Dès ses débuts en 2003, la start-up LinkedIn, initialement pensée comme plateforme d’influence pour le networking et le recrutement, rencontre une croissance rapide, atteignant plus de 10 millions de membres en 2007. Son expansion est désormais mondiale, dépassant le milliard d’abonnés. Si l’idée de partager des opportunités de carrière, d’entretenir un réseau de contacts, d’échanger des idées liées au monde professionnel est grandement louable dans son principe, l’usage qui est en fait par certaines corporations semble parfois bien différent.
Notamment quand il est réduit à n’être qu’un diffuseur de bien-pensance, un foyer de conformisme et un étalage de bons sentiments délavés. Il faut être (ô stupeur !) pour la nuance, l’absence de généralisation, la fin de la hiérarchisation, la lutte contre l’exclusion, le rejet des discriminations, l’intégration de la diversité, l’antiracisme et toutes ces causes légitimes qui bénéficient d’une présomption d’évidence. Comment peut-on encore, sans se lasser, enfoncer tant de portes ouvertes ?
C’est que de petites corporations, des Verdurin numériques, y trouvent un point d’appui et de réconfort. Celui d’appartenir au camp du bien. Pour en être, il faut commencer par orner son nom de coquets émojis : une fleur pour s’embellir, une feuille pour cultiver son identité, une étoile pour mieux scintiller, un cœur pour montrer son bon cœur, un explosif pour signaler son dynamisme, ou une position de lotus pour diffuser ostensiblement sa sérénité intérieure. La glorification de ces dessins infantiles se fait aux dépens de qualités plus adultes et professionnelles ; mais l’important est de garder son âme d’enfant, me rétorqueraient ces bonnes âmes biberonnées à l’immaturité.
Les gardiens de ces bons sentiments se congratulent entre eux dans une série de commentaires exagérément polis, mettant du zèle à se flatter les uns les autres. Derrière cette politesse de salon, c’est une héroïsation qui se joue ; la construction d’une image éminemment morale, compréhensive et bienveillante. Les yeux luisants d’aménité et les visages poncés par la bonté, les voilà dans une version idéalisée d’eux-mêmes et du monde professionnel, hors de l’exigeante réalité constitutive des situations quotidiennes au travail.
Derrière la bienveillance, une féroce intransigeance
Dans cette vision idéale, quasi platonicienne, il faut en finir avec les difficultés du réel, qui malgré des efforts de pensée positive reste dur et indifférent à nos peines. Il suffit pour ce faire de gommer les mots qui les désignent : effort, compétition, discipline, rigueur, temps long, concurrence, rivalité, négatif… Et de les contourner en remplaçant les arguments par des accusations, le management par des formules magiques, les formations par du divertissement, l’effort long par des recettes comportementales rapides, la pensée par soi-même par le prêt-à-penser de son clan, les diplômes académiques par des titres en ligne, et la sagesse par des bribes de philosophie maladroitement empruntées à nos penseurs les plus grands.
Si la réalité n’est plus un embarras, la seule chose qui puisse contrarier les paladins du bien c’est d’être froissés dans leur logique, contredits dans leurs évidences, brusqués dans leur médiocrité. Faute ignoble que je commets régulièrement. C’est là que les agneaux sont lâchés et que l’on découvre derrière leur bienveillance composée la féroce intransigeance et l’insolente aigreur de ces petits saints en mal de réussite.
Plus qu’un réseau social, LinkedIn est un spectacle. On y retrouve les mêmes éléments : des jeux d’acteurs, des masques, des costumes identitaires, des existences imaginaires dans lesquelles on est meilleurs et plus épanouis, des applaudissements, des héroïsations morales, des musiques démagogiques, des mises en lumière plus ou moins flatteuses, des mises à mort, bref toute une comédie humaine. Mais si les comédiens de théâtre élèvent nos esprits, ceux de ce réseau avilissent nos intelligences par la vacuité des truismes qu’ils véhiculent. Plus qu’un site de professionnels, LinkedIn devient malheureusement la tanière de certains bonimenteurs, le refuge d’un grand nombre d’imposteurs qui, dans l’exercice de leur fiction et la vacance de leur fonction, se proclament bienfaiteurs.
Julia de Funès est docteur en philosophie.
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