Et tout d’un coup, l’Histoire s’accélère… Voilà un mois, c’est-à-dire une éternité, l’Amérique était embarquée dans une campagne électorale soporifique en vue de l’élection présidentielle de novembre. Puis le jeudi 27 juin est arrivé, avec son débat télévisé qui a révélé au pays ce que la Maison-Blanche cherchait à lui dissimuler depuis des mois : âgé de 81 ans, le 46e président des Etats-Unis Joseph Robinette Biden, devenu sénile, était une proie facile pour son adversaire républicain, Donald J. Trump, 78 ans.
Environ deux semaines plus tard, le 13 juillet, autre coup de théâtre : le candidat républicain réchappe, comme par miracle, à un attentat qui érafle le haut de son oreille droite en plein meeting électoral en Pennsylvanie. Et nouveau rebondissement dimanche 21 : le candidat-président déclare qu’il renonce à briguer un second mandat. Et cela, à un mois seulement de l’ouverture de la convention du Parti démocrate – du 19 au 22 août à Chicago – qui devait le propulser pour de bon vers le scrutin du 5 novembre. Ce n’est plus une campagne électorale, c’est une série Netflix !
Certes, le retrait in extremis de Joe Biden a un précédent. Voilà cinquante-six ans, en 1968, le président démocrate Lyndon B. Johnson avait lui aussi décidé de jeter l’éponge dans la dernière ligne droite. Mais c’était au mois de mars, pas en juillet comme aujourd’hui, ce qui laisse peu de temps au camp démocrate pour se réorganiser face à la “machine Trump”. Surtout, son désistement d’alors en faveur du vice-président Hubert Humphrey n’était pas dû à sa sénilité ni à l’âge de Truman, mais à des problèmes cardiaques et une impopularité croissante due à la guerre au Vietnam. Les choses sont aujourd’hui différentes. Au point que la capacité de Biden à gouverner est elle-même remise en question. Ce qui pourrait conduire – avec Netflix, tout est possible – à un autre rebondissement : la fin anticipée du mandat du président démocrate qui se termine théoriquement le 20 janvier 2025.
Nous n’en sommes pas là. Mais une phase inédite d’incertitudes s’ouvre. Et une série de questions se posent à la démocratie américaine. A commencer par celle-ci : qui, pour remplacer Joe Biden au pied levé ? Dans la foulée de son renoncement, le président a fait savoir qu’il accordait publiquement son soutien à sa vice-présidente, Kamala Harris. Et celle-ci a affirmé qu’elle ferait tout son possible pour unir le camp démocrate et battre Donald Trump. Plus facile à dire qu’à faire, même si elle a déjà engrangé de nombreux soutiens. “Si l’on en croit les sondages, c’est elle la mieux placée, la plus connue aussi, remarque Alexis Buisson, auteur de Kamala Harris, l’héritière (L’Archipel). Elle possède la légitimité de la vice-présidence et elle a facilement accès aux fonds levés par Joe Biden, car son nom figurait sur les documents de campagne en tant que colistière de Biden.”
Sous le feu des critiques
Ce ne sont pas ses seuls atouts. “Elle enregistre aussi des scores supérieurs à ceux de Biden auprès des femmes, des personnes de couleur et des jeunes, qui sont autant de cibles cruciales pour le scrutin à venir”, poursuit Buisson. Et d’ajouter : “Certes, elle est déjà bien partie pour obtenir l’investiture démocrate le mois prochain. Mais il y a un autre défi : parviendra-t-elle à s’imposer au sein de l’opinion publique globale ?” Toute la question est là car, dans ses fonctions précédentes, elle n’a guère fait forte impression. Sénatrice de Californie de 2016 à 2020, elle n’est associée à aucune action législative marquante et n’a pas été capable de se créer un réseau d’amitiés qui lui aurait pourtant été fort utile lorsqu’elle est tombée sous le feu des critiques. “Candidate aux primaires démocrates en 2020 contre Joe Biden, Kamala Harris n’arrivait même pas à mobiliser dans son propre Etat”, rappelle l’historien Tristan Cabello, de l’université Johns Hopkins, à Washington. Vice-présidente depuis 2021, elle s’est ensuite désintéressée du seul dossier assigné par Joe Biden : l’immigration illégale. Désinvolte, elle a mis cinq mois à se rendre à la frontière mexicaine !
