Quand elle a déposé plainte contre le père de sa fille pour dénoncer les violences que toutes les deux ont subies, Deborah* avait encore “confiance” en la justice. Mais l’expertise psychologique demandée par la juge des enfants, pour “décrire les répercussions éventuelles causées par les faits”, a tout fait basculer. “Le psychanalyste qui a reçu ma fille a estimé que j’étais en position de toute-puissance vis-à-vis d’elle, ce qui aurait pu influencer le discours critique qu’elle tenait sur son père”, témoigne Deborah, alors même que cet expert n’a jamais échangé avec elle. Dans son rapport, que L’Express a consulté, une autre observation dénuée de contexte interpelle : “La fillette n’a probablement pas achevé son complexe de castration.”
Cette théorie, développée par Freud en 1933, soutient que les filles, lésées de ne pas avoir de pénis lorsqu’elles sont enfants, éprouvent de la rancœur vis-à-vis de leur mère avant de se rapprocher de leur père, pour disposer de leur phallus. “C’est complètement ahurissant d’écrire un tel truc, s’emporte Deborah, qui a dû faire des recherches à l’époque pour comprendre le sens de la phrase. Quel est le rapport avec les violences dont ma fille a été victime ?”, interroge la mère de famille. Les jours suivants, Deborah apprend néanmoins que la juge ordonne une garde alternée. Dans l’ordonnance de placement, auquel L’Express a eu accès, plusieurs passages de l’expertise sont cités par la magistrate.
En France, la psychanalyse demeure très présente dans les tribunaux : parmi les 134 professionnels de la Compagnie nationale des experts psychologues (Cnepsy), 28 % s’y réfèrent. La discipline inventée par Freud repose pourtant sur des concepts qui n’ont jamais été validés scientifiquement et dont l’utilisation dans un contexte judiciaire peut s’avérer problématique. “Ces experts ne définissent pas les termes qu’ils mobilisent, comme l’Œdipe, l’inconscient ou le narcissisme, et déploient régulièrement des interprétations absurdes en matière familiale pour démontrer qu’un parent est dangereux”, dénonce Marie Guellec, psychologue et experte judiciaire près la cour d’appel d’Aix-en-Provence.
Sollicitée par des plaignants pour effectuer des commentaires d’expertises – un document chargé d’éclairer ou de relever les défauts d’un rapport déjà effectué –, cette dernière se souvient de formulations souvent obscures chez les partisans de la psychanalyse : “La triangulation œdipienne est indéterminée et non reconnue” ; “Il est très important pour Madame d’entreprendre une psychothérapie pour l’aider à opérer un accouchement mental de son bébé” ; “Nous relevons la présence d’une image maternelle prégénitale omnipotente.”
Absence de régulation
Plus grave, selon Marie Guellec : ce cas où une experte a estimé qu’une mère mentait lorsqu’elle accusait son mari d’avoir violé leur enfant, en se basant sur un… dessin. “Le petit garçon avait dessiné une maison abîmée et raturée. Selon l’experte, il s’agissait pour lui de reproduire symboliquement ce qu’il percevait chez sa mère”, illustre Marie Guellec, en précisant que l’experte préconisait la garde exclusive au père, une recommandation suivie par la juge. “Dans la majorité des cas, les magistrats, incapables d’évaluer la qualité d’une expertise, s’en remettent aux avis des psychologues ou psychiatres”, poursuit la spécialiste.
Si ces théories sont aussi présentes dans les tribunaux, “c’est parce que la pratique de la psychologie ne fait l’objet d’aucune régulation”, déplore Mickaël Morlet-Rivelli, psychologue et expert judiciaire près la cour d’appel de Reims. En France, les candidatures pour s’inscrire sur les listes des experts judiciaires sont simplement évaluées par un collège de magistrats, et non par les pairs. Contrairement à d’autres pays, les experts psychologues sont également toujours libres de leur méthodologie. Depuis 1993, les Etats-Unis imposent par exemple à leurs experts de justifier de la fiabilité scientifique des théories employées – ont-elles été testées dans des conditions réelles ou sujettes à une publication ? –, mais aussi qu’une marge d’erreur soit indiquée lorsque des tests psychométriques sont utilisés.
“Je me méfie des discours basés uniquement sur la science. Pour moi, l’orientation théorique d’un expert, même si elle est psychanalytique, n’est pas un problème”, soutient de son côté Alain Dumez, le président d’honneur de la Cnepsy. Selon lui, l’absence de psychologues dans les jurys d’inscription sur les listes est “une bonne chose”, car elle “permet d’éviter les conflits d’intérêts”. “Les difficultés viennent plutôt des formations en psychologie, où il y a parfois très peu de pratique clinique”, assure-t-il. D’après des estimations de Mickaël Morlet-Rivelli, 74 % des experts psychologues français ne sont, en outre, pas formés à la criminologie. Et si un décret impose depuis 2023 une formation à l’expertise pour s’inscrire sur les listes – là encore, contrôlée par les magistrats –, rien n’est dit concernant son contenu. Résultat : les experts judiciaires ont parfois moins de connaissances que les non-experts ou le grand public, notamment sur la compréhension du fonctionnement de la mémoire, d’après un article paru dans la revue L’Année psychologique.
