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10 mai 1988, un déjeuner pour trouver un Premier ministre


C’est une époque où il suffit de passer à table pour trouver un Premier ministre. Ils sont quatre. Quatre hommes dans une bibliothèque. Emmanuel Macron évoque souvent l’histoire de ce repas, emblème d’un autre temps, symbole de pratiques et de sentiments que l’on croit dépassés et qui renvoient pourtant à ce que sont la nature humaine et l’exercice du pouvoir. Le 10 mai 1988, François Mitterrand est “Dieu”, selon les caricaturistes d’alors. Après que les socialistes eurent été battus aux élections législatives deux ans plus tôt, il s’est servi de la première cohabitation de l’histoire de la Ve République pour effectuer un salto arrière – ce qui n’est pas très raisonnable à son âge, 71 ans – et être réélu président avec 54 % des voix contre son Premier ministre Jacques Chirac. Le second tour a eu lieu il y a quarante-huit heures. Ce mardi, le pays attend de connaître le nom de son Premier ministre. On regarde donc les images, Mitterrand descendant le perron du palais de l’Elysée, montant vers midi dans une voiture pour aller remercier les petites mains de sa campagne ; puis Jacques Chirac arrivant à 15 h 30 pour remettre sa démission.

Le plus intéressant se passe entre les deux séquences, loin des caméras. Les convives ont reçu un coup de téléphone de la présidence le matin : venez déjeuner ! Michel Rocard, qui aurait tant voulu se présenter à la présidentielle au point de l’avoir annoncé puis de reculer, ne voudrait pas voir passer les plats. Pierre Bérégovoy, ex-secrétaire général de l’Elysée au tout début de l’aventure Mitterrand, a de l’appétit, qui aimerait tant passer de l’ombre à la lumière, selon l’expression immortalisée par Jack Lang en 1981. Les deux rêvent de devenir Premier ministre, mais par définition le poste ne se partage pas. Jean-Louis Bianco est le troisième homme, dans un rôle plus flou, à la fois collaborateur du chef de l’Etat (c’est lui le secrétaire général depuis 1982) et potentielle surprise. Est-il simple témoin, est-il acteur, lui-même ne le sait pas complètement.

Le repas autour de François Mitterrand commence sans qu’on en connaisse vraiment l’enjeu. Matignon est dans toutes les têtes, mais dans aucune bouche. Le chef de l’Etat préfère évoquer d’abord le second tour de l’élection et les conséquences qu’il faut en tirer. Les invités s’accordent à trouver nécessaire une dissolution immédiate de l’Assemblée nationale, pour renvoyer la droite dans l’opposition. Le président candidat ne s’est pas engagé sur ce point dans sa campagne, restant flou sur ses intentions. Puis il est question de la Nouvelle-Calédonie : l’archipel est en proie à d’énormes tensions, une prise d’otages à Ouvéa a fait 21 morts dans les jours précédents, le dossier sera en haut de la pile pour le prochain gouvernement.

Le vice est un plat qui se mange sucré. Il faut attendre le dessert pour que l’éléphant qui est dans la pièce se fasse entendre. Mitterrand “a joué avec les nerfs” de ses convives, se souvient Jean-Louis Bianco. Jacques Attali rapporte les propos présidentiels dans Verbatim : “Il me reste une décision à prendre : je dois nommer un Premier ministre. L’une des forces du socialisme en France est de compter dans ses rangs beaucoup de gens de qualité et de talent. Je dois dire qu’à mes yeux, les talents des uns et des autres sont équivalents. Mais il y a des situations de fait, et Michel Rocard a une petite longueur d’avance.” Message reçu : à peine aura-t-il regagné sa voiture que celui-ci téléphonera à Jean-Paul Huchon pour lui dire qu’il sera son directeur de cabinet à Matignon. Quatre cafés et l’addition ? A l’Elysée, personne ne paie mais c’est Rocard qui prend cher. Jacques Attali écrit : “Le président me confie peu après : Rocard n’a ni les capacités ni le caractère pour cette fonction. Mais puisque les Français le veulent, ils l’auront. En revanche, c’est moi qui ferai le gouvernement.” De son côté, Pierre Bérégovoy accuse le coup. “Il croyait vraiment en ses chances, dans son attitude corporelle on voit la déception”, raconte Bianco.

François Mitterrand avait décidé du nom de son Premier ministre avant le repas, même s’il n’en avait rien dit à personne à l’Elysée. Quand il parle de ces agapes, monument de perversité incomparable, Emmanuel Macron conclut toujours par une même sentence : “C’était une autre époque.” Comme si les jeux de cour s’étaient terminés avec le XXe siècle.




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