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Bart M.J. Szewczyk : “Dans quelques années, la Pologne sera plus riche que la France”


Un couple franco-allemand en perte de vitesse. Une Première ministre italienne puissante et désireuse d’accroître son influence en Europe, mais isolée à Bruxelles… Il y a décidément un siège à prendre en matière de leadership européen. Mais qui ? Bart M. J. Szewczyk, chercheur au centre de réflexion German Marshall Fund et spécialiste des questions européennes, invite les décideurs à tourner le regard vers la Pologne de Donald Tusk. L’un des rares pays européens à avoir actuellement “une envergure à la fois économique et militaire”, souligne cet économiste de formation né à Varsovie avant de rejoindre les Etats-Unis, où il a grandi.

Deuxième pays de l’Union européenne au taux de chômage le plus faible (juste derrière la République tchèque), cinquième puissance industrielle du Vieux continent, Varsovie est en effet “le” miracle économique de ces trente dernières années. Et un hub technologique en devenir. Face à la menace russe, la Pologne a mis le paquet sur les investissements militaires, ambitionnant de devenir dans les dix ans l’armée la plus puissante d’Europe. De quoi peser diplomatiquement. Surtout depuis que la Pologne a tourné la page du PiS, et porté à nouveau au pouvoir le proeuropéen et très expérimenté Donald Tusk : le nouveau visage du leadership européen, assure Bart M. J. Szewczyk. Le professeur associé à Sciences Po Paris en est convaincu : la compétence et la crédibilité sont autant d’atouts dans la poche du Premier ministre polonais pour prendre entre ses mains le destin de l’Europe dans les années à venir. Alors que la Pologne assurera la présidence du Conseil de l’Union européenne au premier semestre 2025. Un moment clé. Entretien.

L’Express : Il y a un vide actuellement en Europe en matière de leadership, avez-vous écrit récemment dans un billet. Vous qualifiez celui proposé par Emmanuel Macron de leadership à “bas prix” et celui d’Olaf Scholz de leadership “sans stratégie”. Le moteur franco-allemand est-il si mal en point ?

Bart M. J. Szewczyk : Force est de constater que ces dernières années, l’axe entre Berlin et Paris, qui est le moteur traditionnel de l’élaboration des politiques de l’Union européenne, n’a pas fonctionné aussi efficacement que par le passé. En partie à cause des différences de personnalité entre le président Macron et le chancelier Scholz. Nous avons assisté à un affaiblissement de ce couple traditionnel en termes de leadership européen. Qui peut jouer ce rôle en Europe ? Ce sera la question ouverte les six à douze prochains mois. Je pense que Varsovie peut être l’un de ces nouveaux moteurs.

Après, bien sûr, il ne suffit pas de s’autoproclamer leader. Il faut convaincre d’autres pays de vous suivre, les rallier à votre vision. Cela ne passe pas uniquement par des déclarations. Il faut regarder les actes. A ce sujet, il est intéressant de noter que le nouveau ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni, David Lammy, a effectué sa première visite à l’étranger à Berlin, ce qui était plutôt attendu. Mais au cours de ce même voyage, il s’est rendu directement à Varsovie (NDLR : pour des discussions sur l’Ukraine). Ce n’est pas anodin. Il y a encore cinq ans, lorsque le parti d’extrême droite Droit et Justice (PiS) était au pouvoir en Pologne, Varsovie n’était pas considérée par ses partenaires européens comme “la” capitale avec laquelle il fallait coopérer ou avec laquelle il était possible de développer une forme de leadership. Mais cela est en train de changer. A condition, toutefois, que Varsovie veuille jouer ce rôle et que les autres capitales européennes soient prêtes à la suivre.

Vous ne semblez pas convaincu par l’idée que d’autres capitales européennes de premier plan comme Madrid ou Rome puissent jouer ce rôle. Pourquoi ?

