419 voix”, et il ajouta : “Bon. Messieurs, suffit pour le passé, préparons l’avenir”. A cette minute, l’horizon politique français, contrairement à toutes les prévisions raisonnables, avait basculé. […]

L’Express doit à ses lecteurs, dès aujourd’hui, une franche explication qui évite toute équivoque possible à leurs yeux mais sans dissimuler les aspects nouveaux de la situation qui vient de se créer. II nous semblait très clair que si des hommes animés d’esprit de rigueur, de courage politique et de volonté d’indépendance nationale pouvaient prendre en main les affaires, la fatalité apparente qui pesait sur la destinée du pays serait levée. Aujourd’hui, par un accident que l’on nous permettra de considérer comme heureux, Mendès France et une partie de cette équipe ont pris la charge du pouvoir. Notre rôle désormais redevient ce qu’il a toujours été : l’analyse et la critique, aussi objectives que possible, des actes du gouvernement. Que ce gouvernement s’appelle Mendès France, au lieu de s’appeler Laniel ou Pleven, nous donne plus d’espoir quant aux intentions mais ne nous enlève aucune lucidité quant aux actes. Notre devoir vis-à-vis de nos lecteurs se réconcilie une fois de plus avec ce que nous croyons être l’intérêt national : il sera de dire la vérité sur la manière dont sont gérées les affaires du pays.”

L’Express du 19 juin 1954

Accords de Genève : un succès du “style PMF”

En signant, dans la nuit du 20 au 21 juillet 1954, la paix en Indochine où la France s’enlisait depuis 7 ans, Pierre Mendès France tient son contrat et imprime sa marque dès son arrivée au pouvoir. S’ensuivent le discours de Carthage sur la reconnaissance de l’autonomie de la Tunisie le 31 juillet et le vote des “pouvoirs spéciaux” en août afin de mettre en oeuvre sa politique économique.

Six mois avant la signature des accords de Genève, L’Express du 2 janvier 1954 présente en couverture une carte de la présence militaire française en Indochine et prévient : “Il n’y a pas d’issue militaire”.

“Genève n’est pas une victoire, c’est une révolution. Personne ne songerait, en France, à fêter comme un triomphe un accord de compromis qui, aussi inespéré qu’il soit, ne peut pas effacer les conséquences des années d’erreurs et d’hésitations. Devant les conditions de ce “cessez le feu” qu’a obtenues le chef du gouvernement, ses adversaires les plus irréductibles ne peuvent que s’incliner, mais ses meilleurs amis ne doivent pas, eux, pavoiser. Il n’y a eu ni capitulation ni victoire, mais un dur travail accompli avec maitrise et courage. La nation peut en être satisfaite et doit, rapidement, tourner les yeux vers les tâches de l’avenir maintenant rendues possibles. […]

Le premier facteur nouveau, et le plus évident, est l’allégement à terme du fardeau que faisait peser sur la nation le conflit d’Indochine. Dès maintenant le plus dramatique aspect de cette charge est effacé : la perte quotidienne des meilleurs cadres de notre armée. La France pourra enfin envisager la construction d’un instrument militaire solide, cohérent et efficace. La charge économique était double : d’une part la distorsion que faisait subir à notre économie la dépense croissante et massive consacrée à alimenter la guerre, d’autre part l’état de dépendance dans lequel s’enfonçait progressivement notre pays à l’égard de l’aide financière étrangère. […]

Le deuxième élément nouveau, en France, c’est que le “style” politique de la conduite des affaires du pays a été transformé en quatre semaines. Pierre Mendès-France n’a trouvé aucune formule géniale ni nouvelle pour résoudre les problèmes ; il n’a sorti de son chapeau aucun “truc” auquel personne n’avait pensé. Sa méthode a simplement consisté à annoncer en toute clarté ce qu’il avait l’intention de réaliser, puis à se mettre au travail avec précision, à ne jamais se laisser embarquer dans des voies détournées, à ne pas dire aux uns ce qu’il cachait aux autres, mais à répéter à tout le monde exactement la même chose, enfin à concentrer sur l’essentiel toute son énergie et le travail de ses collaborateurs. Cette méthode de simple bon sens a tranché brutalement sur la manière dont les affaires étaient jusqu’alors traitées. […]

En quelques semaines, dix exactement, l’armistice est signé à Genève, la paix rétablie en Tunisie, des pouvoirs financiers extraordinaires votés, l’abcès de la C.E.D. est crevé. La démocratie retrouve, semble-t-il, son efficacité et sa justification après dix ans d’abandons, d’occasions manquées et de déceptions.”

L’Express des 24 juillet et 4 septembre 1954

La bombe H bouleverse les lois de la guerre

Depuis les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki en août 1945, les États-Unis et l’URSS se sont lancés dans une course effrénée à l’armement nucléaire. Le 1er mars 1954, en plein “équilibre de la terreur”, les Américains réalisent l’essai de Castle Bravo qui restera jusqu’en 1961 la bombe à fusion la plus puissante jamais testée. Pendant ce temps, la France et la Grande-Bretagne s’efforcent de faire progresser leurs programmes nucléaires respectifs. L’ancien Premier ministre britannique, Clement Attlee, choisit L’Express pour livrer son analyse des conséquences politiques de l’apparition de la bombe H soulignant l’urgence d’un accord international.

Explosion de la première bombe H américaine le 1er novembre 1952 dans les îles Marshall.
Explosion de la première bombe H américaine le 1er novembre 1952 dans les îles Marshall.

