“Ringard”. Voilà, en un mot, ce que beaucoup de Chinois pensent de l’Internet français. Ils n’ont pas tout à fait tort. Attendre au restaurant qu’un serveur débordé apporte l’addition est, pour eux, une coutume barbare. “En Chine, des QR codes sur les tables permettent de regarder le menu, commander et payer directement depuis son téléphone”, explique Olivier Verot, un entrepreneur français qui a vécu dans différentes villes du pays avant de fonder son agence marketing à Shanghai. Carte d’identité, CB, Navigo… “La quantité de documents que nous avons en France fait beaucoup rire mes amis chinois. Ils ont, eux, tout dans leur application WeChat”, confirme Isabelle Feng, juriste et chercheuse à l’Asia Centre ainsi qu’au Centre Perelman de l’université libre de Bruxelles. Même les vendeurs à la sauvette et les SDF acceptent sans sourciller les transferts d’argent mobile : tous disposent, grâce à cette appli, d’un QR code individuel permettant de les recevoir.
L’Internet le plus secret du monde a bien changé. Enfermé derrière le Great Firewall, cette muraille informatique qui bloque les sites étrangers, il fait cohabiter censeurs paranoïaques et innovateurs branchés. Dans la “Matrice” chinoise, Xiaohongshu – littéralement, “petit livre rouge” – ne désigne plus la bible maoïste mais… l’Instagram local. De jeunes citadines à la page y partagent conseils beauté et idées de sorties. Plus loin, des internautes racontent leur journée à des petits amis 100 % virtuels ou parlent en visio avec des proches décédés que l’intelligence artificielle (IA) permet de “reproduire” pour 20 yuans – 2,50 euros.
D’autres comme Jiang Xiuping, 48 ans, et Pan Huqian, 50 ans, jouent les parents attentionnés pour leur communauté de followers sur Douyin, la version chinoise de TikTok. “Tu nous as beaucoup manqué”, “Quelle que soit la distance à laquelle nous sommes, nous viendrons t’aider”. Leurs vidéos sont filmées de sorte que leurs fans aient la douce impression d’être l’enfant à qui ils s’adressent. Alors que des dizaines de millions de jeunes voient leurs parents partir travailler dans des villes lointaines, cette famille de substitution fait un carton sur les réseaux sociaux.
Téléachat numérique survolté
Le commerce en ligne est l’une des pierres angulaires du numérique chinois. Les plateformes sont peuplées d’influenceurs pratiquant le live shopping, sorte de téléachat 2.0 survolté. Comme Li Jiaqi, le “roi du rouge à lèvres”, petit vendeur de cosmétiques au visage angélique devenu millionnaire grâce à ses directs sur Taobao. “Ces influenceurs ont un discours plus cash, mais dans le fond plus franc, que les Occidentaux qui tentent souvent de faire passer des campagnes sponsorisées pour des coups de coeur sincères”, observe avec amusement le fondateur de la Gentlemen Marketing Agency, Olivier Verot. Un business bouillonnant qui tourne grâce aux chaînes logistiques sophistiquées du pays. Cyclistes, robots, camions autonomes, drones… Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un ballet d’humains et de machines s’affaire dans les grands centres urbains pour approvisionner les consommateurs.
“Beaucoup d’immeubles ont leurs propres casiers de consigne”, précise Mathieu*, un trentenaire européen qui vit en Chine depuis plusieurs années. Les habitants reçoivent ainsi sans tracas leurs achats à domicile. Et déposent les produits qu’ils souhaitent retourner. “Acheter en ligne donne l’illusion d’être à l’abri des regards inquisiteurs. La révolution culturelle, cette époque où votre voisin, votre épicier, pouvait vous dénoncer, a traumatisé la société chinoise”, analyse Emmanuel Lincot, professeur à l’Institut Catholique de Paris et chercheur-associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS).