Contrairement à la Pologne, l’Espagne et l’Italie ne peuvent pas se permettre de s’endetter. En effet, pour prétendre jouer un rôle de premier plan en Europe, il faut avoir une certaine envergure à la fois économique et militaire. L’Espagne et l’Italie ont certainement la dimension économique nécessaire. Ce sont deux grands pays. Mais ils ont tous deux une dette publique en pourcentage du PIB très élevée (NDLR : 107,7 % pour l’Espagne, 137,30 % pour l’Italie contre 49,6 % pour la Pologne). Cela leur donne moins de poids pour prétendre prendre le leadership en Europe sur ces questions.

Par ailleurs, sur le plan militaire, l’Espagne et l’Italie ont une politique de défense peu proactive. Et quand bien même ils décideraient d’augmenter massivement leurs dépenses militaires, leurs marges de manœuvre seraient très limitées parce que leur ratio dette/PIB est déjà très élevé. La Pologne, elle, consacre à la défense 4 % de son PIB (contre 1,3 % pour l’Espagne et 1,7 % pour l’Italie), le plus élevé des pays de l’Otan. C’est même plus que les Etats-Unis (environ 3,45 %). Si elle le souhaitait, la Pologne aurait la capacité de consacrer 6 % à 8 % de son PIB au budget militaire et ce, justement parce que sa dette publique en pourcentage du PIB est faible.

Le point noir concerne donc surtout des questions d’ordre financier…

Sur la question du leadership, il faut aussi regarder les rapports de forces dans les instances européennes. La Première ministre italienne Giorgia Meloni mène le groupe des Conservateurs et réformistes européens (CRE) au Parlement. Ils sont arrivés en troisième position lors des élections du 9 juin, mais ils n’occupent aucun des postes de direction au sein des présidences de l’Union européenne. Le Premier ministre espagnol socialiste Pedro Sánchez, lui, est à la tête d’un groupe qui est arrivé en deuxième position lors des dernières européennes. Il pourrait donc tenter de rallier ses partenaires à son point de vue, mais là encore, les marges de manœuvre limitées de l’Espagne sur le plan militaire sont un obstacle. Alors que Donald Tusk, lui, a l’avantage d’être à la tête d’un parti de centre droit – La Plateforme civique – qui fait partie du Parti populaire européen (premier groupe du Parlement européen). Il a donc les affinités politiques nécessaires pour rallier d’autres personnes à son point de vue. Avec, comme je vous le disais, non seulement une crédibilité en matière de dépenses militaires, mais aussi une vraie marge de manœuvre pour dépenser encore plus à l’avenir.

Avec Tusk à la manœuvre, l’Europe aura un leadership plus discret, certes, mais un leadership qui fera avancer les choses

Vous ne mentionnez pas la France… Son leadership ne vous convainc pas ?

La France dispose d’une armée forte. Mais ses marges de manœuvre pour augmenter les dépenses existantes ou pour faire don d’équipements militaires à l’Ukraine sont limitées pour des raisons de politique intérieure. Vous avez actuellement un gouvernement intérimaire, on ne sait pas très bien qui sera Premier ministre. Lorsque le président Macron prendra des décisions en matière de politique étrangère ou de politique de défense, leur mise en œuvre dépendra des différents ministres du gouvernement de cohabitation. Sans compter que l’enveloppe budgétaire doit être votée par l’Assemblée nationale… Or, il n’est pas certain que ces différents pouvoirs puissent agir dans le même sens. Et même s’ils y parvenaient, la France a un ratio dette/PIB très élevé, tout comme l’Espagne et l’Italie. Si Emmanuel Macron souhaitait augmenter les dépenses de défense au-delà de 2 % du PIB, il aurait donc très peu de latitude pour le faire.

Au-delà de ses atouts économiques et militaires, la Pologne peut-elle vraiment peser au sein des différentes institutions européennes ?