Devenue vice-présidente, la Californienne d’origine indo-jamaïcaine était censée consolider le soutien de la communauté noire (12 % de l’électorat) – ce qui était aussi la raison d’être de sa désignation comme colistière de Biden en 2020. Mais là encore, son bilan est maigre. Non seulement elle n’a pas “dopé” l’électorat afro-américain à la présidentielle de 2020 mais, ces dernières années, c’est au contraire Donald Trump qui a grignoté des “parts de marché” dans l’électorat noir, notamment masculin. A en croire des fuites dans la presse, l’entourage du président Biden tient Harris en piètre estime. Barack Obama n’est pas fan non plus. Et nombreux sont les élus de son propre camp qui ne la croient pas capable d’assurer la fonction présidentielle.
“Kamala Harris ne sera certainement pas portée par un climat d’euphorie”, euphémise Yves-Marie Péréon, auteur de Rendre le pouvoir : les présidents américains après la Maison-Blanche (Tallandier). “Elle est loin d’être un choix idéal, mais compte tenu des circonstances, c’est le meilleur possible”, ajoute l’américaniste Anne Deysine, pour qui “le président Biden a malgré tout bien fait de lui apporter son soutien, d’inciter le parti démocrate à l’unité et de prévenir la commission électorale fédérale, de façon qu’elle puisse bénéficier des centaines de millions de dollars collectés pour la campagne présidentielle”.
“Problème d’attitude”
Une chose est sûre : Kamala Harris a du pain sur la planche pour convaincre les Américains en général et le Parti démocrate en particulier qu’elle est la femme de la situation. Dans les heures, jours et semaines qui viennent, il lui faut impérativement “fendre l’armure” et se réinventer. Car la vice-présidente – dont le fameux rire, récurrent et mécanique, masque on ne sait quelle gêne – a un “problème d’attitude”. Ce qui, en politique, peut se révéler mortel. “Sa vulnérabilité, c’est qu’elle n’est pas aussi à l’aise en campagne que Joe Biden”, reconnaît, à Washington, Charles Kupchan, qui enseigne à l’université de Georgetown. “Biden était très bon sur ce terrain, poursuit cet ancien conseiller de Barack Obama. C’est un homme ordinaire, vous aviez envie de vous asseoir à son côté chez McDonald’s et discuter avec lui. Kamala Harris, elle, est moins chaleureuse. Elle doit se rendre plus accessible, plus authentique aux yeux de l’électeur américain. Si je conseillais la campagne, je dirais que c’est là que se trouve sa marge de progression.”
Mais Harris a, dans sa manche, un atout de taille : sa notoriété. De fait, le Parti démocrate recèle de talentueux candidats potentiels, qui pourraient briguer la Maison-Blanche. Tous sont des gouverneurs d’Etats grands comme des pays (la Californie, la Pennsylvanie, le Michigan, etc.) et qui, à ce titre, possèdent une expérience à la tête d’un organe exécutif, dont la vice-présidence ne dispose pas. Mais tous ont aussi en commun de souffrir d’un déficit de notoriété à l’échelle nationale. Handicap quasi insurmontable à moins d’un mois de la convention démocrate. “A ce stade, les démocrates n’ont qu’une chose à faire : se ressaisir rapidement ! Sinon, Donald Trump sera réélu, vous m’entendez ?”, s”emporte le politologue Larry Sabato, directeur du Center for Politics à l’université de Virginie. “Ce qui serait idéal, c’est une campagne de primaires, poursuit-il. Mais celles-ci ont déjà eu lieu et il est impossible d’en organiser de nouvelles.
Quant au scénario d’une convention ouverte, où tout se jouerait en l’espace d’un week-end, ce serait une vraie foire d’empoigne. Je ris de bon cœur à chaque fois que j’entends parler de ça ! Les gens n’ont aucun sens de l’Histoire. Il faut se souvenir que quand les démocrates en ont la possibilité, ils se battent, s’agitent et se querellent ; il devient alors difficile de les unir. Regardez les campagnes de 1968 [défaite de Humphrey], 1980 [défaite de Carter] et même 1992, même si Bill Clinton fut malgré tout élu.” Pour Sabato, pas de doute : l’unique chance de victoire des démocrates passe par le soutien de tout le parti derrière l’unique candidate qui s’impose aujourd’hui : Kamala Harris.
