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“L’offensive de Koursk a été organisée dans un secret total” : notre reportage avec les soldats ukrainiens

Galina se souvient encore de l’invasion de Soudja, dans l’oblast russe de Koursk, près de la frontière avec l’Ukraine. La première, celle de 1941, quand les soldats allemands sont entrés dans sa chambre en pleine nuit. Elle avait 6 ans. Huit décennies plus tard, le 6 août dernier, cette médecin à la retraite se trouve chez elle, dans ce même village de 5 000 habitants, quand elle entend des tirs. “Quand on voit ce que les nôtres ont fait en Ukraine, on se demande qui sont les vrais nazis”, s’emporte-t-elle. L’électricité a disparu, le réseau téléphonique aussi. Galina ne le sait pas encore, mais c’est le début d’une nouvelle invasion, la première en Russie depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans un incroyable coup de poker, les troupes de Kiev portent le conflit sur le sol russe.

Durant les premiers mois de la guerre, l’Ukraine avait certes mené de petits assauts et elle bombarde régulièrement les raffineries de pétrole et les aérodromes russes avec ses drones de fabrication artisanale. Kiev avait même lancé avec succès deux petites incursions en Russie, avec des groupes d’exilés russes soutenus par l’armée ukrainienne. Mais le 6 août, les troupes ukrainiennes, qui ont facilement franchi la frontière faiblement défendue de la région de Koursk, se sont enfoncées sur des dizaines de kilomètres en Russie. Une percée qui a changé le cours de la guerre, après une année morose au cours de laquelle l’Ukraine s’est efforcée, souvent en vain, de contenir les avancées russes sur son front oriental. La Russie voulait “nous détruire” mais la guerre est “revenue chez elle”, a lancé le président ukrainien Volodymyr Zelensky dans une vidéo depuis la zone frontalière d’où Kiev a lancé son assaut. “Quiconque veut semer le mal sur notre terre en récoltera les fruits sur son propre territoire. Il ne s’agit pas d’une prophétie, ni d’une jubilation, ni d’une vengeance aveugle. Ce n’est que justice”, a-t-il ajouté.

Galina, qui s’est trouvée aux premières loges de cette incursion, s’est réfugiée dans sa cave. Pendant des jours, elle a vécu dans le noir, perdant la notion du temps et se nourrissant de conserves. Son fils Oleg, 61 ans, qui vit avec elle, était à Moscou en voyage d’affaires. Le 8 août, revenu à Koursk, il décide d’aller chercher sa mère en voiture. Les Russes se sont déjà retirés, les Ukrainiens ne tiennent pas encore la ville. En chemin, le bourdonnement des drones et le grondement des explosions résonnent en permanence.

L’offensive ukrainienne en Russie.

Coincés dans les caves

“Lorsque je suis arrivé dans la ville, la route était déjà parsemée de mines anti-tanks. Un drone a tiré sur ma voiture, j’étais blessé, je commençais à perdre du sang. J’ai conduit avec mes pneus crevés jusque chez ma mère, qui m’a soigné”, raconte Oleg. Sur place, ceux qui restent sont tétanisés. “Les autorités se sont enfuies en premier avec leurs familles, il n’y a pas eu d’évacuation organisée. Ceux qui avaient une voiture sont partis, les autres sont restés coincés dans les caves”, témoigne-t-il.

Mais Oleg, homme d’affaires qui dispose d’un passeport américain et dont la famille vit toujours aux Etats-Unis, parvient à se faire évacuer par les soldats ukrainiens vers la ville de Soumy, en Ukraine, où L’Express les a rencontrés dans un abri pour réfugiés de la zone. Sa mère et lui n’ont pas vu d’un bon œil l’invasion russe contre l’Ukraine, en février 2022. “Nous ne croyions pas à la propagande russe : avant la guerre, nous avions toujours vécu sans problème avec les Ukrainiens. Si les Russes ne les avaient pas attaqués, nous n’en serions pas là”, se souvient Galina – peu représentative des habitants de son village -, en éclatant en sanglots. “Si on m’avait dit il y a un an que des Russes viendraient se réfugier chez nous parce qu’on a conquis leur territoire, je ne vous aurais pas cru”, souffle une bénévole ukrainienne.

