Longues heures d’attente aux urgences, généralistes débordés, spécialistes injoignables… Les Français sont-ils condamnés à avoir toujours plus de mal à être pris en charge correctement quand ils sont malades, et à voir la qualité des soins se dégrader ? Le cardiologue Olivier Milleron, fer de lance du Collectif inter hôpitaux, refuse de baisser les bras. Avec le Pr André Grimaldi, il publie le 28 août un “Guide des intox sur notre système de santé” (1) : les deux médecins y détaillent la longue liste des erreurs politiques qui ont conduit à la situation actuelle. Ils proposent aussi des réformes, validées par des études scientifiques et des expériences étrangères, pour y remédier – ainsi que les économies qui permettraient de les financer. Entretien.
L’Express : L’été a-t-il été plus facile ou plus difficile que les années précédentes dans les hôpitaux ?
Olivier Milleron : En Ile-de-France, on a gardé plus de lits ouverts et de personnel que d’habitude du fait des Jeux olympiques. Dans le même temps, la fréquentation des urgences a été moindre qu’attendu. Il n’y a donc pas eu de difficultés majeures cette année. Mais cela ne doit pas masquer les tensions dans le reste du pays, avec des services d’urgence toujours en souffrance dans de nombreux établissements. On l’a vu à Brest, avec ce “mur de la honte” où les soignants affichaient les heures passées sur les brancards par les patients. D’autres mouvements démarrent, à Aix-en-Provence, à Laval, à Nantes… Le Collectif inter hôpitaux organise une revue de la presse locale et nous voyons très régulièrement des services d’urgence fermés ponctuellement, ou pour la nuit, ou pour lesquels il faut appeler avant de se présenter.
On peut anticiper une dégradation de la situation dans les mois à venir, puisque cette année, 1 500 internes vont manquer à l’appel. Face à une nouvelle réforme des examens classants nationaux, ils ont préféré redoubler plutôt que de risquer un mauvais classement. Ils n’avaient pas confiance dans la nouvelle méthode d’évaluation ! Or les internes participent à la permanence des soins à l’hôpital. Dans de nombreux établissements, les listes de garde vont donc se trouver encore plus difficiles à remplir que d’habitude…
Plusieurs réformes ont été mises en œuvre ces dernières années pour pallier les difficultés des urgences – service d’accès aux soins, revalorisation des gardes et des heures de nuit – sans parler des hausses de rémunération dans le cadre du Ségur de la santé. Pourquoi a-t-on l’impression que rien ne change ?
La situation des urgences n’est que le reflet de l’état plus global de l’hôpital. Si les urgences sont engorgées, c’est parce qu’on ne trouve pas de lits pour hospitaliser les patients. Cela montre que les établissements sont sous-dimensionnés, par manque de personnel. Sans oublier qu’avec le financement à l’activité, qui oblige à multiplier les actes, les responsables des différents services sont souvent peu enclins à accueillir les malades qui arrivent des urgences, surtout s’ils sont âgés ou polypathologiques, car ils craignent que ces patients ne restent hospitalisés trop longtemps et “bloquent” des lits. On le sait, les hôpitaux sont pris dans une course aux actes techniques plus rémunérateurs, qui ne répond pas du tout aux besoins de soins d’une population vieillissante et atteinte de maladies chroniques. Avec cette difficulté à trouver des lits d’aval, les soignants des urgences, qui font déjà un métier très difficile et peu valorisé, se sentent maltraitants avec leurs patients. Certains craquent, finissent par partir, et les difficultés s’aggravent.
De l’autre côté, à l’entrée des urgences, nous continuons de payer la suppression de l’obligation de participer à la permanence des soins pour les médecins libéraux (NDLR : qui exercent en ville ou dans les cliniques) au début des années 2000. Depuis, les patients ont de plus en plus de mal à trouver une réponse médicale le soir et le week-end. On ne peut pas reprocher à des parents inquiets parce que leur enfant a de la fièvre à 21 heures de venir aux urgences, même si c’est surtout d’un accès à des consultations non programmées dont ils ont besoin.
Les préfets pourraient réquisitionner des médecins mais ils ne le font pas. Par conséquent, effectivement, on a inventé les SAS, les services d’accès aux soins : les patients peuvent appeler le 15 pour obtenir un avis médical et être orientés vers une réponse adaptée. Mais cela pose toute une série de difficultés. D’abord, on paye – de l’ordre de 100 euros de l’heure ! – des généralistes pour venir participer au fonctionnement du 15. Mais pendant ce temps-là, ils ne sont pas dans leur cabinet à recevoir des patients. On a fait mieux comme allocation pertinente des ressources… Et par ailleurs, une enquête du syndicat Samu Urgences de France a montré que les temps de “décroché” du 15 avaient malgré tout augmenté par endroits, car ils recevaient trop d’appels. Cela met en péril les patients atteints d’urgences vitales comme les infarctus ou les AVC, où chaque minute compte.
Dans votre livre, vous plaidez pour la mise en place d’un nombre maximal de patients par infirmière. En quoi cela permettrait-il de résoudre les difficultés actuelles ?
Nous sommes convaincus que les soignants reviendraient massivement à l’hôpital. Beaucoup de personnels paramédicaux sont partis à cause de leurs mauvaises conditions de travail mais seraient prêts à revenir si celles-ci s’amélioraient. On ne parle pas là uniquement de salaire ou de RTT, mais d’un environnement qui permet de bien soigner les malades, de pratiquer correctement son métier.
