Général de division de l’armée australienne à la retraite, Mick Ryan a participé à la définition de la doctrine militaire de son pays et coopéré avec l’armée américaine. Dans son dernier livre, The War for Ukraine : Strategy and Adaptation Under Fire (Ed. Naval Institute Press, août 2024, non traduit), ce stratège tire les leçons du conflit en Ukraine, une “bataille d’adaptation” entre les belligérants sur les plans opérationnel, tactique et informationnel. Dans un entretien avec L’Express, il analyse les conséquences de l’offensive ukrainienne sur le sol russe et appelle les Occidentaux à adopter enfin une stratégie pour “vaincre la Russie en Ukraine”.
L’Express : En réalisant une percée dans l’oblast de Koursk, sur le sol russe, les Ukrainiens espèrent forcer l’ennemi à redéployer des unités mobilisées dans le Donbass. Quinze jours après le début de cette offensive, qu’en est-il ?
Mick Ryan : Il est clair que l’un des impératifs du commandement ukrainien était d’éloigner les troupes russes de l’axe particulièrement dangereux vers Pokrovsk et Toretsk, dans le Donbass, où les Russes avancent. A ce stade, il n’y a pas eu de redéploiement massif depuis cette zone, mais l’armée russe a retiré des troupes d’autres théâtres, et les Ukrainiens pourraient exploiter ces mouvements.
L’autre objectif de Kiev est d’obtenir une monnaie d’échange lors de potentielles futures négociations avec la Russie. L’Ukraine, dont 18 % du territoire est sous contrôle russe, sait que le statu quo jouerait forcément en sa défaveur en cas de pourparlers. Il fallait donc modifier ce statu quo et la position des principales parties à la négociation, à savoir l’Ukraine et la Russie.
Que nous enseigne cette offensive inattendue ?
Tout d’abord, elle montre que la surprise est possible, à condition de prendre des risques. Nous avons beaucoup entendu parler de la notion de “transparence du champ de bataille” : l’idée que grâce au renseignement électromagnétique, aux satellites, aux drones, aux réseaux sociaux, il est de plus en plus difficile pour les belligérants de cacher leurs mouvements et leurs intentions. Cette incursion montre que le champ de bataille n’est pas si transparent. Mais il faut prendre des risques et mettre sur pied des ruses et des leurres pour créer la surprise.
Cette offensive montre également qu’après trente mois de guerre, de nombreux observateurs étrangers ne comprennent pas ou ne veulent pas prendre le genre de risques nécessaires dans un monde moderne pour dissuader la Russie ou la Chine. Les Ukrainiens ont pris des risques considérables dans cette opération, les pays occidentaux ne sont plus habitués à ce type de stratégie.
Je pense que ni la Russie ni l’Ukraine ne pourront tenir sur une longue période.
Troisièmement, le fait que les Ukrainiens aient décidé de garder secrète cette opération est un élément important. Ils l’ont fait non seulement pour créer la surprise mais aussi pour gérer les attentes. De fait, il n’y avait aucune attente pour cette opération. A contrario, lors de l’offensive de l’été 2023, les attentes étaient si élevées qu’il était sans doute impossible pour les Ukrainiens d’y répondre. On peut se demander si cette pratique va devenir la norme pour les opérations majeures de l’Ukraine à l’avenir.
Aujourd’hui, l’Ukraine et la Russie doivent mener deux fronts majeurs en même temps. Est-ce durable ?
Les deux camps mènent simultanément deux campagnes d’envergure qui consomment beaucoup de main-d’œuvre, de munitions et d’armes de soutien (drones, défense aérienne). C’est une configuration nouvelle. Je pense que ni la Russie ni l’Ukraine ne pourront tenir sur une longue période. L’une et l’autre vont devoir choisir un front prioritaire. Dans les prochaines semaines, nous verrons quel belligérant cédera le premier.
Ce choix sera dicté par les réalités militaires sur le terrain, mais surtout les réalités politiques. Dans le cas de Volodymyr Zelensky, il faudra déterminer quelle campagne est la plus importante pour la survie de sa nation ; Quant à Vladimir Poutine, il privilégiera le front le plus stratégique pour la survie de son régime.
