De nombreux Français se sont sentis soulagés après les résultats de l’élection du 7 juillet. Une partie d’entre eux s’est clairement mobilisée pour éviter que le Rassemblement national bénéficie d’une majorité. Il faut tempérer ce soulagement à la lumière du fait que le RN a tout de même comptabilisé plus d’électeurs que tous les autres partis ou coalitions.
A présent que ce risque est – provisoirement – écarté, il est possible qu’on finisse par se demander : n’en a-t-on pas trop fait, et depuis des années, avec le RN ? De nombreux commentateurs ont décliné cette idée sous toutes ses formes depuis des mois : après tout le RN n’a-t-il pas montré qu’il se comportait plus raisonnablement que LFI à l’Assemblée nationale ? Certains soulignent aussi que, lorsque l’extrême droite arrive au pouvoir, elle peut s’adoucir à l’épreuve du réel et l’exemple idoine est celui de Giorgia Meloni en Italie. La Première ministre italienne a jadis déclaré, par exemple, que Mussolini avait été un “bon politicien”, pourtant, elle a dû, sous la pression des normes européennes et des grands patrons italiens, aménager sa politique.
Il y a là une croyance en une pseudo-loi selon laquelle la radicalité finirait par se dissoudre dans l’exercice concret du pouvoir. C’est une pseudo-loi – ce qui ne veut pas dire qu’elle est toujours fausse et qu’elle est sans raison – parce que l’histoire politique la contredit facilement. La pensée extrême ne s’affadit pas toujours face au réel parfois, au contraire, elle s’enrage et va même au-delà de ce qu’elle avait annoncé avant de prendre le pouvoir. Pour le dire autrement, il n’y a pas de liens prédictibles entre l’accession au pouvoir de la radicalité politique et les effets qu’elle produit.
Arborescence de possibles
L’exemple le plus glaçant et le plus connu de l’Histoire est sans doute celui de l’arrivée au sommet de l’Etat du NSDAP en Allemagne. Crédité de 2,3 % des voix aux élections fédérales de 1928, il devient la première force politique en 1933 avec 43,9 %. Arrivé au pouvoir, il abolira les fondements du droit et de la Constitution allemande. Un cataclysme politique presque inimaginable un peu avant. Dans un tout autre registre, Louis XVI a convoqué les Etats généraux en 1789 (cela n’avait plus été fait depuis 1614) dans le but de contraindre à l’impôt la noblesse et le clergé qui, jusque-là, en avaient été exemptés. Avait-il imaginé qu’il activait, ce faisant, un mécanisme qui aboutirait à sa décapitation et à la Terreur ?
L’une des clés qui rend compte des conséquences non-linéaires de l’exercice de l’Etat par la radicalité est la façon dont ce pouvoir justifie son possible échec. En d’autres termes, la question obsédante qui se pose lorsque ce type de sensibilité politique arrive aux responsabilités est : qui l’empêche d’exercer son programme ? Seule la réponse apportée à cette question permet de prédire si le réel va corriger ses prétentions ou, au contraire, le pousser incrémentalement vers ses compulsions totalitaires. Ce qui “empêche” peut être aussi bien un ennemi de l’intérieur, un “Etat profond” – pour parler comme Donald Trump – que la Constitution même du pays. Lorsque cette narration politique fait de cet empêchement une trahison du “peuple”, la violence généralisée s’approche à grands pas.
C’est pourquoi, malgré la bonne figure que singent les responsables RN dans l’espace public, on ne peut leur donner crédit. La question n’est pas de savoir s’ils sont sincères ou non – personne ne peut y répondre – mais de se souvenir que leur arrivée au pouvoir dessine une arborescence de possibles dont certaines branches sont des gouffres de l’Histoire. Par conséquent, ils ne sont pas forcément sages ceux qui, face aux craintes qu’inspire la domination d’un tel parti sur la vie politique française, considèrent qu’il s’agit là d’une forme de panique morale. Etant donné la sensibilité de certains des candidats à la députation du RN révélée par la presse – conspirationnisme, vaccinoscepticisme, climatoscepticisme, etc. –, il est difficile de miser sur leur domestication par le réel. Nous sommes donc dans un des cas où la formule in dubio pro malo (dans le doute imagine le pire) a une application raisonnable.
*Gérald Bronner est sociologue et professeur à La Sorbonne Université.
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