Dans un pays polarisé comme les Etats-Unis, la musique populaire – pop, rock, folk, jazz, country, rap – reste le dernier langage commun des républicains et des démocrates. La Maison-Blanche s’est donc toujours intéressée à ses stars : Frank Sinatra, Elvis Presley, Bob Dylan, Bruce Springsteen, Kanye West, Taylor Swift et d’autres. Avant l’élection du 5 novembre, L’Express vous raconte, en huit épisodes, l’histoire des couples improbables formés par les bêtes de la scène musicale et les animaux politiques présidentiels. Des duos très pop’n’pol !
EPISODE 1 – Kennedy et Sinatra : une bromance épique, une rupture fracassante
EPISODE 2 – Elvis Presley et Richard Nixon : cette folle entrevue entre le “King” et le président
EPISODE 3 – Jimmy Carter et Bob Dylan, amis pour la vie : “En écoutant ses disques…”
EPISODE 4 – La surprenante histoire de la chanson qui a permis à Bill Clinton d’accéder à la Maison-Blanche
EPISODE 5 – En voulant enrôler Sting, George W. Bush a fait une grossière erreur de casting
EPISODE 6 – Entre Obama et Springsteen, l’histoire d’une amitié “born in the USA”
EPISODE 7 – Donald Trump et Kanye West unis par un irrésistible goût du scandale
Une ombre, et Internet s’enflamme. Début août, la superstar américaine Taylor Swift poste sur Instagram une photo d’elle sur scène. En arrière-plan, la silhouette d’un de ses danseurs rappelle étrangement une figure politique : Kamala Harris, vice-présidente et remplaçante de dernière minute du président Joe Biden dans la course à la Maison-Blanche. Il n’en faut pas davantage pour que les internautes s’emballent : après des mois de silence sur la présidentielle de novembre, Taylor Swift aurait enfin pris position, pour le camp démocrate, en utilisant l’un de ses messages cryptiques auxquels ses fans sont habitués. Etrange époque où, aux Etats-Unis, les opinions politiques d’une artiste sont scrutées avec autant d’attention que les oracles de la Pythie de Delphes.
Ces dernières années, la chanteuse pop, country et folk est devenue une sorte d’influenceuse politique. L’année dernière, sur son Instagram (283 millions d’abonnés), il lui a suffi d’une seule publication appelant les gens à s’inscrire sur les listes électorales pour que 35 000 jeunes suivent le mouvement. Naguère moquée pour ses ballades romantiques, l’artiste aujourd’hui aussi populaire que Beyoncé est devenue une personnalité dont les engagements comptent. Certes, en 2018, aux élections sénatoriales de mi-mandat, c’est la républicaine Marsha Blackburn, une trumpiste qui a le tort de faire des déclarations anti-LGBTQ, qui l’emporte dans le Tennessee, alors que la chanteuse soutient ouvertement son adversaire démocrate. Mais le candidat démocrate à la Chambre des représentants, également appuyé par Swift à la même époque, est, quant à lui, élu.
En 2020, rebelote. Un mois avant la présidentielle, la chanteuse prend position en faveur du “ticket” Biden-Harris en publiant sur Instagram une photo d’elle tenant un plateau rempli de cookies aux couleurs du logo du duo démocrate. Son post est publié le jour du dernier débat entre les candidats à la vice-présidence Kamala Harris et Mike Pence avec cette légende : “Je vais regarder le débat en soutenant @kamalaharris et en criant devant ma télé.”
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A l’inverse de Biden, désormais hors jeu, le magnétisme de Swift ne cesse de se renforcer. Et ses fans, les “Swifties”, dévoués à l’extrême, sont prêts à la suivre dans toutes ses aventures. Dans le monde politique, cette fidélité fait rêver. Tout un pays a donc aujourd’hui hâte de connaître le vote de la mégastar, qui a, par ailleurs, plusieurs fois critiqué publiquement l’abrogation en 2022 du droit constitutionnel à l’avortement par la Cour suprême.
Parfaite incarnation de l’idée républicaine de l’Amérique
Rien ne permet de mesurer l’impact réel de son soutien à Joe Biden voilà quatre ans. Mais certains sont convaincus qu’en novembre, lors du scrutin qui s’annonce serré, son opinion pourrait faire la différence. Le camp démocrate tire les mêmes conclusions. Dès le mois de septembre 2023, le gouverneur de Californie Gavin Newsom s’est répandu en compliments à propos de la chanteuse, la priant de faire entendre sa voix avant la prochaine élection. En janvier, le New York Times rapportait que l’équipe Biden envisageait carrément d’envoyer le président à un concert de la chanteuse, et plusieurs de ses conseillers se sont démenés pour obtenir un soutien public de la star. Rien de tout cela ne s’est produit.