“Nous sommes aujourd’hui dans une situation sans précédent dans l’histoire du monde. Un fait nouveau bouleverse les données des relations entre les peuples. Les savants, travaillant sous la direction de leurs gouvernements, ont mis au point une arme capable d’anéantir les plus grandes cités du globe ou, du moins, de les paralyser totalement. […]

On nous annonce que des engins de destruction beaucoup plus puissants que celui qui vient d’être essayé peuvent être fabriqués en grande quantité, et que les moyens de lancer ces bombes sur des objectifs ennemis se sont développés plus rapidement que les techniques de défense. Nous savons que les États-Unis possèdent cette arme. Nous pensons que l’Union soviétique la possède aussi. Il est vraisemblable que, dans quelques années, d’autres pays la posséderont à leur tour. […]

J’estime que l’humanité a atteint, dans le développement des techniques de destruction, la limite critique à partir de laquelle le problème des conflits entre les peuples change radicalement de nature. […]

La population civile est aujourd’hui l’objectif numéro un. À chaque nouveau conflit, les “lois de la guerre” sont devenues un peu plus inhumaines. Il y a quarante ans, les techniques de destruction que nous avons utilisées dans la dernière guerre mondiale eussent paru indignes de peuples civilisés. Leur horreur est cependant sans commune mesure avec celle des méthodes qui seraient utilisées dans une nouvelle guerre. Certains prétendent que la bombe à hydrogène et la bombe atomique sont des armes si terribles que personne n’osera jamais les utiliser. Je voudrais le croire, mais l’histoire de notre époque nous enseigne malheureusement que, lorsqu’une guerre totale est engagée – une guerre dont l’enjeu est l’existence même d’une nation – toutes les armes existantes sont utilisées. […]

Nous voyons les puissances occidentales multiplier les efforts pour faire aboutir les travaux du Comité du désarmement des Nations Unies. C’est fort bien, et nous souhaitons tous qu’ils aboutissent, mais je ne crois pas, pour ma part, que l’interdiction d’une certaine catégorie d’armements puisse constituer la solution dont nous avons besoin. Interdire une arme, ce n’est que donner plus d’importance aux autres. […] Je suis convaincu que si un changement profond n’intervient pas dans les relations internationales, la civilisation humaine tout entière risque d’être anéantie.

À l’heure actuelle, les armes de destruction continuent de s’accumuler, les incidents susceptibles de déclencher des guerres se multiplient, et le poids des charges militaires pèse de plus en plus lourdement sur des peuples qui s’impatientent. Nous devons comprendre que tous les autres problèmes sont secondaires, en comparaison de celui-là. Il faut s’attaquer aux causes de la course aux armements. Il faut que triomphe dans le monde entier le principe de la tolérance, et que chaque peuple renonce à imposer ses croyances particulières à d’autres peuples.”

L’Express du 3 juillet 1954

Coup d’Etat au Guatemala

L’ethnologue Jacques Soustelle, chargé de différentes missions en Amérique latine de 1932 à 1939, donne son analyse des événements qui ensanglantent le Guatemala. Il pointe du doigt le rôle des Etats-Unis qui ont fait du pays “leur terrain de jeu avec l’exploitation des terres agricoles par la toute-puissante United Fruit Company” selon les mots de l’académicien Mario Vargas Llosa soixante-dix ans plus tard. Le lendemain de la publication de cet article, le 27 juin 1954, le président Jacobo Árbenz est renversé. Ce putsch organisé par les services secrets américains est l’une des premières grandes opérations de la CIA en Amérique latine.

“Beaucoup de Français ne jetteront qu’un coup d’oeil rapide sur les manchettes des journaux selon lesquelles ‘la guerre civile a éclaté au Guatemala.'[…]

“La révolution guatémaltèque est une révolution typiquement indo-latine, très analogue à celle du Mexique. Elle n’a rien à voir avec le marxisme ni le communisme, elle exprime la faim de terre du paysan indien dépossédé et refoulé depuis quatre siècles, d’abord par le conquistador espagnol, puis par la grande société anonyme yankee. Les Mexicains ont eu la chance d’accomplir avant Lénine l’essentiel de leur tâche révolutionnaire : on n’a donc pas pu les accuser de communisme. Tel n’est pas le cas des Guatémaltèques. II est pourtant évident qu’il ne s’agit, dans toute cette sanglante affaire, que des intérêts de la United Fruit, décidée à empêcher par la force des armes l’application d’une loi qui vise à supprimer des conditions féodales abolies dans les pays démocratiques depuis plus d’un siècle. […]

Pour qui connaît depuis quelque vingt années cette région du monde, il y avait quelque chose de sinistrement familier dans la campagne de haine et d’affolement lancée contre le Guatemala par la presse, la radio et les milieux officiels des Etats-Unis depuis quelques mois. C’est ainsi qu’ont été préparées toutes les interventions contre le Mexique, le Nicaragua, Haïti. Cette campagne-ci a atteint le maximum de la mauvaise foi et de la stupidité : l’Agence United Press, dans une dépêche publiée par le Figaro du 10 juin, n’est-elle pas allée jusqu’à affirmer que les communistes du Guatemala ‘détenaient la plupart des postes importants à la Martinique et à la Guadeloupe’ ? Dire que nos départements d’outre-mer étaient envahis par le Guatemala, et nous n’en savions rien ! […]

Les avions “inconnus” qui ont bombardé Guatemala ne sont pas plus mystérieux que ceux qui ont incendié Guernica. Il s’agit là sans – aucun doute d’une intervention militaire organisée, équipée et armée par le trust United Fruit ; financée par lui, couverte par certains gouvernements centre-américains, et d’abord, il faut le dire, par celui des Etats-Unis d’Amérique.”

L’Express du 26 juin 1954

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