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Les Etats-Unis, une nation à feu et à sang : pourquoi la guerre civile n’est plus taboue


Un président retranché à la Maison-Blanche, des Etats qui se rebellent contre le pouvoir fédéral, la mort qui rôde à chaque coin de rue… C’est par cette vision d’horreur d’un futur pas si lointain que s’ouvre Civil War, premier film au box-office américain lors de sa sortie en salles mi-avril. En cette année électorale, marquée par la tentative d’assassinat contre Donald Trump le 13 juillet dernier en Pennsylvanie, le succès de ce long-métrage pensé comme un avertissement prend une résonance toute particulière dans un pays polarisé comme jamais. “Les extrémistes américains sont de plus en plus organisés, dangereux et déterminés, et ils ne disparaîtront pas”, alertait dès 2022 la politologue américaine Barbara Walter dans son livre How Civil Wars Start (Ed. Crown, 2023). Un diagnostic alarmant : “Nous sommes un pays divisé en factions […] qui s’approche rapidement du stade de l’insurrection ouverte, ce qui signifie que nous sommes plus proches de la guerre civile qu’aucun d’entre nous ne voudrait le croire.”

Jamais autant d’Américains n’ont considéré la violence comme un moyen légitime de changer de gouvernement : 18 millions d’entre eux jugent l’usage de la force justifié pour ramener Donald Trump au pouvoir… et 26 millions pour l’empêcher de redevenir président, montre une étude conduite par le Chicago Project on Security and Threats, publiée ce 13 juillet, le jour où la balle tirée du haut d’un toit de Butler a frôlé l’oreille de l’ancien président républicain. “Il n’y a pas de place en Amérique pour ce genre de violence”, a déclaré, dans la foulée, l’actuel locataire de la Maison-Blanche, Joe Biden. Comme un mantra pour conjurer le pire. “La violence a toujours fait partie de la politique américaine”, note Julian Zelizer, professeur d’histoire à l’université de Princeton. “L’ethos libertaire, au cœur de l’idéal révolutionnaire aux Etats-Unis, implique que les idées les plus marginales sont acceptées au nom de la liberté d’expression. Combiné à l’accès de tous aux armes, cela crée un environnement très propice à la violence”, ajoute Clara Broekaert, chercheuse au Soufan Center.

Recrudescence de la violence

En 250 ans d’histoire, quatre présidents ont été assassinés et trois autres blessés dans des tentatives de meurtre, dont Ronald Reagan en 1981. “Et ce n’est que la pointe de l’iceberg”, poursuit Julian Zelizer. A tous les échelons de la gouvernance, les élus agressés se comptent par dizaines. Et dans la société civile, les activistes ne sont pas épargnés. Une décennie noire marque cette série, ouverte par l’assassinat, en 1963, du président John F. Kennedy. Suivent les meurtres de deux figures du mouvement des droits civiques : Malcom X en 1965 et Martin Luther King en 1968. La même année, le frère cadet de JFK, Bobby Kennedy, grand favori des démocrates pour la prochaine présidentielle, est abattu au soir de sa victoire aux élections primaires de Californie. Quatre ans plus tard, un autre candidat à l’investiture démocrate est fauché par cinq balles tirées à bout portant : George Wallace restera en fauteuil roulant toute sa vie.

Au pays du sacro-saint “deuxième amendement”, par lequel la Constitution reconnaît la possibilité au peuple américain de constituer une milice “bien organisée” pour assurer “la sécurité d’un Etat libre”, la folie meurtrière a aussi touché les masses. Le 19 avril 1995, pendant la guerre du Golfe, un ancien sergent de l’US Army, Timothy McVeigh, confectionne un camion piégé et le fait exploser devant un bâtiment fédéral d’Oklahoma City. Bilan : 168 morts et 680 blessés. Il espérait “déclencher une guerre civile par un acte de violence”, dira le procureur lors de son procès en 1997. Soit le rêve des militants les plus fanatiques de Donald Trump, partisans de “l’accélérationnisme”. “Sur les forums d’extrême droite, les chats et les groupes Facebook, ils défendent l’idée qu’il faut accélérer l’histoire et renverser le gouvernement au plus tôt pour instaurer leur projet de société”, explique Clara Broekaert.

Certains n’hésitent plus à passer de la parole aux actes. “Nous constatons une recrudescence des menaces à l’encontre des élus ou des agents électoraux, abonde Julian Zelizer. A Washington, résonne encore dans toutes les têtes le fracas de l’assaut du Capitole, lancé le 6 janvier 2021 par des partisans de Donald Trump aux cris de “Hang Mike Pence” (“Pendez Mike Pence”, le vice-président de l’époque chargé de valider les résultats du vote). Plus de trois ans après cette attaque inédite contre la démocratie américaine, plus de 1 400 personnes ont été arrêtées pour leur participation à l’émeute et 500 condamnées à des peines de prison. Le point d’orgue d’une violence de plus en plus banalisée, comme en témoignent les données de la police du Capitole. Alors que 902 cas de menaces contre des membres du Congrès avaient été identifiés en 2016, ce chiffre est passé à 8 008 en 2023 ! Pis, les élus ne sont pas les seules cibles de cette brusque montée de fièvre. Une étude du Brennan Center relevait en 2022 que dans les bureaux de vote, 1 agent électoral sur 6 déclarait, lui aussi, avoir été menacé en exerçant sa fonction. “Les gens ont tendance à réagir aux événements politiques violents en approuvant davantage la violence, pointe Lilliana Mason, politologue à l’université Johns-Hopkins et auteure du livre Uncivil Agreement (University of Chicago Press, 2018). Un scénario potentiellement terrible est celui d’un événement violent conduisant à une plus grande approbation de la violence, qui inspirerait un autre événement violent, avec un effet en cascade qu’il serait difficile d’arrêter.”