A Soumy, une ville de 260 000 habitants encerclée par les troupes russes au printemps 2022, la traditionnelle croix blanche a été remplacée par des triangles, symboles de cette opération audacieuse. Des chars ukrainiens sous des filets de camouflage, des véhicules blindés américains et des tanks russes capturés à l’ennemi : même dans le Donbass, il est rare de voir autant de matériel militaire. Les soldats ukrainiens eux-mêmes, rencontrés sur le chemin de Soudja, n’en reviennent pas. “On n’a pas eu le temps de réfléchir. Tout a été très bien organisé, dans un secret total. Notre commandant nous a seulement dit le jour précédent que nous allions en Russie”, relate un soldat d’une brigade d’assaut, qui revient d’une bataille dans la région de Koursk. “Ce n’est pas pareil que de se battre en Ukraine. Pour cette opération, nous avons de quoi tirer. Avec plus de matériel, de meilleure qualité”, poursuit le combattant.

Trois semaines après le début de l’incursion, Kiev a conquis 1 263 kilomètres carrés et 93 localités. Une humiliation pour la Russie, incapable de repousser une attaque sur son propre territoire. Près de 133 000 Russes ont dû être évacués, selon les autorités. Les troupes ukrainiennes ont aussi détruit plusieurs ponts stratégiques sur la rivière Seïm et se sont emparées en une semaine d’autant de territoires que la Russie en Ukraine depuis le début de l’année. L’Ukraine cherche à “détruire autant de potentiel de guerre russe que possible”, mais aussi à “créer une zone tampon” contre les bombardements, a indiqué Volodymyr Zelensky.

Bombes planantes

Dans la région de Soumy, la plupart des habitants semblent soutenir l’opération. “L’incursion a réduit le nombre de tirs ennemis contre nous, car la ligne de front a reculé. Les Russes ne peuvent plus tirer au mortier, rapporte le maire de Khotyn, un village situé à la frontière, Mykola Torianik. Mais désormais, ils envoient plus régulièrement des bombes planantes qui font beaucoup plus de dégâts. Si une bombe tombe ici, c’est toute la rue qui est détruite.” “Notre armée ne fait que son travail, souffle Olena, qui a quitté le village voisin en mobylette avec son mari. On espère juste que cela permettra d’arrêter la guerre plus vite.”

Si la paix semble encore bien loin, l’opération de Koursk a regonflé le moral des soldats comme de la société, qui en avaient bien besoin. De nombreux soldats russes ont été faits prisonniers, notamment des conscrits positionnés à la frontière. Ces derniers constituent désormais une “monnaie d’échange”. Samedi 24 août, jour de l’indépendance ukrainienne, Moscou et Kiev ont échangé 230 prisonniers de guerre, tous des conscrits, une première depuis le 6 août. Parmi les Ukrainiens libérés, beaucoup avaient été faits prisonniers au début de l’invasion russe, notamment 50 soldats capturés à Marioupol.

L’opération a prouvé aux Occidentaux que l’Ukraine est encore capable de reprendre l’initiative. La réaction de ses alliés a été étonnamment positive : pourtant généralement soucieux de ne pas causer “d’escalade” avec Moscou, Berlin et Washington ont indiqué qu’ils ne voyaient pas d’inconvénient à ce que leurs armes soient utilisées sur le sol russe. L’opération écorne l’image de force et de contrôle que cherche à imposer Vladimir Poutine. Alors qu’il menaçait d’utiliser “tous les moyens” possibles pour défendre les citoyens russes, une menace nucléaire à peine voilée, le chef du Kremlin s’est contenté de déclencher une opération antiterroriste et de réprimander les responsables de l’armée à la télévision.