L’initiative va changer de camp
Il reste moins de quatre semaines avant la Convention démocrate, et quatre mois avant l’élection. Et une autre date approche à grand pas : le 7 août. Dans l’Ohio, une loi prévoit qu’avant cette date, les bulletins de vote incluant le nom des candidats doivent être imprimés. Autrement dit, le parti de Kennedy, Obama et Biden doit maintenant jouer son va-tout. Et miser à fond sur Kamala Harris. “Je pense qu’elle sera une très bonne candidate car son énergie contrastera immédiatement avec Joe Biden, reprend Larry Sabato. Il est vrai qu’on peut difficilement faire pire que ce dernier. Il n’arrivait pas à terminer une phrase, s’égarait au milieu d’une pensée, semblait divaguer. C’était embarrassant. Avec Harris, les gens verront immédiatement la différence.”
L’effet de contraste entre la candidate de 59 ans et le septuagénaire Donald Trump sera également immédiat. Depuis dimanche 21 juillet, elle incarne en effet une certaine nouveauté et c’est le républicain – et non plus Biden – qui se trouve dans la position du plus vieux candidat présidentiel de l’histoire américaine. L’initiative et l’actualité ont changé de camp. Les feux des projecteurs ne sont plus sur Donald Trump. Les républicains, qui ont identifié le danger, sont immédiatement partis à l’offensive au moyen d’un clip qui dénigre Harris : elle y est présentée comme la coresponsable de tous les maux de l’Amérique engendrés selon eux par la présidence Biden, qu’ils jugent “catastrophique”, notamment en matière d’immigration. Le scénario redouté par Donald Trump et son camp est donc en train de s’accomplir. Sa campagne était calibrée pour abattre Biden ; lui et ses stratèges doivent la repenser en quatrième vitesse. “Quelles que soient les failles de Kamala Harris, elle ne possède pas ce défaut insurmontable de Biden : le grand âge”, résume le magazine The Atlantic. Et quand Donald Trump, fanfaron, affirme qu’elle sera “plus facile à battre que Joe Biden”, il n’est pas certain qu’il y croit lui-même.
Lors de sa première apparition publique, lundi 22 juillet, au lendemain du retrait de Biden, la candidate démocrate a donné le ton de sa campagne. Depuis son QG du Delaware, elle a évoqué sa carrière de procureure de San Francisco (à partir de 2004) et de procureur générale de Californie (à partir de 2011). “A ce poste, j’ai eu affaire à des délinquants de toutes sortes : des prédateurs sexuels qui abusaient des femmes, des escrocs qui arnaquaient les consommateurs, des tricheurs qui modifiaient les règles à leur avantage. Alors, croyez-moi, je connais le genre de Donald Trump…”, a-t-elle asséné, tout sourire. Une manière de dire que son adversaire ne l’impressionne pas. Et que sa campagne sera offensive.
Effacer son image arrogante
“Pour Kamala Harris, le principal défi consiste à définir qui elle est avant que les républicains ne le fassent à sa place, dit encore le politologue Larry Sabato. S’ils parviennent à la présenter comme une libérale de San Francisco [NDLR : en somme, une “bobo” gauchisante], elle est cuite. Mais si elle fait passer l’idée qu’elle est une centriste bien préparée pour la Maison-Blanche, alors elle aura une longueur d’avance.” Mais il y a un préalable : elle doit à tout prix effacer son image un brin arrogante de personnalité issue de l’élite, qui constitue son principal handicap aux yeux de “l’Amérique d’en-bas”.
Pour cela, elle doit choisir un vice-président de sexe masculin, sérieux et centriste, susceptible de plaire aux républicains modérés et aux indépendants, de préférence un gouverneur d’Etat, tel Josh Shapiro (Pennsylvanie), Roy Cooper (Caroline du Nord), J. B. Pritzker (Illinois), Andy Beshear (Kentucky) ou encore une personnalité comme le sénateur d’Arizona Mark Kelly, un ancien astronaute de la Nasa réputé pour son engagement contre l’antisémitisme et le contrôle des armes à feu. Bref, pour endosser les habits présidentiels, la vice-présidente Kamala Harris doit faire un sans-faute. Or passer de la place de n° 2 à celle de n° 1 n’a rien d’évident. Et avoir été vice-président n’est pas une garantie de succès. Dans l’histoire américaine, six vice-présidents ont accédé à la Maison-Blanche, mais 12 autres ont échoué tandis que cinq n’ont même pas obtenu le soutien de leur camp. Pour Kamala Harris, la partie est loin d’être gagnée. D’autant qu’elle n’a que quelques jours pour convaincre. Puisque l’Histoire s’accélère, le temps lui est désormais compté. Tic-tac, tic-tac.
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