Refoulement traumatique
Chez les experts d’obédience psychanalytique, ce constat est exacerbé. Une notion freudienne, en particulier, est largement mobilisée malgré son absence de fiabilité : celle du “refoulement traumatique”. Dans une chronique intitulée “Justice et amnésie”, diffusée sur France Culture le 4 juin 2014, la psychanalyste Caroline Eliacheff explique par exemple : “Il est incontestable que des traumatismes d’ordre sexuel – mais ce sont loin d’être les seuls – puissent être refoulés de la conscience, voire déniés comme s’ils n’avaient jamais existé.” En 2005, le professeur américain de psychologie à l’université Harvard, Richard. J. McNally, démontrait pourtant dans un ouvrage de référence, Remembering Trauma, que la plupart des souvenirs traumatiques étaient bien mémorisés par les victimes, y compris sur le long terme. Celles qui affirment se remémorer des années après de leurs traumatismes, elles, pourraient être l’objet de faux souvenirs induits par des thérapies, comme l’attestent plusieurs études.
“Le jury d’un tribunal, convaincu que les souvenirs de maltraitance dans l’enfance peuvent être refoulés, pourrait être biaisé et condamner un accusé sur cette base de souvenirs retrouvés, sans considérer la possibilité de faux souvenirs”, alerte Olivier Dodier, chercheur en psychologie cognitive à l’université de Nîmes. A l’inverse, le “refoulement traumatique” peut parfois concerner l’inculpé, l’enfermant dans un impossible dilemme : “Soit il se souvient de son crime et il est coupable, soit il ne se le rappelle pas parce qu’il le refoule”, explicite Nicolas Rochat, chercheur en psychocriminologie à l’université Grenoble Alpes.
L’exemple emblématique est celui de Loïc Sécher, un ouvrier agricole condamné pour viols en 2003 puis blanchi sept ans plus tard, après les rétractations de son accusatrice. Dans son expertise judiciaire teintée de psychanalyse, on y lit que “les difficultés de remémoration [du crime] évoquées par [Loïc] étaient à mettre en rapport avec un refoulement visant à éviter au sujet de se retrouver confronté à une image transgressive de lui-même”.
Tests peu fiables
Autre problème, l’utilisation excessive du test de Rorschach, du nom de son créateur, Hermann Rorschach, un psychiatre et psychanalyste suisse partisan des théories freudiennes. Ce test, présenté comme “une épreuve d’interprétation de formes fortuites”, consiste à demander à un sujet de décrire ce qu’il perçoit dans des planches de taches d’encre symétriques, dont la moitié présente des couleurs. Les études sur le Rorschach, nombreuses, démontrent qu’il manque de fiabilité, les experts qui l’utilisent ayant tendance à “surpathologiser” leurs patients. “Cela donne finalement plus d’informations sur la personne qui expertise que sur la personne expertisée”, abonde Marie Guellec, régulièrement confrontée à des rapports où ce test est employé.
A l’image de cet expert psychologue d’approche psychanalytique, selon qui le dragon vu par un enfant dans l’une des taches d’encre représentait “une figure maternelle omnipotente”, démontrant que “la mère avait trop d’emprise sur l’enfant”. “En réalité, le petit garçon avait parlé de “Bilbo et le dragon”, une référence au roman Le Hobbit de Tolkien. Mais l’expert est passé à côté car il ne connaissait pas l’œuvre”, développe Marie Guellec. Dans ce cas, la juge a pourtant décidé de retirer la garde à la mère.
Dans des affaires de plus grande envergure, le test de Rorschach est pourtant souvent mobilisé, tout comme celui de Rosenzweig, un test construit par un psychologue convaincu d’avoir confirmé expérimentalement la théorie freudienne du refoulement, et dont la fiabilité est également contestée. Entre 2004 et 2018, Monique Olivier, accusée de complicité de meurtres – elle sera condamnée à perpétuité en 2023 – a été expertisée via ces outils. Pis, Philippe Herbelot, le psychologue et psychanalyste chargé de mesurer son intelligence, aurait utilisé une version périmée depuis seize ans du Weschler Adult Intelligence Scale (Wais), le test de référence, selon Mickaël Morlet-Rivelli. Résultat : alors que le premier a établi que Monique Olivier était “surdouée”, avec un quotient intellectuel (QI) de 131, le second, sollicité pour une contre-expertise, a, au contraire, mesuré avec deux collègues que l’intelligence de l’accusée était proche de la moyenne, avec un QI de 92.
“Si on dit qu’elle est surdouée, la thèse de la manipulatrice est parfaitement conforme à l’image que l’opinion s’en fait, peu importe qu’il n’y ait aucune base scientifique”, critique Mickaël Morlet-Rivelli. Contacté, Philippe Herbelot n’a pas répondu à nos sollicitations. Mais un magistrat, qui a suivi l’affaire de près, est catégorique : “Tant qu’il n’y aura pas de transparence et de contrôle sur le travail des experts, il y aura encore des controverses. Et le perdant, à la fin, sera toujours le justiciable.”
* Le prénom a été changé.
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