Si beaucoup d’Ukrainiens espéraient que les territoires pris à Moscou puissent être échangés contre des zones ukrainiennes occupées, ce scénario paraît peu probable. “Poutine ne voit cette situation que comme une expansion de la guerre”, estime l’analyste ukrainien Vitaliy Portnikov, qui ajoute que les gains territoriaux ukrainiens sont trop faibles et pas assez symboliques. “Abandonner le Donbass ou la Crimée serait politiquement très délicat, voire impossible pour Poutine”, complète Ilia Ponomarev, ancien député russe réfugié en Ukraine.

Une habitante passe devant un immeuble touché par des frappes ukrainiennes à Koursk, le 16 août 2024 en Russie
Une habitante passe devant un immeuble touché par des frappes ukrainiennes à Koursk, le 16 août 2024 en Russie

Cette initiative réussie donne tout de même à Kiev une position plus favorable dans de potentielles négociations avec les Russes – pour l’instant inexistantes depuis l’échec d’une première série de pourparlers au printemps 2022. Le président ukrainien dit vouloir élaborer, d’ici à novembre, date de la présidentielle aux Etats-Unis, un plan qui servirait de base à un futur sommet pour la paix, auquel le Kremlin devrait être convié.

Camouflet pour Poutine

Jusqu’à présent, l’opinion publique russe, nourrie à la propagande des médias d’Etat, ne semble pas trop incriminer Vladimir Poutine pour le terrible camouflet récemment infligé par Kiev. “L’incursion ukrainienne est une ‘dose de poison’ trop faible pour arrêter l’’organisme’ de l’assaillant. Elle porte certes un coup à la réputation du Kremlin, mais il est peu probable qu’elle provoque une montée significative du mécontentement social ou politique au sein de la population, ni qu’elle conduise à une rébellion des élites,” analyse la politologue russe Tatiana Stanovaya, sur X. Pour le moment, il semblerait que le Kremlin se contente de laisser la situation pourrir d’elle-même, ajoute la chercheuse. “Cela signifie que la présence ukrainienne dans les régions frontalières russes pourrait persister pendant des mois, voire des années, et que la population pourrait finir par s’y habituer.”

Dans la région de Koursk, l’Ukraine se retrouve dans la position délicate de la force occupante. Sur le plan militaire, pousser encore plus loin l’incursion pourrait étirer les lignes de ravitaillement et épuiser les troupes et les ressources. “La présence de ses propres soldats en territoire ennemi soutient certes le moral de la population ukrainienne, mais c’est le nombre d’équipements et de militaires sur le front qui sera déterminant pour la suite de la guerre”, prévient l’analyste Vitaliy Portnikov. Kiev espérait que le Kremlin détournerait ses troupes du Donbass, en particulier dans la région de Donetsk. Mais pour le moment, les Russes continuent à grignoter du terrain, notamment vers le nœud logistique stratégique de Pokrovsk.

Distribution d’eau

L’Ukraine devra aussi trouver un moyen d’administrer les civils russes potentiellement hostiles qui demeurent sous son contrôle. Environ 19 300 d’entre eux se trouvent toujours dans les zones frontalières de l’oblast de Koursk, selon les autorités russes. L’administration militaire nouvellement créée par Kiev dans la région commence tout juste un premier recensement de la population et de ses besoins. A Soudja, les militaires ukrainiens ont commencé à distribuer de l’eau, de la nourriture, des produits d’hygiène et des médicaments.

“Nous ne voulons pas garder ces terres, nous n’en avons pas besoin”, confie à L’Express Oleksiy Dmytrashkivskyi, le porte-parole de l’administration militaire. Le ministère ukrainien de la Réintégration des territoires occupés, qui s’occupe désormais de cette région, assure que l’Ukraine est prête à organiser des couloirs d’évacuation vers la Russie. “Pour l’instant, la Russie, qui aurait dû s’occuper de ses citoyens, ne nous a pas demandé d’ouvrir un tel couloir”, a déclaré la ministre Iryna Verechtchouk, qui a averti qu’elle n’accueillera pas les Russes de la région de Koursk en Ukraine. Oleg et Galina, qui y ont trouvé refuge en Ukraine, sont particulièrement chanceux.




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