“En Ukraine, la fin de la guerre semble encore loin”. En février 2023, soit un an après le début de l’invasion russe, Sergey Radchenko ne voyait guère d’autre clap de fin possible qu’un scénario à la coréenne. “Si nous avons appris quelque chose de la guerre de Corée, c’est qu’un conflit gelé vaut mieux qu’une défaite pure et simple ou qu’une guerre d’usure épuisante”, écrivait-il. Dix-huit mois plus tard, ce chercheur au centre Henry Kissinger et professeur à l’université Johns Hopkins (Washington), interrogé par L’Express, n’est guère plus optimiste. Et ce n’est pas la récente incursion surprise des troupes ukrainiennes en Russie qui le fera changer d’avis : “Cette contre-offensive dans la région de Koursk ne change pas vraiment les ingrédients de base de cette guerre. Il n’y a de victoire en vue pour aucun des deux camps”. “Cette guerre ne nous donne pas encore de raisons de désespérer, mais elle ne nous donne pas plus de raisons d’être euphoriques”, poursuit Sergey Radchenko.
Dans son nouveau livre (To Run the World : The Kremlin’s Cold War Bid for Global Power, 2024), l’historien né en Union soviétique offre une plongée inédite dans la psychologie des décideurs du Kremlin. On y découvre pourquoi le dirigeant Poutine ressemble étroitement à ses chers ancêtres soviétiques. A cette différence près, nous explique-t-il : l’ancien judoka a remplacé l’idéologie communiste “par un mélange bizarre de choses comme le nationalisme russe, le conservatisme religieux, l’orthodoxie et l’islam conservateur”. De quoi mieux comprendre le très remarqué baiser de Vladimir Poutine sur un Coran en Tchétchénie… Entretien.
L’Express : Trois semaines après l’incursion surprise des troupes ukrainiennes dans la région de Koursk en Russie, comment analysez-vous la situation ? Assistons-nous à un tournant dans ce conflit ?
Sergey Radchenko : Je pense que l’Ukraine cherche à montrer que la guerre n’est pas perdue, que l’initiative est toujours de son côté. Mais je ne suis pas très optimiste quant au rapport de force. Cette contre-offensive dans la région de Koursk ne change pas vraiment les ingrédients de base de cette guerre. Celle-ci est devenue depuis longtemps une guerre d’usure. Bien sûr, il peut y avoir des percées après de longues périodes d’usure. On l’a vu pendant la Première Guerre mondiale. Mais ce qui compte dans les guerres d’usure, c’est la capacité de l’État à poursuivre les combats. Depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, la Russie a montré qu’elle n’était pas la superpuissance que certains imaginaient, mais elle a fait la démonstration de sa capacité à poursuivre la guerre assez longtemps. En dépit des sanctions occidentales, elle a pu se procurer des drones et des munitions ou augmenter sa propre production de chars d’assaut.
En face, l’Ukraine n’est pas en mesure de produire la majeure partie de ses munitions et ne peut compter que sur les approvisionnements en provenance de l’Occident. C’est donc un facteur qui joue en faveur de la Russie. Quant à la main-d’œuvre russe, si elle n’est pas illimitée, elle conserve un net avantage à long terme sur l’Ukraine qui rencontre des difficultés pour recruter de nouveaux soldats. Sans compter que le moral des troupes de Zelensky a été sérieusement affecté. Poutine est convaincu que le temps joue en sa faveur. Bien qu’il explique au peuple russe qu’il s’agit d’une guerre contre l’Otan, en réalité, les Russes mènent une guerre contre l’Ukraine. Ils pensent qu’il s’agit d’une guerre locale, une guerre qu’ils estiment pouvoir gagner.
En portant le conflit sur le sol russe, l’Ukraine a réalisé un coup d’éclat d’une grande ampleur par rapport à ses précédentes incursions dans la zone frontalière avec la Russie. Le problème toutefois, c’est que l’armée ukrainienne utilise à cette fin ses meilleures forces et du matériel supplémentaire simplement pour tenter de maintenir ces gains territoriaux. Pendant ce temps, si vous regardez du côté du Donbass, vous verrez que les Russes continuent de gagner du terrain. La situation y est si grave que les Ukrainiens ont dû évacuer la ville de Pokrovsk, qui est une zone cruciale pour la sécurité de tout le pays. Tout cela montre, je pense, que l’offensive de Krousk était un pari pour Zelensky. Un pari à haut risque. Car jusqu’à présent, je ne vois pas les Ukrainiens en tirer quoi que ce soit de particulièrement utile.
