Dans l’hacienda El Miedo, les clôtures se déplacent la nuit : c’est ainsi que Romulo Gallegos décrivait la pratique acharnée utilisée par son personnage Dona Barbara afin de s’emparer de terres qui ne lui appartenaient pas. L’écrivain vénézuélien emblématique du XXe siècle et premier président démocratiquement élu de ce pays [NDLR : entre le 17 février 1948 et le 24 novembre 1948], renversé par un coup d’Etat quelques mois plus tard, construisait dans son roman une métaphore du Venezuela du dictateur Juan Vicente Gomez (1857-1935), qui gouverna cette nation pendant trente-cinq ans comme s’il s’agissait d’une ferme. A la pointe du fusil, en proie au despotisme et à la violence. C’était le portrait d’une époque.
Près d’un siècle plus tard, le Venezuela est gouverné depuis vingt-six ans par un régime qui a débuté en 1998 avec l’élection du lieutenant-colonel Hugo Chavez Frias, qui a dirigé deux tentatives de coup d’Etat, a été acquitté puis investi candidat, remportant par la suite plusieurs élections présidentielles, soutenu par un élan populaire. Chavez est resté au pouvoir pendant quatre mandats consécutifs. Il a lancé un processus constitutionnel qui a ouvert la voie à la séquestration des institutions, a dissous la séparation des pouvoirs et a favorisé un système de répression politique féroce qui a étouffé les médias et les voix indépendantes. Rongé par un cancer fulgurant qui affaiblit sa santé et auquel il finira par succomber, il désigne comme successeur Nicolas Maduro, le moins bien placé de ses disciples.
En dix ans, plus de 10 000 personnes ont été assassinées
Cent ans après la Dona Barbara de Romulo Gallegos, neuf millions de Vénézuéliens ont émigré pour des raisons économiques et politiques, dont un millier au moins sont morts dévorés dans la jungle du Darien [NDLR : entre la Colombie et le Panama] et plus d’un million attendent une décision sur leur demande d’asile. Cent ans après que Romulo Gallegos a décrit l’obscurité dans laquelle agissait Dona Barbara, 92 % des plaintes concernant des violations des droits de l’homme sont restées sans réponse, plus de 300 prisonniers politiques sont incarcérés dans des prisons militaires et près de 20 000 citoyens ont été victimes d’arrestations arbitraires. En seulement dix ans de gouvernement de Nicolas Maduro, plus de 10000 personnes ont été assassinées, près de 2000 torturées et 8000 agressées. Les chiffres proviennent de Provea, une ONG vénézuélienne de défense des droits de l’homme fondée en 1989.
Dans l’hacienda El Miedo, les clôtures se déplacent la nuit, écrivait Romulo Gallegos. Dilapidation, abus, pillage. Hugo Chavez est arrivé au pouvoir au moment où le cours du baril de pétrole atteignait sa plus haute valeur. Il a mis en place des mesures qui ont eu un impact positif sur la réduction du taux de pauvreté et qui ont servi de mécanisme de mobilisation et de fidélisation politique. Le parti au pouvoir et l’Etat ont fini par se confondre dans une même structure clientéliste. En seulement trois ans de gouvernement de Nicolas Maduro, plus de 14 millions de personnes vivaient dans la pauvreté. Lorsque Hugo Chavez est arrivé au pouvoir, ce chiffre était de 11 millions. Le pays tombait en morceaux.
Une dialectique qui érotise la gauche radicale européenne
Une étrange cour politique a commencé à couvrir un régime ouvertement totalitaire, imposant de sévères restrictions aux libertés économiques et civiles, et dans lequel près de 500 médias indépendants ont été victimes de harcèlement avant d’être fermés. Cette dialectique morale révolutionnaire et libératrice qui érotisait la gauche radicale européenne a commencé à égarer les sociaux-démocrates. L’épopée du révolutionnaire, amorcée par Marti et reprise par Fidel Castro, et démantelée par des auteurs comme Octavio Paz, Mario Vargas Llosa ou Carlos Rangel, a créé une illusion dans l’intelligentsia romantique. Elle a fait croire que l’utopie était possible et que l’Amérique latine était le frein à l’impérialisme et au capitalisme. Cela a pu être, pour eux, inspirant, voire festif, mais pour l’Amérique latine cela a été et reste regrettable. Tout comme l’intelligentsia marxiste des années 1960 qui se méfiait de la démocratie qu’elle considérait comme une façade de la bourgeoisie, elle a fini par construire de nouveaux mirages et délires telluriques dont la seule et évidente contrepartie ne peut être qu’économique.
La longue nuit vénézuélienne qui a permis de commettre les plus graves humiliations de ces vingt-cinq dernières années se perpétue. Une coalition d’opposition désormais unie et dotée d’un leadership renouvelé, mais férocement persécutée et stigmatisée, doit relever l’énorme défi de défendre une victoire électorale évidente après la journée du 28 juillet dernier. Les Vénézuéliens ont vu comment la libéralisation officieuse du dollar ces dernières années a fait éclater un gigantesque système d’aides de l’Etat qui servait de moyen de pression, depuis l’époque d’Hugo Chavez, en échange de voix et de fidélité politique.
Le vieux stratagème de la barbarie
Incapable de mobiliser ses bases, notamment dans les régions les plus pauvres, le régime de Nicolas Maduro a franchi toutes les lignes rouges les plus évidentes vers la radicalisation et la satrapie. Plus de 2000 personnes détenues et enlevées sont la preuve d’une nouvelle attaque répressive. L’opposition vénézuélienne, représentée par Maria Corina Machado, déclarée inéligible comme candidate par Maduro et finalement représentée par Edmundo Gonzalez Urrutia, a fourni les procès-verbaux des bureaux de vote de tout le pays. L’opposition a obtenu 6 275 182 de voix, tandis que Maduro récoltait 2 759 256 voix. La volonté populaire se perd toutefois dans le vieux stratagème de la barbarie, celui-là même qui fait que dans l’hacienda El Miedo, les clôtures se déplacent la nuit.
Par *Karina Sainz Borgo, journaliste et romancière vénézuélienne
Traduit par Christel Navarret
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