Elle a les ressources, la rhétorique, l’ambition et l’énergie, mais aussi la compétence et l’expérience. Donald Tusk était déjà Premier ministre il y a dix ans. Il a été président du Conseil européen pendant cinq ans. Il a déjà travaillé avec plusieurs des membres actuels du Conseil européen. Cela aide parce que les choses se font plus rapidement lorsque vous savez à qui vous adresser, qui contacter, et comment fonctionne toute la machinerie. Radosław Sikorski, l’actuel ministre des Affaires étrangères polonais (et un candidat potentiel à la présidence de la République polonaise) est, quant à lui, l’un des diplomates les plus expérimentés d’Europe. Tusk et Sikorski ont eux-mêmes autour d’eux un très large éventail de décideurs politiques très énergiques, compétents et novateurs. Par exemple, Rafal Trzaskowski, le maire de Varsovie, qui est aussi un candidat potentiel à la présidence de la République polonaise (NDLR : il s’était incliné d’un fil face à Duda en 2020). C’est un homme, très éloquent, très énergique, connu des experts sur la scène européenne. Il est en quelque sorte le Pete Buttigieg de la politique polonaise. Il y a aussi l’actuel représentant permanent par intérim de la Pologne auprès de l’UE, Piotr Serafin. Il était le chef de cabinet de Donald Tusk lorsque celui-ci était président du Conseil européen. Il pourrait faire partie de la prochaine Commission européenne.

Donald Tusk semble assez discret sur la scène internationale…

Vous avez raison. Tusk ne cherche pas à être sous les feux de la rampe. Mais ce mélange de discrétion et d’efficacité avec lesquelles il exerce ce leadership est aussi ce qui le rend unique. Il y a dix ans, il était déjà un Premier ministre très puissant en Pologne. Il a gouverné le pays de manière efficace. Pourtant, personne ne le considérait comme un orateur de la stature d’un Barack Obama ou de Tony Blair ou même du président Macron. Pourtant, cela n’a pas nui à son efficacité. C’est un politicien chevronné.

Avec Donald Tusk à la manœuvre, l’Europe aura un leadership plus discret, certes, mais un leadership qui fera avancer les choses, moins solitaire. C’est ainsi, par exemple, qu’au cours des huit derniers mois, en amont des élections européennes, Varsovie s’est attachée à consolider ses efforts au sein du Triangle de Weimar (NDLR : format né à la fin de la guerre froide, qui réunit la Pologne, l’Allemagne et la France, et relancé lors de la guerre en Ukraine). Après les élections du 9 juin, les responsables polonais se sont rendu compte que les deux jambes de ce triangle étaient devenues plus faibles. Aux yeux de la Pologne, il se pourrait qu’avec un nouveau gouvernement travailliste à la tête du Royaume-Uni, ce triangle devienne un carré. Donald Tusk cherche toujours à rallier l’ensemble des partenaires européens. Cela fait partie de sa personnalité. Lorsqu’il était président du Conseil européen, il se considérait comme faisant partie d’une équipe. Il n’a pas cherché à éclipser qui que ce soit. Il a entretenu de bonnes relations de travail avec le président de la Commission, Jean-Claude Juncker. Si vous vous contentez de regarder la télévision ou de lire les grands titres des journaux, il est évident que vous ne le verrez pas en permanence en première page. Mais, rappelez-vous, la chancelière allemande Angela Merkel aussi était une dirigeante discrète. Elle travaillait en coulisses, mais elle était la dirigeante de facto de l’Europe et tout le monde le savait.

La Pologne assurera la présidence du Conseil de l’Union européenne au premier semestre 2025. Il s’agit d’un rôle important, car c’est la machine opérationnelle de l’UE sur le plan législatif et en termes de mise en œuvre des politiques. La Pologne aura là une bonne occasion de montrer l’étendue de ses compétences à tous les autres pays d’Europe.

Qu’en est-il des Etats-Unis ? Au sein de l’Union européenne, l’Allemagne et la France restent leur principal “téléphone”… A l’avenir, la Pologne pourrait-elle, elle aussi, jouer ce rôle ?

Lors de leurs visites en Europe, le président Biden et l’ancien président Trump ont tous deux choisi Varsovie pour prononcer leurs principaux discours sur la politique européenne. Dans le cas de Donald Trump, c’est logique car c’était le parti national conservateur Droit et Justice (PiS) qui était au pouvoir à ce moment-là. Il y avait une forme de filiation politique dans l’esprit de Trump. Concernant le président Biden, le PiS était encore au pouvoir en Pologne lorsqu’il est arrivé à la Maison-Blanche. Mais Varsovie a joué un rôle central dans la réponse à l’agression de la Russie contre l’Ukraine avec, vous le savez, plus d’un million de réfugiés accueillis en Pologne ou encore toutes les fournitures d’armes acheminées par la Pologne par voie terrestre à travers la frontière avec l’Ukraine.

