En lançant une attaque surprise dans la région de Koursk le 6 août, première offensive d’une armée étrangère sur le territoire russe depuis la Seconde Guerre mondiale, les forces ukrainiennes ont brisé un tabou vieux de plus de 80 ans. Insuffisamment préparée face à cette incursion qu’elle n’avait pas anticipée, l’armée russe n’a eu d’autre choix que de reculer.
Six jours après le début des opérations, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a revendiqué la prise de 74 localités. Un nouveau fiasco pour le chef du Kremlin, dont l’armée ne progresse en Ukraine qu’au prix de très lourdes pertes, et se retrouve aujourd’hui contrainte de livrer bataille sur ses propres terres. “La guerre est aujourd’hui réellement arrivée sur le sol russe. Et l’on sent une grande désorganisation, voire une panique, du pouvoir”, pointe l’historienne franco-russe Galia Ackerman, auteure de l’ouvrage Le Régiment Immortel, ou la guerre sacrée de Poutine (Premier Parallèle, 2023). Entretien.
L’Express : L’armée ukrainienne a revendiqué la prise de 1000 km2 en Russie depuis le début de son offensive. Le coup est-il rude, pour le Kremlin ?
Galia Ackerman : C’est un énorme camouflet pour Vladimir Poutine. La Russie n’était pas du tout préparée à cette opération. Elle a été organisée dans le plus grand secret et le renseignement russe n’a pas été en mesure de la détecter. Comme on l’avait déjà vu lors de la mutinerie de d’Evgueni Prigojine [NDLR : l’ancien patron du groupe de mercenaires Wagner] en 2023, les Russes ont largement dégarni la présence de leurs troupes sur leur propre sol, ce qui explique la rapidité de l’avancée ukrainienne dont les forces occuperaient déjà entre 44 et 74 localités. Il ne s’agit plus seulement de bombardements à l’aide de drones comme ces derniers mois sur des raffineries ou des sites militaires : la guerre est aujourd’hui réellement arrivée sur le sol russe. Et l’on sent une grande désorganisation, voire une panique, du pouvoir.
Cette offensive ukrainienne affaiblit-elle Poutine en interne ?
Certainement, même si dans un régime dictatorial tel que le sien, on ne le saura pas immédiatement. Pour l’heure, il a tenté d’occuper le terrain médiatique en se présentant avec sa garde rapprochée comme Alexander Bortnikov, le chef du FSB, son nouveau ministre de la Défense, Andreï Beloussov, et son prédécesseur à ce poste, Sergueï Choïgou.
Poutine pourrait charger Alexeï Dioumine, secrétaire du conseil d’Etat et aide personnel du président, de mettre fin à la percée ukrainienne. Ce choix serait révélateur, puisqu’il sous-entendrait que l’état-major de l’armée russe n’est pas capable de coordonner la résistance à l’offensive de Kiev. On a appris ces derniers mois que le ministère de la Défense russe était un foyer de corruption et beaucoup de têtes ont commencé à tomber. Après ce nouvel échec, cela pourrait reprendre de plus belle.
Quelles peuvent être les répercussions politiques de cette incursion ukrainienne sur le territoire russe ?
La gestion de cette crise est très critiquée par les Russes. D’une part, plus de 121 000 personnes se sont déjà enfuies de la région de Koursk, et ce chiffre pourrait rapidement atteindre les 200 000. Ils se sont disséminés dans tout le pays en portant avec eux cette funeste nouvelle qu’ils ont dû quitter leur maison face à l’avancée des troupes ukrainiennes. Cela commence à créer un mouvement de fond au sein de la population, avec, par exemple, des familles qui s’inquiètent pour la rentrée des classes de leurs enfants en septembre.
Il y a donc une hausse du mécontentement de la population. D’autre part, on assiste aussi à une critique féroce émanant du segment le plus nationaliste de la population russe. Cela provient notamment des blogueurs militaires, qui se rendent sur le terrain et sont très suivis en Russie sur Telegram : ils dénoncent l’impréparation flagrante de la Russie face à cette attaque.
Cette hausse du mécontentement peut-elle faire tâche d’huile ?
Pour l’heure, je ne crois pas au scénario d’une révolte de la population. Toutefois, on constate ce mécontentement à différents niveaux. Dans les régions russes, il y a une baisse très notable des contrats passés avec l’armée pour aller servir en Ukraine. En moyenne, les quotas fixés par le gouvernement ne sont remplis qu’à un tiers. Cette situation donne du poids à l’hypothèse d’une nouvelle vague de mobilisation qui pourrait intervenir d’ici la fin de l’année 2024. Si elle a bien lieu, je pense qu’elle passera nettement moins bien que la première au sein de la population. Et l’on peut s’attendre à des phénomènes d’évitement encore plus importants qu’en septembre 2022.
Ce mécontentement existe-t-il aussi chez les élites russes ?
Tout à fait, et il me semble plus préoccupant pour le pouvoir. Pour les élites russes, la guerre a beaucoup d’inconvénients. Elles ne peuvent plus se rendre facilement à l’étranger, ni inscrire leurs enfants dans les meilleures universités occidentales. En outre, beaucoup de leurs avoirs ont été gelés à l’étranger et certaines de leurs entreprises nationalisées en Russie. Par ailleurs, les têtes ont commencé à tomber au sein de l’élite russe. Or lorsque certains membres de l’élite sont dos au mur, cela accroît le risque de troubles politiques, et potentiellement, de renversement du pouvoir en place. Dans un contexte de mécontentement populaire vis-à-vis de la guerre, tout changement à la tête du pays pourrait devenir beaucoup plus acceptable pour la population. Je pense que c’est un risque que Poutine a clairement à l’esprit.
Les territoires pris par les Ukrainiens peuvent-ils pousser Poutine à la négociation ?
Poutine avait dit être prêt à négocier aux conditions russes, c’est-à-dire la reconnaissance des quatre régions occupées par ses troupes et de la Crimée, un statut de neutralité pour l’Ukraine ainsi que la limitation de son armée. Il n’est pas complètement impossible que le fait que des territoires russes soient aujourd’hui aux mains de l’Ukraine le pousse à faire évoluer sa position. Mais je reste prudente. Volodymyr Zelensky planifie actuellement un deuxième sommet pour la paix, auquel il souhaite faire participer la Russie. Toutefois, je pense que, dans les conditions présentes, la Russie ne s’y rendra pas. Il me semble plus probable que les combats continuent, même si de plus en plus de gens en Russie ont intérêt à mettre fin à cette guerre, dont Poutine reste le moteur principal.
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