Le mardi 27 août, Volodymyr Zelensky a affirmé que l’incursion de son armée en territoire russe faisait partie d’un “plan pour la victoire”, afin que l’Ukraine se présente en position de force lors de futures négociations de paix. Un plan qu’il compte présenter courant septembre au président américain, Joe Biden, ainsi qu’à Kamala Harris, et à Donald Trump, tous deux candidats pour l’élection présidentielle de novembre…
C’était l’une des explications possibles à cette incursion qui ne pouvait avoir comme seul objectif de remonter le moral des Ukrainiens. Vous ne retirez pas vos meilleures forces de la ligne de front pour les mettre ailleurs dans ce simple but. Cela aura été insensé.
Nous sommes dans la dernière ligne droite avant les élections américaines. Après le 5 novembre, nous saurons qui sera le prochain président des Etats-Unis. Il y aura immédiatement des discussions autour de l’Ukraine. S’il s’agit d’une présidence Trump, ce dernier ne cédera pas nécessairement l’Ukraine à la Russie. Si c’est Kamala Harris qui l’emporte, on assistera probablement à une prolongation du soutien américain à l’Ukraine. Je pense donc que Zelensky, en examinant la situation, envisage de tirer parti de ce qui pourrait se produire après le 5 novembre pour dire aux Russes par exemple : “Voyons si nous pouvons trouver un accord. Vous vous retirez des zones que vous occupez depuis, disons, février 2022, et nous nous retirons des zones que nous avons occupées”. Une sorte d’échange territorial. Mais à vrai dire, tout cela n’est qu’une hypothèse. Toute la question est de savoir sur quelle base ces pourparlers de paix auraient lieu. Et nul ne sait clairement ce que les Russes accepteraient et s’ils sont réellement intéressés par des pourparlers. Je pense que nous devrons attendre le 5 novembre pour voir ce qui se passera à la Maison-Blanche, car c’est ce qui décidera de la stratégie ukrainienne.
Un vent d’enthousiasme a soufflé chez certains observateurs après l’offensive du 6 août. Mais à vous entendre, on aurait tort de s’emballer…
C’est l’un des problèmes de cette guerre en général. Depuis le début, tantôt les gens sont désespérés et disent : “Oh mon Dieu, l’Ukraine est en train de perdre et la Russie est en train d’écraser l’Ukraine”. L’instant d’après, les mêmes tombent dans l’euphorie : “Oh, regardez, la Russie est en train de s’effondrer et l’Ukraine est en train de gagner”. En réalité, Il n’y a de victoire en vue pour aucun des deux camps. Elle semble même plus éloignée pour Kiev. La Russie occupe toujours en effet de grandes parties du territoire ukrainien. Côté russe, la victoire n’est pas non plus à portée de main : malgré des gains territoriaux, la ligne de front est stable depuis plus de deux ans. Les Russes savent que pour obtenir des avancées significatives, comme au début de la guerre, il faudrait probablement une mobilisation générale, un investissement beaucoup plus important dans l’effort de guerre. Ce que le régime de Poutine ne semble pas vouloir envisager pour l’instant.
Cette guerre ne nous donne pas encore de raisons de désespérer, mais elle ne nous donne pas plus de raisons d’être euphoriques. Lorsque l’incursion de Koursk s’est produite, les gens comme moi qui suivent de près cette guerre depuis le départ ont haussé les épaules en se disant :”D’accord, quelle est la prochaine étape ? Voyons ce qui va se passer”. Et comme nous le voyons, il ne s’est rien passé jusqu’à présent.
Ce que je trouve le plus intéressant, c’est que cela n’a pas vraiment créé de pression sur Poutine à l’intérieur de la Russie. Le Kremlin contrôle le récit de bien des façons. Si vous lisez ou regardez les médias russes aujourd’hui, ils parleront probablement un peu de Koursk. Mais je ne vois aucune critique du gouvernement. Je ne vois pas non plus de désespoir du type : “Oh mon Dieu, regardez ça, les Ukrainiens se battent sur notre territoire. Comment peut-on en arriver là ?”. Il n’y a rien de tout cela.
Poutine n’apparaît-il pas plus faible et vulnérable aux yeux du peuple russe depuis le 6 août ?
