La fin de la Guerre froide avait sorti de l’esprit des Européens le risque d’apocalypse posé par les armes nucléaires, qui avait longtemps fait partie de leur quotidien. Les menaces lancées par le président russe avec l’invasion de l’Ukraine l’ont réintroduit brutalement. Ce n’est pas le seul symptôme d’un basculement dans une nouvelle ère. La bipolarité russo-américaine est remise en cause par la Chine, dont l’arsenal ne cesse de s’accroître dans l’opacité. De nouvelles puissances “dotées” émergent : la Corée du Nord, déjà ; l’Iran si elle le décide, et d’autres États, demain, s’ils y voient la seule façon d’assurer leur survie. En 1964, le réalisateur Stanley Kubrick avait titré son film satirique Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe. Ce “fol amour” a repris le monde et complexifie le jeu des puissances.
EPISODE 1 – Armes nucléaires, la surenchère : comment l’Ukraine a dû renoncer à sa bombe
EPISODE 2 – Poutine et la bombe nucléaire : le risque d’apocalypse
Des couches de roseaux et de terre, chacune mélangées à du gravier, le tout recouvert d’argile. Aux confins du Gansu, les touristes peuvent admirer la portion la plus à l’ouest de la Grande Muraille, vieille de plus de deux millénaires. Il leur sera en revanche difficile d’approcher l’autre ouvrage militaire monumental qu’accueille, dans sa partie la plus désertique, cette vaste province. A l’ouest de la ville de Yumen, la Chine a bâti au début de la décennie un champ de plus de 120 silos, susceptibles d’accueillir ses missiles nucléaires intercontinentaux DF-41, dont la portée de plus de 12 000 kilomètres place sous leur menace Los Angeles et Washington.
Ce ne sont pas les seuls silos creusés ces dernières années. Un deuxième champ, près de la ville de Hami, au Xinjiang, en compte 110, et un dernier 90, près de Yulin, en Mongolie-Intérieure – plus de 320 silos contre une vingtaine en 2020, soit davantage que la Russie. A l’aide d’images satellites, les experts indépendants de la Fédération des scientifiques américains (FAS) ont suivi semaines après semaines la progression des chantiers, sous des dômes gonflables – semblables à ceux qui recouvrent les terrains de tennis –, à l’abri des vents, des températures extrêmes… et des regards. Ils ont noté leur “quadrillage presque parfait”, à trois kilomètres les uns des autres. Une distance qui empêche la destruction de deux installations par une seule frappe nucléaire.
Portée par l’ambition de devenir la première puissance du monde, la Chine mène une expansion colossale de son arsenal nucléaire. Un rapport du Congrès américain estime qu’elle dispose déjà de plus de 500 têtes nucléaires opérationnelles et en aura “probablement plus de 1 000 d’ici à 2030”. Soit un triplement possible de ses capacités en seulement une décennie. A cela s’ajoute une composante navale, qui pourrait passer à huit sous-marins nucléaires lanceurs d’engins JL-3.
Officiellement, la Chine assure que sa doctrine reste la même depuis soixante ans : celle du “non-emploi en premier” d’une arme nucléaire strictement défensive. Mais, pour certains, cette dissuasion minimale n’est plus de mise. “L’expansion constatée annonce un changement de posture”, considère Hans Kristensen, directeur de la FAS. Il est difficile de savoir laquelle ; ce programme de développement atomique, en quantité et en qualité, est mené dans l’opacité la plus totale.
Xi Jinping insatisfait de la “force des lanceurs”
“Une des hypothèses est que, depuis la guerre commerciale déclenchée par l’administration Trump, la Chine évalue que la probabilité d’un conflit avec les Etats-Unis a augmenté et qu’elle doit investir plus dans ses forces nucléaires, avance Ankit Panda, spécialiste de la prolifération à la Fondation Carnegie pour la paix internationale. Une autre est qu’elle met fin à un niveau de vulnérabilité élevé qu’elle a trop longtemps toléré.” De quoi, également, disposer de plus d’options pour une réponse graduée, sous forme d’attaques nucléaires limitées, en cas d’affrontement atomique. “Autre possibilité, Pékin peut estimer qu’un tel arsenal est davantage susceptible de dissuader un président américain de risquer des frappes nucléaires pour défendre Taïwan, poursuit Ankit Panda. Mais tout ceci est purement spéculatif, car on ne sait pas ce que pense Xi Jinping.”
On a appris, en revanche, la profonde insatisfaction du dirigeant envers la “force des lanceurs”. Cette branche de l’Armée populaire de libération a la gestion de la composante nucléaire terrestre chinoise. Soit les silos et les lanceurs mobiles. Le président chinois l’a décapité, l’année dernière, avec l’arrestation de plusieurs dizaines de ses officiers et ex-haut gradés. Deux anciens chefs de cette entité avaient été promus ministres de la Défense : Li Shangfu et son prédécesseur de 2018 à 2023, Wei Fenghe. Ils ont disparu de la circulation du jour au lendemain. Accusés de corruption, ils ont été exclus du Parti communiste.
Une purge d’une telle ampleur est inédite au sein des forces nucléaires. “Officiellement, il s’agit d’une affaire de corruption et de discipline, mais il pourrait tout aussi bien s’agir d’un manque de loyauté envers Xi Jinping, estime Marc Julienne, expert de la Chine à l’Institut français des relations internationales. Elle laisse imaginer des failles opérationnelles importantes.” Certains missiles auraient été remplis d’eau plutôt que de carburant, tandis que des couvercles de silos seraient défectueux, selon un article de l’agence Bloomberg fondé sur des renseignements américains. Que ce soit vrai ou pas, un ménage par le haut est en cours : le ministère de la Défense a été confié à l’ancien chef d’état-major de la marine, Dong Jun, tandis que son adjoint, Wang Houbin, a pris la tête de la “force des lanceurs”, avec un commissaire politique venu de l’armée de l’air.
Du côté des Etats-Unis, on s’inquiète de l’absence totale de transparence des Chinois. “Pour qu’il y ait un équilibre de dissuasion, il faut une prévisibilité mutuelle quant à la planification et aux objectifs poursuivis, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, explique l’ancienne sous-secrétaire américaine au contrôle des armements, Rose Gottemoeller. Il faut convaincre les Chinois d’entamer des négociations pour limiter les déploiements d’armes nucléaires.” Le conseiller à la sécurité nationale de la Maison-Blanche, Jake Sullivan, a déclaré que Washington était prêt à discuter “sans conditions préalables”. Une invitation déclinée par Pékin, résolue à poursuivre un programme appelé à bouleverser les équilibres mondiaux.
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