Cette modernité n’est pas toujours idyllique. Les live streamers sont déjà concurrencés par l’IA qui produit à l’envi des vendeurs virtuels infatigables. Il y a, d’autre part, une industrie de l’arnaque en ligne “très structurée”, observe Pierre Sel, cofondateur du groupe de réflexion et d’études sur la Chine EastIsRed et doctorant à l’université de Vienne. La grande machine à livrer repose aussi sur beaucoup de petites mains. Ou plutôt de petites jambes. En général, celles de jeunes mal payés, qui enchaînent les courses folles à vélo pour tenir les délais drastiques que l’application leur fixe.
Rébus et danses pour berner la censure de Pékin
Tout aussi ambivalente est l’influence de WeChat, cette “super app” que toute la population utilise. Côté pile, elle offre une myriade de services : commander un taxi, payer une facture d’électricité, prouver son identité, parler à ses amis… “Sans WeChat, on ne peut plus rien faire”, résume Mei*, une jeune Chinoise qui se déplace régulièrement sur le Vieux Continent. C’est là tout le problème. Si un internaute publie des commentaires qui déplaisent aux autorités, il peut vite voir son compte bloqué. Quantité d’adresses et de pratiques du quotidien lui deviennent alors inaccessibles. “La première fois, c’est souvent temporaire”, précise Mathieu. Mais la suspension définitive guette les récidivistes. Et des sujets qui déplaisent à Pékin, il y en a beaucoup. Xi Jinping. La liberté. Le sexe. Tiananmen. Critiquer l’économie chinoise. Vanter l’économie chinoise en des termes trop tièdes. L’égalité entre les femmes et les hommes. Winnie l’Ourson – une référence moqueuse au président. “L’un des footballeurs stars de la Chine, Hao Haidong, a été effacé de la Toile après ses courageuses prises de position contre le régime dans des médias étrangers. Mais comme ces sources d’information sont censurées, la plupart des Chinois n’ont pas la moindre idée de ce qu’il s’est passé et se demandent pourquoi personne n’entend plus parler de lui”, explique Isabelle Feng. Même l’ancien président Hu Jintao en a brièvement fait les frais, en 2022, après son exfiltration manu militari du Congrès.
Les jeunes qui exhortent leurs congénères à “tang ping” (rester couchés) sont également dans le viseur. “Ils critiquent la vie chère, les conditions de travail difficiles et encouragent à sortir de la course au salaire, à travailler le moins possible”, explique Mathieu*. Une invitation à la paresse que réprouve vivement le Parti communiste chinois (PCC). De manière général, les droits de l’Homme et la démocratie sont “des sujets jugés pernicieux. La Chine estime qu’ils ont entrainé la chute de l’URSS, c’est leur épouvantail”, explique Emmanuel Lincot.
Il faut donc ruser. Certains internautes exécutent des chorégraphies loufoques, tout en parlant de choses sérieuses, en priant pour que le système classe leurs vidéos dans les divertissements innocents. “Ils emploient des métaphores, des images codées ou des homophones pour évoquer des sujets sensibles sans attirer l’attention des censeurs”, explique également la chercheuse Ophélie Coelho, auteure de Géopolitique du numérique. L’impérialisme à pas de géants (Les Editions de l’Atelier, 2023). Beaucoup de termes mandarins ont des sonorités similaires. Une “bouteille à col étroit” ressemble ainsi au nom du président. Un bol de riz suivi d’un lapin fait référence à #MeToo. Sur la Toile, ces étranges rébus aident à berner le “crabe”, à savoir la censure.
Pas facile, toutefois, d’éviter ses pinces. “Si on veut critiquer le régime, mieux vaut le faire à l’oral avec des personnes de confiance”, note Mathieu, prudent depuis qu’il a vu certains de ses messages personnels mystérieusement disparaître. “L’un de mes amis a eu son téléphone confisqué”, raconte-t-il. Depuis quelques années, Xi Jinping a resserré l’étau numérique. Les traductions de Wikipédia en langues étrangères, tolérées jusqu’en 2019, sont désormais sur liste noire. “Et les VPN, ces logiciels qui permettent de contourner le Great Firewall, sont de moins en moins nombreux à fonctionner”, ajoute Mathieu.