C’est la grande question. Elle s’était déjà posée après la rébellion avortée de Wagner et de Prigojine en juin 2023. Les gens se sont demandé si le fait que Poutine ait réprimé cette mutinerie signifiait qu’il avait prouvé qu’il était plus fort. Ou bien le fait qu’il y ait eu une mutinerie, pour commencer, montrait-il au contraire qu’il est en réalité assez faible ? Ce débat n’a jamais été tranché. On peut avancer des arguments dans les deux sens. La même chose peut s’appliquer ici. Poutine sort-il affaibli ou renforcé de cette incursion dans la région de Koursk ? Je pense que l’avenir nous le dira. Cela dépendra en partie de la situation dans le Donbass : si les Ukrainiens reculent massivement et perdent des pans entiers de territoire, alors Poutine dira : “Regardez, je suis un génie stratégique”. Les Ukrainiens auront obtenu un petit territoire à Koursk que les Russes finiront par reprendre. On peut également supposer que l’incursion elle-même, menée avec des armes occidentales a permis de créer un “effet drapeau” chez les Russes. Car pour Poutine et ses récits de propagande, cette guerre contre l’Ukraine n’a jamais été une guerre d’attaque, mais une guerre de défense contre l’Otan qui, prétendument, essaierait d’asservir la Russie. Avec l’incursion du 6 août, ce type de discours propagandiste a donc reçu un coup de pouce.
A l’opposé, après cette incursion, il est possible qu’une partie des Russes se dise : “Comment se fait-il que deux ans après le début de l’opération militaire spéciale, il y ait toujours une guerre en cours ?”. Certaines personnes au sein des élites soulèvent probablement cette question, mais elles l’ont soulevée dès le premier jour. Cette incursion ne fait que confirmer à leurs yeux que cette guerre est insensée et contre-productive. Quant à l’opinion publique russe, ce qu’elle pense ne compte pas parce que la population n’est pas mobilisée. Personne n’a l’intention de se battre pour la paix. Le fait qu’il y ait eu une incursion à Koursk, tout le monde s’en fiche. Les Russes continuent à vivre leur vie. Poutine, qui a tous les leviers du pouvoir entre ses mains, semble fermement contrôler la situation pour l’instant. Cette incursion aura donc, je pense, un impact assez limité en Russie.
Depuis le début de la guerre il y a plus de deux ans, Poutine a été maintes fois bousculé mais rien ne semble à ce jour pouvoir le faire chuter… Une issue défavorable de ce conflit pourrait-elle vraiment lui être fatale ?
Dans son histoire, la Russie a mené un certain nombre de guerres, dont certaines ont été perdues. Et ces défaites ont fini par être particulièrement déstabilisantespour le pouvoir en place. La guerre de Crimée, dans les années 1850, a été perdue par le tsar Nicolas Ier, qui ne s’en est jamais remis. Un autre exemple est la guerre russo-japonaise de 1904 et 1905. La défaite de l’empire russe a entraîné des troubles intérieurs : le tsar Nicolas II a été contesté pour la première fois lors de la révolution russe inachevée de 1905 qui a conduit à certaines réformes. Ces deux guerres et celle menée aujourd’hui en Ukraine sont, d’une certaine manière, relativement similaires car leur échelle est finalement assez limitée. Ce n’est donc pas comme la Première Guerre mondiale, que la Russie a également perdue et qui a conduit au renversement du tsarisme et à un chaos complet dans le pays. Si la Russie perdait la guerre en Ukraine, quelles en seraient les conséquences ? Poutine dirait “d’accord, nous retirons nos forces”. Rien à voir avec la Première Guerre mondiale à la suite de laquelle la Russie a perdu une grande partie de son territoire (NDLR : en vertu du Traité de Brest-Litovsk signé en 1918, la Russie s’est vue amputée de l’Ukraine, de la Finlande et des Pays Baltes).C’est pourquoi je ne vois pas comment une issue défavorable en Ukraine pourrait être nécessairement fatale pour le pouvoir en place.
Une image a fait grand bruit ces derniers jours :Poutine embrassant le Coran devant les caméras en Tchétchénie… comment interpréter ce geste ?
Poutine n’a jamais caché le fait que la Russie compte plusieurs grandes religions. Et rappelons que l’islam est la deuxième religion majeure dans le pays après le christianisme. Poutine a rencontré régulièrement le grand Mufti, qui est le chef de la foi islamique en Russie. Mais embrasser publiquement le Coran, c’est du jamais vu pour un dirigeant russe. Je pense qu’il s’agit d’une opération de relations publiques calculée pour séduire la population russe musulmane. Et elle va l’adorer après cela ! Il s’agit d’une population importante dans la région. Elle se concentre principalement dans le Caucase, dans des endroits comme la Tchétchénie, le Dagestan, mais aussi, bien sûr, le Tatarstan (une République de la fédération de Russie composée pour 50 % de Russes et 50 % de Tatars). Moscou elle-même a une population musulmane conséquente (NDLR : environ deux millions de musulmans vivent dans la capitale russe), dont beaucoup viennent d’Asie centrale. Par ce geste, Poutine dit en quelque sorte : “Je suis aussi le dirigeant musulman, et pas seulement le dirigeant chrétien”. C’est un calcul qui me semble plutôt intelligent. Ça lui permet de chercher le soutien de ces communautés qui dans certaines régions du Caucase ont montré qu’elles ne voulaient pas envoyer leurs enfants mourir en Ukraine (NDLR : la mobilisation “partielle” décrétée par Vladimir Poutine en 2022 a provoqué des manifestations d’une ampleur inédite au Dagestan, république du sud du pays).
