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“Over my dead Beaudet” : quand les journalistes politiques craquent en attendant un Premier ministre


La plaquette de six comprimés git sur la table du restaurant. L’opercule a été trituré, déchiré, chaque cavité de plastique transparent se découvre : vide. Le besoin d’avaler, à intervalle régulier, de petits morceaux de paracétamol, codéiné de préférence, se fait chaque jour plus intense ; devant mes yeux des lumières éblouissantes dansent et brouillent l’image de mon compagnon d’agapes. Plus son visage devient flou, plus il ressemble au futur locataire de Matignon.

Pour l’heure, il est seulement chargé de la rubrique Idées à L’Express et a promis de changer les miennes en relatant avec précision les derniers commérages et historiettes croustillantes sur le milieu littéraire. Mais à peine attablé, le voici qui m’écrase sous ses questions : “Alors, ce sera Xavier Bertrand ? Et pourquoi il ne nomme pas Cazeneuve ? Tu crois en Thierry Beaudet ? Donc ce sera qui à Matignon ?” Feindre l’assurance, avouer mon ignorance ?

Ou répéter, comme chaque jour depuis le 7 mai 2017, qu’Emmanuel Macron est un animal politique déconcertant, capable de prendre une décision un jour et de l’annoncer à l’intéressé (nommer Catherine Vautrin Première ministre), avant de se raviser le lendemain (nommer finalement Elisabeth Borne), habitué aussi à la lenteur décisionnelle et entretenant une relation franchement contrariée avec le réel ? Je réfléchis encore à la réponse la plus pertinente quand mon camarade à l’autre bout de la nappe relance, cachant mal un sursaut de dédain : “Tu suis Macron depuis 2017 et tu n’as aucune idée de ce qu’il va faire ?”

Ce sera deux Doliprane, tout compte fait. Un peu de surdosage ne peut nuire en ces temps troublés. “Passez plutôt à la MDMA”, suggère un ancien conseiller du président auquel je confie par SMS la lassitude qui m’étreint depuis la démission du gouvernement Attal. Nous ne sommes pourtant que le mardi 3 septembre, et il n’est que 13 heures. Mais sept années à observer de près Emmanuel Macron, à décortiquer ses idées parfois tortueuses, ses stratégies alambiquées, ses vérités successives, provoquent ces derniers jours une épidémie de maux divers allant de l’alanguissement à la franche dépression. Le journalisme politique, en France, ne tue pas mais il fait des dégâts. Les errements présidentiels depuis la dissolution ont transformé cette profession à laquelle j’appartiens en Désert des Tartares. Certains ont embrassé le métier ; “Non, une vocation !” rectifiaient-ils, des étoiles saint-simoniennes plein les yeux. D’autres se rêvaient Jean Cau, piquant dans ses Croquis de mémoire des personnalités politiques hors norme. Nous avions tous lu, frétillants, les biographies de Zweig en fantasmant de mêler aussi bien que lui Histoire et sens du romanesque ; nous avions tous relu Balzac avant de nous lancer dans l’écriture intimidante de notre premier papier… Paf, nous voilà percutés par le macronisme et ses errements. Errements politiques qui ne tardent pas à se muer en errements personnels… Pourquoi ne suis-je pas capable de trouver le nom du Premier ministre ? Qu’ai-je compris au macronisme ? Pourquoi suis-je journaliste politique ? Vertige : pourquoi suis-je sur Terre ? Alors que ces interrogations profondes et troublantes m’assaillent, une consœur, plus prosaïque, m’écrit : “Je trouve cette séquence terriblement ennuyeuse.”

50 jours sans gouvernement, c’est certes toujours moins que la Belgique ou l’Espagne, comme on le fait remarquer à l’Elysée, mais suffisant, largement, pour ébranler un individu dont le métier consiste à raconter et analyser les coulisses du pouvoir. 50 jours sans gouvernement c’est autant de jours à renoncer à toute fidélité, se lever avec l’identité d’un Premier ministre, s’endormir avec l’image d’un autre… “Nous sommes pris au piège”, déclare froidement une amie nageant dans le même bain. Bringuebalés par des conseillers, stratèges, interlocuteurs privilégiés du chef de l’Etat qui œuvrent consciemment ou pour tuer le temps, à épaissir la brume auréolant l’Elysée et Matignon. Un scénario en chasse un autre, un rendez-vous avec un Premier ministre hypothétique est confirmé par des proches du président, puis démenti par l’intéressé. A la nuit tombée, l’accablement. A qui accorder sa confiance ? Le chef de l’Etat serait-il duplice ? Et ses conseillers ? Où ai-je caché les somnifères ?

Surgit de l’obscurité, cette parole aussi réconfortante qu’angoissante d’un ex-proche du chef : “L’entourage macroniste aussi découvre en temps réel, toute la dramaturgie de ce moment se passe dans la tête du président plus que dans la conversation.” Un pour tous, tous pour un.

Quand soudain, au sommet d’une attente insoutenable, surgit le nom d’un probable Premier ministre “technique” (Thierry Beaudet, le président du Conseil économique, social et environnemental donc, pour ceux qui suivent en dilettante l’actualité) et non politique, c’est l’effroi qui nous saisit. Des années de labeur, de harcèlement de députés, ministres, conseillers, hommes de l’ombre bientôt réduites à peau de chagrin par la nomination d’un être que nous n’avons jamais ou si peu approché ?

Seul un éminent membre du service politique de L’Express sait trouver en lui l’énergie pour s’exclamer : “Ne dites plus que Beaudet est un âne”, tandis que la responsable d’une lettre d’information politique, moins apathique que les autres grâce à une cure de vitamine D, pousse ce cri du cœur : “Over my dead Beaudet.” Avant d’avouer, sentir déjà un début de mal de crâne. Conclusion d’un compagnon de route d’Emmanuel Macron : “Si ça finit avec Beaudet c’est qu’il y a un dieu de l’onomastique.” Quant à moi, doutes et questions métaphysiques ne me laissent plus de répit : où est le bien, où est le mal ? Faut-il demander sa mutation au service économie ?




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