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Non, nous n’avons pas tout essayé pour réindustrialiser, par Olivier Lluansi


Dans le contexte actuel avec un paysage politique fragmenté et antagonique, l’industrie fait partie des exceptions. Elle est l’un des rares sujets rassembleurs sur lesquels il est possible de trouver un accord sans qu’aucun parti ne fasse de compromission par rapport à sa base électorale.

Quelle est notre situation ? Depuis 2009, nous avons mis un terme à un long cycle de désindustrialisation, notamment via les initiatives des présidents de la République successifs : les Etats généraux de l’industrie de 2009 et le programme d’investissements d’avenir, le rapport Gallois en 2012 et les plans Montebourg, ou encore plus récemment France Relance, France 2030 puis la loi Industrie verte.

Hélas, cette réindustrialisation n’est toujours pas pleinement perceptible dans les chiffres macroéconomiques. Nous restons scotchés à 10 % d’industrie manufacturière dans notre création de richesses, l’un des pires scores en Europe, au niveau de la Grèce, qui nous permet de devancer seulement Chypre, Malte et le Luxembourg ! Certes, on peut se targuer de l’ouverture de 300 usines en trois ans, mais c’est un indicateur de dynamiques territoriales davantage qu’un indicateur économique. On peut aussi mettre en avant les 20 000 emplois industriels manufacturiers par an, mais avec prudence, car il nous en faudrait le triple.

Alors pourquoi cette réindustrialisation en trompe-l’œil ? Historiquement, les succès des politiques gaulo-pompidoliennes se sont appuyés sur une organisation en filières pilotée par les grands groupes et un interventionnisme de l’Etat dans les choix technologiques. Cela n’a pas disparu de notre action publique.

Pourtant, l’Etat et ses bras armés des années 1950-1960 (Cnes, Cnet, DGA, CEA…) ont perdu une part significative de leurs connaissances techno-industrielles au profit des entreprises privées, notamment des grandes. L’innovation classique est “disruptée” par le numérique et ses organisations nouvelles. Notre économie s’est mondialisée et financiarisée, tandis que nos finances publiques ne suivent plus. Nos filières n’ont plus la même réalité, elles sont désormais multifragmentées, internationalisées : rares sont les productions de biens manufacturés qui ne dépendent pas de composants importés. Plus récemment encore, nos ambitions environnementales et nos énergies chères impactent notre structure de coût. Nos chaînes d’approvisionnement sont désorganisées par les instabilités géopolitiques ou géo-économiques.

Entre nos références historiques (les Trente Glorieuses ou les grands programmes gaulo-pompidoliens) et notre réalité économique, nos politiques industrielles sont parfois restées coincées dans un entre-deux qui les a rendues moins efficaces.

Pour autant, il est un autre impensé plus crucial encore : à l’époque de la construction du parc électronucléaire, de l’invention du TGV ou du lancement de la Caravelle devenue Airbus, EDF, la SNCF, le Cnes, l’Aérospatiale s’appuyaient sur un socle industriel en croissance, profitant pleinement des Trente Glorieuses et de l’équipement des ménages : automobile, réfrigérateurs, TV, etc. Ce tissu industriel formait des cohortes d’ingénieurs et de techniciens et nourrissait le développement des savoir-faire industriels.

Aujourd’hui, nous devrions porter une plus grande attention aux appels des porteurs de projets de gigafactories, dans les batteries ou la santé, qui soulignent la faiblesse de ce tissu industriel, nécessaire non seulement pour les construire, mais aussi pour en assurer la maintenance, l’entretien et donc la productivité dans la durée. Dans le même sens, pour faire renaître notre filière nucléaire ou pour faire émerger celle de l’hydrogène, 20 % seulement des besoins de formation sont spécifiques à ces métiers, tandis que 80 % relèvent de métiers industriels “de base” : mécanique, métallurgie, plasturgie, etc. Pour le dire directement, nous ne deviendrons pas un “leader de l’industrie verte” – si tant est que cette ambition soit réalisable – sans densifier notre socle industriel.

Cela aboutit à un constat simple : après quinze ans d’efforts, nous n’avons pas encore vraiment remis à l’endroit ce que quarante ans de désindustrialisation et de mondialisation ont mis à l’envers, dans nos têtes notamment.

Pour la mobilisation de notre épargne, nous célébrons les levées de fonds des entreprises du digital, parfois aussi spectaculaires qu’éphémères. Et nous sommes incapables de flécher 200 milliards d’euros, soit trois petits pourcents de notre colossale épargne pour investir dans notre réindustrialisation. Au lieu de cela, nous achetons des bons du Trésor américain qui financent l’Inflation Reduction Act, aspirateur à projets industriels pour l’Amérique du Nord.

Pour l’image des métiers, nous mettons sous les spotlights les startupers du numérique et les “top chefs”. Et nous ignorons ces “héros du quotidien” et leurs équipes de tous âges et de tous niveaux de formation qui, dans nos PMI, font vivre nos territoires, se battent pour diminuer nos dépendances, inventent les circuits courts, souvent sans bruit. Leurs histoires sont pourtant pleines de sens et à même d’inspirer nombre de jeunes.

Pour notre balance commerciale, nous exhortons à toujours plus d’exports, alors que notre économie est peu compétitive, et notre différentiation technologique n’est pas aussi évidente qu’on ne le pense. Et nous méjugeons le levier de la réduction de nos importations par le made in France, notamment dans notre commande publique. A elle seule, la promotion du made in France permettrait de combler la moitié de notre déficit commercial manufacturier.

Pour notre fierté, nous communiquons avec grand renfort de moyens sur les investissements étrangers lors de Choose France ou sur la délégation française au CES (Consumer Electronics Show de Las Vegas). Et nous omettons trop les productions locales qui nourrissent pourtant la fierté de nos territoires et constituent les deux tiers du gisement de projets pour notre réindustrialisation.

Il ne s’agit pas de substituer brutalement les premiers aux seconds, mais de rééquilibrer nos priorités avec réalisme.

Nos fleurons de demain, qu’ils soient de l’industrie verte ou d’un autre secteur, ont besoin d’un socle industriel avec leurs “bons emplois”. A travers ces grands leviers et quelques autres, nous disposons des clefs pour densifier notre tissu industriel, notre socle de compétences et de savoir-faire. Alors seulement nous aurons un véritable appui pour nos ambitions de leader.

Ce rééquilibrage serait un aggiornamento, une “nouvelle grammaire” pour nos politiques industrielles. Peut-être moins “glamour”, moins “hype” et moins “com” que l’approche précédente, mais justement tellement plus ancrée dans les territoires et l’économie réelle. Elle toucherait tous les niveaux de formation, de l’ingénieur à l’ouvrier. Elle diffuserait une espérance dans tous les territoires et redonnerait du sens à ceux qui se sont sentis les laissés-pour-compte de la mondialisation.

Dans un paysage politique fragmenté, cette nouvelle grammaire pour nos politiques industrielles est d’ailleurs l’un des rares sujets qui puissent faire consensus. C’est très précieux pour les temps que nous vivons. Alors, on y va ?

*Olivier Lluansi est chargé d’une mission gouvernementale sur l’avenir des politiques industrielles, enseignant à l’Ecole des mines et à l’ESCP Business School, et auteur de l’ouvrage Les Néo-Industriels. L’avènement de notre renaissance industrielle (les Déviations, 2023).




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