Un boutefeu nommé Donald Trump

La liste des récentes attaques contre les élus ou leurs proches n’est, à cet égard, pas rassurante. En 2022, le mari de la présidente de la Chambre des représentants de l’époque, Nancy Pelosi, est agressé à son domicile à coups de marteau par un homme qui projetait d’enlever son épouse. Deux ans plus tôt, le FBI annonçait l’arrestation d’un groupe de 13 suspects accusés d’avoir orchestré un projet de kidnapping de la gouverneure démocrate du Michigan, Gretchen Whitmer, en vue de renverser son gouvernement. Avant cela, en 2017, le représentant républicain de Louisiane, Steve Scalise, était blessé à la hanche par un tir de fusil semi-automatique lors d’un entraînement de baseball. L’auteur des coups de feu, abattu par la police, avait été bénévole dans la campagne de Bernie Sanders.

“Cette hausse de la violence politique est clairement liée à la polarisation extrême de la société américaine, note Françoise Coste, auteure de Reagan (Perrin, 2018) et historienne spécialiste du Parti républicain. Ce phénomène est encouragé par des leaders comme Donald Trump, qui considèrent la violence comme un mode d’action.” Son irruption sur la scène politique américaine, lors de la présidentielle de 2016, marque un moment de bascule. Dès ses premiers meetings, l’ex-star du show-business, rendu célèbre grâce à son émission The Apprentice, imprime sa marque. Averti, cette même année, de la présence d’un lanceur de tomates lors d’un rassemblement à Cedar Rapids (Iowa), le candidat républicain perd ses nerfs. “Si vous voyez quelqu’un s’apprêter à lancer une tomate, assommez-le, voulez-vous ? Sérieusement. Je vous promets que je paierai les frais de justice”, lance-t-il au public. Suivront, chemin faisant, des attaques d’une violence inédite contre ses cibles favorites : son adversaire démocrate renommée “Crooked Hillary” (“Hillary la malhonnête”) ou les “corrupt media” (“médias corrompus”).

“Lorsque les dirigeants politiques condamnent la violence, leurs partisans cessent de soutenir la violence, souligne Lilliana Mason. Mais Trump n’a condamné la violence que sous la contrainte – et lors d’événements extrêmement violents. Il a joué un rôle majeur dans la promotion d’une activité politique violente.” Peu étonnant de la part d’un homme qui, dans son livre The Art of the Deal, publié dès 1987, s’enorgueillissait d’avoir fait “un œil au beurre noir” à son professeur de musique à l’école primaire, parce “qu’il ne connaissait rien à la musique”. Moins de dix ans après son entrée en politique, le style Trump a infusé dans tout le Parti républicain. Dernier avatar, J. D. Vance, sénateur de l’Ohio de 39 ans, choisi par le milliardaire pour devenir son prochain vice-président s’il remporte l’élection en novembre. Pur produit du trumpisme, cette étoile montante du Grand Old Party a été l’un des premiers à accuser les démocrates d’être “directement” responsables de la tentative d’assassinat contre son mentor.

Pays armé jusqu’aux dents

Rien de tel pour électriser les supporters républicains. “Contrairement aux années 1960, il n’y a quasiment plus de leaders politiques prêts à jouer un rôle modérateur”, observe Clara Broekaert. “Plus le débat public se fracture, plus l’entrée en politique devient coûteuse, abonde William Howell, professeur de sciences politiques à l’université de Chicago. Qui a envie de faire subir un environnement politique pareil à sa famille ? Qui a envie d’être scruté par les médias au quotidien, d’être soumis au vitriol perpétuel ? Les personnes les plus modérées sont donc conduites à renoncer.” C’est la prime à l’outrance, dans la vie comme sur les réseaux sociaux, ces formidables chambres d’écho des propos les plus haineux. D’après un récent article de Wired, des milices extrémistes coordonnent leurs actions sur plus de 100 groupes Facebook… sans la moindre modération.

Une menace prise très au sérieux par les services de sécurité américains, dans un pays armé jusqu’aux dents – 22 millions d’armes achetées en 2020, une année record. “Certaines milices recrutent spécifiquement chez les anciens combattants, soit des hommes habitués au combat urbain, qui forment d’autres gens au maniement des armes”, souligne Maya Kandel, historienne spécialiste des Etats-Unis. En opération extérieure depuis des décennies (Irak, Syrie, Afghanistan, Libye) les Etats-Unis comptent sur leur sol pas moins de 15 millions de vétérans. Combien seraient prêts à franchir le Rubicon ? Une minorité, très certainement. Mais soutenue par combien de militants chauffés à blanc ? Au moins 14 % des individus arrêtés et inculpés dans l’attaque contre le Capitole avaient des liens avec l’armée ou la police, rappelle Barbara Walter dans son ouvrage.

Le scénario d’une guerre civile, enraciné dans l’inconscient collectif américain, n’est désormais plus tabou dans la communauté des chercheurs. “Cela ne ressemblerait pas à la guerre de Sécession puisqu’il n’y a pas deux armées constituées face à face, pose Maya Kandel. En revanche, une période de violence larvée d’un camp contre l’autre, comparable aux ‘troubles’ en Irlande [NDLR : en 1969, des violences éclatent en Irlande du Nord entre catholiques et protestants] n’est pas à exclure.” L’assassinat manqué contre Donald Trump a fait de l’ancien président un dieu vivant, un élu épargné pour “sauver l’Amérique”. Reste à savoir jusqu’où iront ses fidèles.




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