Dans le petit village russe de Darino, à proximité de la frontière, le drapeau tricolore de la Fédération de Russie flotte sur la façade de l’école. Quelques secondes plus tard, un soldat ukrainien ayant participé à la prise de la bourgade le décroche avant de le jeter au sol. Cette scène captée en vidéo semblait encore totalement impensable pour l’état-major russe il y a un peu plus d’une semaine. Elle s’est pourtant répétée dans plusieurs villages pris par les forces ukrainiennes depuis le début de leur incursion menée au pas de charge dans la région de Koursk, le 6 août.
Six jours plus tard, le 12, les autorités russes ont admis avoir perdu 28 localités et ordonné l’évacuation de 121 000 civils dans la zone, tandis que dans le même temps, l’armée ukrainienne a affirmé avoir pris le contrôle de 74 localités. Un camouflet inédit pour Vladimir Poutine, dont les forces n’avaient jamais été confrontées à une incursion d’une telle ampleur sur leur territoire. “C’est un nouveau fiasco avec une dimension symbolique extrêmement forte puisque cela se passe cette fois directement en Russie, abonde le général (2S) Jérôme Pellistrandi, rédacteur en chef de la Revue Défense nationale. La faillite du commandement russe est d’avoir continué à sous-estimer les capacités de l’Ukraine à surprendre.”
Réorienter l’effort de guerre
Si plusieurs raids de moindre ampleur avaient déjà été menés dans les régions de Belgorod et Koursk par des unités de Russes combattant pour l’Ukraine en 2023 et 2024 – sans succès majeur -, il s’agit de la première offensive d’une armée étrangère en Russie depuis la Seconde guerre mondiale. A court terme, l’ouverture de ce nouveau front pourrait perturber les plans du commandement russe, dont les forces sont à l’offensive depuis plusieurs mois dans l’est de l’Ukraine, et avancent de manière continue au prix de lourdes pertes. “Cela rebat en partie les cartes sur le front terrestre, note le général Pellistrandi. Les Russes ont désormais besoin d’envoyer des forces en urgence pour protéger la zone, quitte à les retirer sur le front du Donbass où se situe leur effort principal.”
Une situation que les Ukrainiens avaient connue en mai dernier lorsque les Russes avaient rouvert un nouveau front dans la région de Kharkiv, avec pour objectif affiché de créer “une zone tampon” visant à protéger l’oblast de Belgorod des bombardements adverses. “L’état-major ukrainien avait été obligé de dégarnir une partie des réserves du front principal pour venir renforcer le nord du pays, rappelle le général Nicolas Richoux, ancien commandant de la 7e brigade blindée. Nous allons assister au même processus mais dans le sens inverse : ce qui va forcément ralentir les offensives russes majeures dans l’Est du pays, notamment autour de Tchassiv Iar.”
Soucieux de reprendre la main dans la région, Vladimir Poutine a lui-même promis le 12 août “d’expulser l’ennemi”, assurant qu’il s’agit de “la tâche principale du ministère de la Défense”. A l’heure où les forces ukrainiennes ont commencé à creuser des tranchées dans la région pour fortifier leurs positions, l’incertitude domine toutefois toujours quant à l’issue des combats dans la zone dans les semaines à venir.
Dilution des forces
A plus long terme, l’action surprise des forces ukrainiennes pourrait forcer le commandement russe à consacrer plus de moyens à la protection des quelque 700 kilomètres de frontières séparant leur pays du nord de l’Ukraine. “Sécuriser une zone aussi étendue demandera des dizaines de milliers d’hommes, pointe le général Richoux. Mais cela demandera aussi d’envoyer de l’équipement, de construire des bases arrière et de mettre en place de nouveaux flux logistiques.” Autant de moyens supplémentaires qui ne pourront pas être utilisés en Ukraine par une armée russe lessivée par bientôt deux ans et demi de guerre.
La difficulté des troupes russes à gagner du terrain en Ukraine pourrait n’en être que plus grande. “Une offensive consiste à concentrer des moyens à un endroit donné, pour pouvoir percer les défenses adverses, reprend le général Richoux. Mais plus vous diluez vos moyens, en les dispersant dans différentes zones, moins vous serez en mesure de percer.” Un possible répit pour les forces ukrainiennes après un début d’année difficile marqué par une pénurie de munitions et une pression croissante de l’armée russe.
Sur le front diplomatique, l’Ukraine a indiqué le 13 août ne pas vouloir “annexer” les territoires conquis, et appelé Moscou à accepter “une paix juste”. La veille, le chef du Kremlin avait accusé Kiev de mener cette opération pour être en meilleure “position” en cas de pourparlers. De fait, si les forces ukrainiennes parviennent à tenir ces territoires dans la durée, ils disposeront d’un vrai levier de négociation.
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