Nous disposons de plus en plus d’études confirmant qu’avec des ratios, on augmente très vite la qualité des soins. En Californie, en Australie, ce type de mesures a permis d’améliorer la qualité de vie des soignants, et donc de réduire le turn-over – vous n’imaginez pas le temps, et donc l’argent, que l’on dépense ici à former des personnels qui partent ensuite très vite. Avec ces équipes plus stables, avec moins d’absences pour arrêts maladie aussi, une diminution des taux de complication durant l’hospitalisation a été observée, tout comme une baisse des réhospitalisations et de la mortalité.
Une proposition de loi a déjà été adoptée en ce sens, où en est ce texte aujourd’hui ?
Il s’agissait d’une proposition du sénateur socialiste Bernard Jomier, qui a été votée assez largement le 1er février 2023, toutes tendances politiques confondues, par ses collègues. Ce texte pourrait être repris assez vite par l’Assemblée nationale, car toutes les données scientifiques montrent que cela changerait rapidement la donne pour nos concitoyens.
Une telle réforme risquerait néanmoins de se montrer complexe à mettre en œuvre : certains ont évoqué de potentielles fermetures de services si les ratios n’étaient pas respectés faute de recrutements…
Cette réforme ne deviendrait pas effective du jour au lendemain. Il faudra du temps pour définir les bons ratios, avec la Haute autorité de santé et les sociétés savantes, qui regroupent les experts médicaux des différentes disciplines. Le sénateur Jomier avait prévu une application progressive, étalée sur quatre ou cinq ans.
Le corollaire, c’est qu’il faut sanctuariser les budgets nécessaires au financement de la masse salariale supplémentaire, et donc sortir les salaires de la tarification à l’activité (NDLR : le mode actuel d’allocation des ressources hospitalières). C’est d’ailleurs ce qu’a fait l’Allemagne récemment. Imaginerait-on une caserne de pompiers payés en fonction du nombre d’incendies ?
Mais où trouverait-on l’argent nécessaire pour financer ces personnels supplémentaires ?
Je ne suis pas persuadé que nous ayons réellement besoin d’une hausse considérable des moyens consacrés à la santé. Commençons déjà par faire la chasse aux actes inutiles, généralement estimés à 20 % des dépenses. C’est colossal ! Pourquoi des chirurgiens sont-ils payés par la Sécurité sociale pour opérer des varices, alors qu’il s’agit d’un acte réalisé le plus souvent à visée purement esthétique, et dont l’intérêt médical n’est pas démontré ? Pourquoi accepte-t-on que les grands groupes qui rachètent actuellement les cabinets de radiologie les poussent à faire des IRM, mieux payées, que des échographies, et ce sans justification médicale ? Pourquoi continue-t-on à tolérer les surprescriptions d’antibiotiques ou d’inhibiteurs de la pompe à proton (IPP, utilisés dans les troubles digestifs), au-delà de toutes les recommandations ?
Une partie des médecins brandit la liberté de prescription à chaque fois que cette question est évoquée, mais la réalité, c’est que nous sommes à l’ère de la médecine basée sur les preuves, et que respecter les données scientifiques pour offrir aux patients la meilleure qualité de prescription possible devrait être une exigence de base.
Alain Juppé avait tenté en son temps de rendre les recommandations de bonnes pratiques opposables, mais le conseil d’Etat avait retoqué la mesure…
Il avait prévu des pénalités financières, c’est ce point qui a été retoqué. Mais il existe d’autres modes de sanctions, des audits, des déconventionnements… Cela nécessiterait des moyens, mais regardez tout l’argent dévolu au fonctionnement de la tarification à l’activité : une agence publique fixe les tarifs des actes, les hôpitaux payent des codeurs et des consultants pour “optimiser” le codage, la Sécurité sociale contrôle pour prévenir la “survalorisation” des actes… Toute cette bureaucratie est très coûteuse !
Le “100 % Sécu”, qui viserait à confier la gestion de la totalité des remboursements à l’Assurance maladie, pourrait aussi dégager des moyens, à coût constant pour les citoyens. Le fait d’avoir un double paiement (pour partie par la Sécurité sociale et pour partie par les complémentaires santé) nous coûte également très cher : nous payons deux fois pour la gestion du remboursement de nos soins ! Sans compter que les organismes privés doivent aussi financer leurs dépenses de marketing et, pour les assurances, leurs actionnaires. Ce sujet avait été ouvert par Olivier Véran quand il était ministre de la Santé, mais Emmanuel Macron l’avait rapidement refermé. Pourtant, différentes études montrent que le 100 % Sécu ferait économiser à nos concitoyens de l’ordre de 7 milliards d’euros par an.
Toutes ces mesures sont connues, et souvent assez consensuelles. On a pourtant l’impression qu’elles ne seront jamais adoptées…
Elles nécessitent du courage politique, pour affronter les représentants des assureurs et les tenants de la médecine libérale la plus dure. Mais ne nous y trompons pas : il y a là un enjeu politique majeur. La dégradation des services publics, et notamment du service public de santé, nourrit un sentiment d’abandon très fort de la part des populations concernées. Ce ressentiment est un moteur très fort du vote pour le Rassemblement national.
(1) Guide des intox sur notre système de santé, Textuel, petite encyclopédie critique, 188 euros, 18,90 euros, parution le 28 août.
Source