Purge silencieuse des archives Internet
La surveillance se fait à plusieurs niveaux. Pour ne pas s’attirer d’ennuis, “les plateformes modèrent activement leurs contenus”, explique la chercheuse en géopolitique du numérique Ophélie Coelho. La jeune citadine chinoise Mei* confie d’ailleurs préférer, elle, les réseaux sociaux locaux : “il y a moins de bêtises que sur les vôtres”. L’absence de publications “olé olé” ou de polémiques laisse, il est vrai, plus de place à d’autres créations, telles que les vidéos éducatives, très populaires en Chine. Mais derrière cette vitrine policée, des logiciels traquent les mots-clés réprouvés, sous la supervision d’humains. “Lorsque vous utilisez un réseau chinois, il faut partir du principe que le gouvernement peut lire tous les messages que vous envoyez s’il le désire”, résume Jeffrey Knockel, chercheur associé senior au Citizen Lab de l’université de Toronto. Pékin use aussi de techniques plus insidieuses. Il n’est pas toujours nécessaire de supprimer telle ou telle publication : il suffit de la rendre moins visible. En limitant le nombre de personnes à qui elle sera montrée sur un réseau social ou en l’enterrant au fin fond des résultats de recherche.
La Chine a aussi payé des millions de petites mains pour créer et liker en masse des sujets approuvés, afin de les faire “monter” artificiellement. “Par exemple, des articles sur les problèmes que rencontrent certains pays européens ou les Etats-Unis. Une manière de suggérer que c’est bien mieux ici”, raille Mathieu. Les archives de l’Internet chinois, elles-mêmes, disparaissent. Une purge furtive puisqu’elle touche surtout les pages créées avant 2010. Mais avec elles, c’est tout un pan de l’histoire du pays qui s’évapore. On ne trouve ainsi plus guère de textes de l’époque sur le tremblement de terre meurtrier du Sichuan, en mai 2008, ou sur les mandats locaux de Xi Jinping entre 1982 et 2007.
Les internautes du pays ne sont pas dupes. “En Chine, on apprend à lire entre les lignes. Ce qui n’est pas écrit a presque plus d’importance que ce qui l’est”, confie Françoise*, une ancienne expatriée française. Mais les années passant, la sape de l’information fait son œuvre et installe le monde fantasmé du Parti communiste comme une réalité parallèle. “Très peu de Chinois cherchent finalement à contourner les filtres pour accéder à des sites étrangers”, observe Mathieu.
Grâce à une stratégie bien huilée, le Parti a réussi son pari prométhéen : dompter Internet. “Pékin a privé les plateformes étrangères de son immense marché de plus d’un milliard d’internautes dans le but de favoriser ses champions nationaux”, explique la juriste Isabelle Feng, spécialiste de la gouvernance des entreprises chinoises cotées à l’étranger. La Chine compte désormais quantité de fleurons technologiques. Le géant de l’e-commerce Alibaba affiche ainsi 115 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. Tencent, l’empereur des réseaux sociaux et des jeux vidéo, 78 milliards d’euros. La star des télécoms Huawei, 89 milliards. Xiaomi est, quant à lui, devenu le troisième plus gros vendeur mondial de smartphones. Et ces dix dernières années, l’empire du Milieu a été à l’origine de 70 % des 54 000 brevets mondiaux relatifs à l’IA générative.