Quels sont les scénarios possibles pour l’Ukraine ?
Dans la région de Koursk, les Ukrainiens vont atteindre dans quelques jours ou semaines un point d’avancement maximum. Pour plusieurs raisons : la quantité de forces nécessaires pour cette offensive ; la résistance russe ; les capacités logistiques. Enfin, parce que d’un point de vue politique ou stratégique, il est insensé pour Kiev d’avancer indéfiniment en Russie. Une fois ce point atteint, l’armée ukrainienne aura plusieurs options : Soit elle reste là et défend tout le territoire conquis, ce qui serait très difficile. Soit elle se replie partiellement pour ne défendre qu’une partie du territoire pris. Soit elle se retire complètement. Volodymyr Zelensky et d’autres membres de son administration ont déjà évoqué l’hypothèse de la zone tampon, j’ai donc l’impression que Kiev penche pour cette option. Dans ce cas, l’Ukraine définira le terrain le plus défendable et tâchera de le conserver. Il ne s’agira pas seulement d’une zone tampon, mais d’un moyen de forcer les Russes à se battre pour la récupérer. Les Ukrainiens pourraient alors infliger de grandes pertes à leur adversaire.
En quoi la région de Koursk est-elle stratégique pour les Ukrainiens ?
La région de Koursk a un intérêt en matière de ressources, puisqu’il s’agit de l’un des derniers points de transit du gaz russe par gazoduc vers l’Europe, en direction de la Slovaquie, l’Autriche et l’Italie qui continuent de s’alimenter en gaz russe.
Mais cette zone a surtout une valeur pour les Ukrainiens car ce sont des terres russes. Or, le fait que les Ukrainiens aient pénétré sur le sol russe et conquis une partie du territoire pose un problème politique à Vladimir Poutine. Il faudra voir dans quelle mesure, car le président russe sait se montrer habile. Il pourrait par exemple se servir de cette incursion pour justifier ce qu’il dit depuis des années au sujet de l’Ukraine et de l’Otan, qui sont, selon lui, une menace aux portes de la Russie.
Dans le scénario de la zone tampon, l’Ukraine devra redéployer plus d’hommes dans la région. Peut-elle se le permettre ?
Si l’armée ukrainienne choisit d’établir une zone tampon, celle-ci sera de 30 à 40 kilomètres de long maximum. C’est un territoire assez vaste à défendre, mais en fin de compte, si les Ukrainiens doivent se replier en Ukraine, la distance n’est pas très importante. Toutefois, ils auront besoin de troupes pour défendre ce territoire, de défenses aériennes, d’artillerie, d’un dispositif logistique, de fournitures médicales, etc. Il s’agit là d’une entreprise importante, d’autant plus que l’Ukraine subit une grosse pression dans le Donbass. Il faut donc trouver un équilibre entre le maintien de ce territoire et la défense d’autres régions, y compris la frontière nord avec la Biélorussie. C’est un défi complexe pour le commandement ukrainien.
Quelle est la probabilité que l’Ukraine perde Pokrovsk, et, sur le long terme, l’ensemble du Donbass ?
Les Ukrainiens ont perdu une bonne partie de leur territoire dans le Donbass. Mais cela s’est fait au prix d’un énorme effort de la part des Russes. Les Russes ont probablement pris 700 kilomètres carrés depuis le début de l’année, mais ce faisant, ils ont perdu beaucoup d’hommes. Par ailleurs, nous avons constaté que les projections russes sur les progrès réalisés ont toujours été trop optimistes.
La stratégie actuelle de l’Otan est une stratégie de défaite pour l’Ukraine.
La ville de Tchassiv Iar (dans l’oblast de Donetsk) était censée tomber le 9 mai, ce n’est toujours pas le cas. Et rappelez-vous de toutes les prévisions concernant la chute de Bakhmout… Ainsi, même si les Russes parviennent à prendre Pokrovsk – ce qui n’est pas fait –, cela leur coûtera très cher. Et il n’est pas certain que ce coût vaille ce qu’ils ont réellement capturé.