Les républicains, aussi, sont aux aguets. En juin, lors d’une rencontre avec des membres de son parti au Congrès, Donald Trump s’est inquiété des répercussions qu’aurait un soutien de Taylor Swift aux démocrates. Car aux yeux des trumpistes, elle n’est pas une célébrité comme les autres. Chanteuse country qui a démarré sa carrière dans un Etat du Sud profond, le Tennessee, en couple avec une star du football américain, la trentenaire blonde est la parfaite incarnation de leur idée de l’Amérique. Donald Trump ne s’y trompe pas. A la fin du mois d’août, il diffuse sans vergogne sur son réseau social Truth Social une image de la star grimée en Oncle Sam et priant ses adeptes de voter pour lui. Il s’agit d’un montage grossier, mais aucun mensonge n’est trop énorme pour le milliardaire.
Ces derniers mois, le nom de Taylor Swift est régulièrement revenu dans la campagne. En février, la présence de la chanteuse au Super Bowl, venue soutenir son petit ami Travis Kelce, joueur des Kansas City Chiefs, a déclenché sur la Toile une folle rumeur. Selon la sphère d’extrême droite, la compétition sportive était truquée en faveur de l’équipe de Kelce… afin que le couple puisse annoncer, après la victoire, son soutien à Joe Biden. Ainsi, ce “coup de com” aurait permis, toujours d’après l’alt-right, de faire basculer le scrutin de 2024 en faveur du président en exercice.
Largement partagée sur les réseaux sociaux, cette théorie conspirationniste a obligé le Pentagone à publier un démenti. “Afin que les choses soient claires, non, Taylor Swift ne fait pas partie d’une opération psychologique menée par le Département de la défense”, avait soupiré la porte-parole adjointe du Pentagone Sabrina Singh auprès de Politico. “Un éventuel soutien de Taylor Swift aux démocrates est le cauchemar de l’alt-right et des républicains en général, remarque Jeffrey Dudas, professeur de science politique à l’université du Connecticut. Ils sont persuadés que sa popularité porterait un coup évident à la campagne de Donald Trump.”
Des stars très prudentes
Sans doute soucieuse de ménager la sensibilité de tous ses fans, la star reste pour l’instant muette. Aucune photo avec Joe Biden ni Kamala Harris. Aucune participation à des événements ni de prise de parole lors de la convention démocrate. En réalité, l’Amérique spécule depuis quatre ans sur une alliance qui, en dehors d’une photo de Swift brandissant des cookies estampillés “Biden 2020”, n’existe pas.
A deux mois de la présidentielle, l’onction swiftienne demeure plus que jamais un objet de convoitise, même si le public devine de quel côté elle penche, tant elle a pris de l’envergure. La chanteuse fait partie du paysage depuis longtemps (son premier album date de 2006), mais “sa popularité a explosé depuis la pandémie, ce qui en fait la personne la plus représentative des années Biden, qu’ils s’affichent ensemble ou non”, remarque Jeffrey Dudas. Jouée à guichets fermés, sa dernière tournée mondiale, The Eras Tour, a généré des bénéfices records. Désignée personnalité de l’année par Time, elle serait, selon le magazine, le dernier exemple “de monoculture qui subsiste dans notre monde stratifié”. Et aurait des points communs avec le président démocrate. “De la même manière que Biden a été élu en 2020 sur la promesse de réconcilier l’Amérique, Taylor Swift mène un projet rassembleur. La différence est qu’il tente de le faire en politique ; elle, par l’art et le divertissement”, décrypte Stéphanie Burt, professeure à l’université de Harvard, à l’initiative d’un cours sur “Taylor Swift et son monde”.
En femme d’affaires avisée, Taylor Swift éviterait-elle de parier sur le mauvais cheval ? “Il y a un changement de mentalité dans le show-business, analyse Simone Driessen, de l’université Erasme de Rotterdam. Lorsque Barack Obama a fait campagne, en 2008 et 2012, plusieurs stars avaient très tôt affiché leur soutien, de Lady Gaga à Beyoncé. Le phénomène s’est reproduit avec Hillary Clinton. Aujourd’hui, les artistes sont plus silencieux.” Il faut dire qu’aux Etats-Unis, certaines prises de position politiques peuvent coûter cher. Au début des années 2000, les chanteuses country des Dixie Chicks avaient payé de leur carrière leur opposition à la guerre en Irak. Taylor Swift, dont les racines artistiques sont à Nashville (Tennessee) et qui a collaboré avec ce groupe 100 % féminin, a vu de près les dégâts occasionnés. Peut-être a-t-elle retenu la leçon. A moins que, comme en 2020, elle n’attende la dernière ligne droite pour dire qui de Trump ou Harris elle préférerait voir à la Maison-Blanche.
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