Pensez-vous que ce soit aussi un moyen pour Poutine de rallier la communauté musulmane de Russie et du Caucase autour de sa croisade contre les valeurs de l’Occident ?
A vrai dire, les idées libérales occidentales n’ont jamais été une denrée particulièrement recherchée dans ces régions. Ce qui est intéressant en revanche, c’est de voir comment ce type de soutien à l’islam pourrait également se traduire par une influence accrue de la Russie au Moyen-Orient. Et c’est quelque chose que la Russie a cherché à exploiter sans nécessairement rompre complètement ses liens avec Israël. Notons qu’après l’attaque du 7 octobre, le régime de Poutine a accueilli des représentants du Hamas au Kremlin. Les autorités russes ont aussi bénéficié d’un très large soutien de la part de l’Arabie saoudite, ce qui est très important car si elle le souhaitait, Riyad aurait les moyens de lui causer du tort en augmentant la production de pétrole et en faisant ainsi chuter les prix. Cela est un sujet d’inquiétude pour Poutine.
Je pense donc que toutes ces choses sont liées. Poutine essaie de créer ou de projeter une image de dirigeant pro-musulman, de politicien pro-palestinien. Et c’est quelque chose qui, je crois, se vend très bien au Moyen-Orient. Et vous savez, le Moyen-Orient est très important pour Poutine.
L’idée principale de votre dernier livre est qu’en réalité, Poutine présente beaucoup plus de similitudes avec les dirigeants russes précédents que nous ne le pensions…
En effet. L’élément principal de continuité est la recherche de la grandeur pour lui-même et pour la Russie qu’il souhaite voir reconnue comme une grande puissance. Personnellement, je doute que la stratégie qu’il a choisie pour y parvenir permettra à la Russie d’atteindre cet objectif. Je pense qu’il est beaucoup plus probable que cela mette le pays dans une position plus faible à long terme parce qu’il a perdu l’influence qu’il aurait pu avoir en Europe. Néanmoins, Poutine pense qu’il s’agit d’une stratégie qui mettra la Russie en avant à une échelle beaucoup plus grande qu’auparavant et qui serait comparable au standing de l’Union soviétique pendant la guerre froide.
Comme les dirigeants soviétiques, Poutine pense aussi que la Russie est indestructible. Pour la simple raison qu’elle est une puissance nucléaire. Personne ne souhaite une guerre nucléaire. Et cela donne au président russe un certain degré de confiance dans le fait qu’il peut faire en sorte que ce conflit reste une guerre limitée. Il n’y aura pas d’escalade parce que personne ne veut d’une guerre nucléaire. C’est là quelque chose de similaire à la pensée soviétique en matière de politique internationale. Une fois que les Soviétiques ont développé leur dissuasion nucléaire dans les années 1950, ils ont eu l’idée qu’ils pouvaient accomplir certaines choses en tenant les Américains à l’écart du jeu.
Ce qui distingue Poutine de ses prédécesseurs en revanche, c’est l’idéologie. Les Soviétiques avaient un cadre idéologique particulier pour penser le monde, c’était le cadre révolutionnaire. Ils construisaient le communisme. Poutine ne construit pas le communisme. Il doit donc le remplacer par un mélange bizarre de choses comme le nationalisme russe, le conservatisme religieux, l’orthodoxie, l’islam conservateur, etc. Cela n’aurait jamais été possible pour les Soviétiques. Ils se considéraient comme étant à la pointe de l’idéologie progressiste, souhaitant changer le monde pour le meilleur. Poutine, dans sa vision, est très conservateur. Et il joue avec ces forces conservatrices. Il essaie donc de se présenter comme le leader des forces conservatrices mondiales. En ce sens, il ressemble non pas aux dirigeants soviétiques, mais aux tsars du XIXe siècle. Si vous pensez au rôle de la Russie dans la répression des révolutions européennes de 1848, c’est là que se situe Poutine.
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