Les Ukrainiens ont depuis longtemps un problème de mobilisation. Avec deux fronts prioritaires, le manque de soldats risque de peser davantage…
Il faut du temps pour former les gens, pour entraîner des unités efficaces sur le champ de bataille. On ne peut pas se précipiter. Comme nous l’avons vu lors de l’offensive de l’année dernière, les grandes brigades n’ont pas donné de bons résultats. Il a fallu du temps aux Russes pour régler leur mobilisation, et il faudra un peu de temps aux Ukrainiens. Le gouvernement a mis en place une série de réformes concernant la corruption, les lieux de recrutement, la législation relative à la mobilisation.
Côté russe, quelles sont désormais les options avec ces deux fronts ?
Comme je l’ai dit, la stratégie de Poutine sera guidée par une seule préoccupation : la survie de son régime. Est-il plus dangereux de laisser les Ukrainiens sur le territoire russe ou d’arrêter l’avancée dans le Donbass ? C’est une équation très compliquée pour le Kremlin. J’ai l’impression que les Russes chercheront au maximum à bloquer l’avancée ukrainienne vers Koursk tout en continuant à tenir Pokrovsk. Ce qui pourrait créer des opportunités pour les Ukrainiens.
Pour cela, Kiev aura besoin de plus de munitions et d’un vrai soutien pour sécuriser son ciel. Les Occidentaux y sont-ils prêts ?
La stratégie actuelle de l’Otan est une stratégie de défaite pour l’Ukraine. Certes, nous donnons à ce pays des ressources, mais pas suffisamment pour qu’il prenne un avantage réel et remporte la bataille. Nous avons besoin d’une stratégie différente, qui consiste à vaincre la Russie en Ukraine. Trop de pays se montrent timides à ce sujet.
Les Ukrainiens sont extraordinairement innovants.
Aujourd’hui, l’Allemagne réduit ses ressources, la France n’a pas vraiment bougé récemment et il ne se passera rien de significatif du côté des Etats-Unis avant l’élection présidentielle. Malheureusement, les seules personnes qui peuvent changer la trajectoire de la guerre à l’heure actuelle sont les Ukrainiens. Et ils ont clairement décidé de prendre leur destin en main. C’est aussi, à mon sens, l’un des messages de l’incursion surprise vers Koursk. Il sera intéressant de voir si cette offensive obligera des pays comme l’Allemagne et les Etats-Unis à reconsidérer leurs restrictions actuelles sur l’utilisation de leurs armes. Le fait que la Corée du Nord autorise l’utilisation de ses armes n’importe où et n’importe quand, tout comme l’Iran, devrait forcer les responsables politiques occidentaux à autoriser à l’Ukraine l’emploi de leurs armes là où c’est nécessaire.
L’armée ukrainienne peut-elle réserver de nouvelles opérations surprises dans les semaines à venir ?
C’est possible. Les Ukrainiens sont extraordinairement innovants et ils auront beaucoup appris de la planification et de la conduite de cette opération en territoire russe. Ils ont démontré tout au long de cette guerre une grande capacité d’adaptation. Ils ont tiré les leçons de l’échec de l’offensive de l’été 2023 et ont utilisé ce qu’ils ont appris dans l’attaque de Koursk. Je pense qu’ils utiliseront ce qu’ils apprennent en ce moment pour les opérations futures. Ils savent qu’ils doivent mener des opérations offensives pour gagner cette guerre.
Quels sont les points faibles qu’ils pourraient frapper ?
Difficile à dire à ce stade, cela dépendra de l’ampleur du redéploiement des forces russes, depuis le sud de l’Ukraine par exemple. La Crimée ou Belgorod pourraient être des points faibles. L’une des raisons de ces offensives est d’inciter l’ennemi à modifier ses positions. Cela peut révéler des faiblesses que les Ukrainiens rechercheront et qu’ils pourraient envisager d’exploiter dans les mois à venir.
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