Que ce soit Kamala Harris ou Donald Trump qui sera élu en novembre prochain, je pense qu’à l’avenir Varsovie sera un partenaire encore plus important pour les Etats-Unis. Et pour en revenir à l’Europe, j’ajouterais un fait important : la Pologne est le pays qui aura le plus de facilités pour rallier les autres pays de la région, notamment les Etats d’Europe centrale et orientale au travers, notamment, du groupe des “Neuf de Bucarest” (qui rassemble la Pologne, la Roumanie, l’Estonie, la Slovaquie, la Tchéquie, la Bulgarie, la Hongrie, la Lettonie et la Lituanie). Mais aussi les pays scandinaves (NDLR : lors d’une conférence de presse en juin dernier, le Premier ministre norvégien Espen Barth Eide a souligné l’influence croissante de la Pologne en Europe, qui dépasse selon lui celle de l’Allemagne et de la France sur bien des aspects). La Pologne peut se servir de ces plateformes pour construire un consensus européen plus large.

Qu’est-ce qui manque encore à la Pologne pour y arriver ?

La Pologne n’a pas encore l’envergure économique de l’Allemagne. Son PIB par habitant est également plus faible. Elle n’a pas non plus la même portée politique que la France en raison de son histoire en Europe et dans le monde. Ce sont là les deux principaux handicaps.

Dans quinze ans, le PIB de la Pologne sera peut-être supérieur à celui du Royaume-Uni et à celui de la France

Sans compter les questions de politique intérieure… Le président polonais Andrzej Duda est un eurosceptique. Peut-il être un frein aux ambitions de Donald Tusk sur la scène européenne ?

Les prochaines élections présidentielles en Pologne auront lieu en mai 2025. Le président Duda ne sera donc plus là très longtemps (NDLR : la Constitution polonaise limite à deux le mandat présidentiel). Et dans l’opinion, la dynamique actuelle est en faveur de la coalition au pouvoir actuellement.

Quelles leçons le reste de l’Europe peut-il tirer du modèle polonais ?

A l’exception de la période du Covid, la Pologne est le seul pays occidental à n’avoir connu aucune récession ces vingt-cinq dernières années. Son taux de chômage est l’un des plus faibles d’Europe (NDLR : 2,9 % contre 6 % en moyenne pour l’UE). Il y a deux raisons principales à cela : d’abord, la Pologne est voisine de l’Allemagne, une grande économie qui connaît une croissance relativement bonne, même si c’est moins le cas depuis quelques années. Ensuite, la Pologne a reçu beaucoup d’argent de l’Union européenne depuis qu’elle l’a rejointe en 2004.

Mais il y a aussi des choix de politique intérieure qui font que la Pologne en est là aujourd’hui : comme un marché du travail flexible ou encore le fait d’avoir encouragé l’innovation technologique. L’Europe aurait vraiment intérêt à étudier de près ces politiques spécifiques mises en place en Pologne ces vingt-cinq dernières années pour voir ce qui peut être reproduit ou pas à l’échelle du continent.

Une chose est sûre : que ce soit sur la scène internationale ou même à Varsovie, on a sous-estimé la vitesse avec laquelle la Pologne est en train de se développer par rapport au reste de l’Europe. La Pologne représente aujourd’hui environ un tiers du PIB britannique. Mais dans moins de quinze ans, elle aura peut-être rattrapé le Royaume-Uni en termes de PIB global. Dans quelques années, le PIB de la Pologne sera même peut-être supérieur à celui du Royaume-Uni et à celui de la France. Pendant longtemps, la Pologne a voulu faire partie du G20, mais aujourd’hui, elle pourrait légitimement prétendre à devenir un pays du G7, tout comme la France et le Royaume-Uni.




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