“Aux yeux du Parti, l’effondrement de l’ancienne Chine impériale tient en partie à son retard dans les technologies. C’est par la maîtrise de celles de demain que passe le salut de la nation”, résume Pierre Sel. Les progrès du pays donnent des sueurs froides à Washington, qui tente de le ralentir en le privant de certains composants clés. Mais en investissant des dizaines de milliards dans les semi-conducteurs ou les systèmes d’exploitation maison, Pékin se rapproche chaque jour un peu plus de sa souveraineté numérique. Tout en gardant une main ferme sur ses géants de la tech. Gare aux entrepreneurs que le succès enhardirait ! L’histoire de Jack Ma est là pour le leur rappeler. Le puissant patron d’Alibaba était reçu avec égards dans le monde entier, jusqu’à la Maison-Blanche. Après avoir émis quelques réserves sur la politique économique du pays en 2020, l’homme le plus riche de Chine a disparu pendant trois mois, sans un mot d’explication. Et l’introduction en Bourse de sa filiale Ant Group a été brusquement suspendue.
Pékin trie avec soin les technologies qui servent ses vues, et celles qui les menacent. Le pouvoir manifeste une certaine méfiance envers les cryptomonnaies, qu’il a fortement régulées. Il soutient en revanche sans réserve les outils de gestion des masses. Le système de “crédit social” s’inscrit dans cette tendance, même si son fonctionnement a été, en Europe, un peu hâtivement comparé à la série de science-fiction Black Mirror. “L’idée de cette base de données est d’empêcher les entreprises endettées et les individus mauvais payeurs d’effectuer certaines dépenses ostentatoires. Ceux qui ont un score trop bas peuvent, par exemple, continuer de prendre l’équivalent du TER mais plus le TGV. Tout indique par ailleurs que ces sanctions sont largement inefficaces”, tempère Pierre Sel.
Une surveillance qui s’exporte
Caméras et logiciels de reconnaissance faciale ont plus de succès. Au nord-ouest du pays, dans cette province du Xinjiang où les minorités musulmanes – Ouïghours, Kazakhs… – sont persécutées, la ville de Karamay a longtemps été un pôle pilote de ces systèmes intelligents de vidéosurveillance. “Mais cette pratique s’est étendue à l’ensemble des villes du pays. Ces outils ont ainsi permis de traquer et de retrouver des personnes qui avaient manifesté contre la gestion du Covid par les autorités, alors qu’elles portaient des masques chirurgicaux sur les images”, souligne le sinologue Emmanuel Lincot, auteur de Le Très Grand Jeu : Pékin face à l’Asie centrale (éditions Le Cerf, 2023). La dernière idée en date du Parti – créer un système d’identité numérique – alarme les défenseurs des libertés publiques. “S’il est mis en place, les citoyens auront beaucoup de mal à échapper à la surveillance”, avertit Lun Zhang, professeur d’études chinoises à l’université Cergy-Paris et reponsable d’un programme sur la modernité chinoise au sein de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FSMH).
Les dispositifs de cet ordre sont d’autant plus inquiétants qu’ils sont destinés à être exportés. TikTok, Shein ou Temu ne sont que les avant-postes d’une offensive numérique planétaire. Le pays tente aussi de se faire une place dans les câbles Internet sous-marin. Et les équipements télécoms de Huawei séduisent de plus en plus l’Afrique. La Chine construit du reste, via les projets Qianfan ou Guowang, des rivaux de Starlink. La guerre en Ukraine lui a ouvert les yeux sur le rôle crucial que ces constellations de satellites Internet joueront dans les guerres modernes. Les technologies de contrôle chinoises sont enfin regardées avec appétit par de nombreux pays, notamment l’Iran et la Russie. “Les nouvelles routes de la soie visent, entre autres, à diffuser ce modèle d’ultra-surveillance”, rappelle le sinologue Emmanuel Lincot. Preuves à l’appui, la Chine est capable aujourd’hui de tracer le consommateur aussi bien que le produit. Dans la bataille commerciale et logistique qui l’oppose à l’Occident, ce deux-en-un a de quoi emballer les despotes de tout poil.
* Les prénoms ont été modifiés.
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