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Arme nucléaire : la France peut-elle assumer un rôle dissuasif pour toute l’Europe ?

La fin de la Guerre froide avait sorti de l’esprit des Européens le risque d’apocalypse posé par les armes nucléaires, qui avait longtemps fait partie de leur quotidien. Les menaces lancées par le président russe avec l’invasion de l’Ukraine l’ont réintroduit brutalement. Ce n’est pas le seul symptôme d’un basculement dans une nouvelle ère. La bipolarité russo-américaine est remise en cause par la Chine, dont l’arsenal ne cesse de s’accroître dans l’opacité. De nouvelles puissances “dotées” émergent : la Corée du Nord, déjà ; l’Iran si elle le décide, et d’autres États, demain, s’ils y voient la seule façon d’assurer leur survie. En 1964, le réalisateur Stanley Kubrick avait titré son film satirique Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe. Ce “fol amour” a repris le monde et complexifie le jeu des puissances.

EPISODE 1 – Armes nucléaires, la surenchère : comment l’Ukraine a dû renoncer à sa bombe

EPISODE 2 – Poutine et la bombe nucléaire : le risque d’apocalypse

EPISODE 3 – La Chine et son colossal arsenal nucléaire : les dessous de la mystérieuse expansion de Pékin

EPISODE 4 – Face à la Russie et la Chine, le plan titanesque des Etats-Unis

EPISODE 5 – Armes nucléaires : l’inévitable essai atomique de la Corée du Nord

Au milieu de l’après-midi, le 30 janvier dernier, il fait déjà nuit, à Stockholm, lorsque Emmanuel Macron prend la parole au château de Karlberg, lieu de formation des officiers suédois. Devant le roi Carl XVI Gustaf, le Premier ministre Ulf Kristersson, et les officiels et cadets, il rappelle que la France dispose “d’armes nucléaires” et que ses “intérêts vitaux ont une dimension européenne”.

Emmanuel Macron n’est pas le premier président à connecter la dissuasion française et l’Europe. “La définition de nos intérêts vitaux ne saurait être limitée à la seule échelle nationale”, déclare François Hollande en 2015, les reliant à la “survie de l’Europe”. Avant lui, Jacques Chirac affirme que “la dissuasion nucléaire française, par sa seule existence” est “un élément incontournable de la sécurité du continent”. Plus tôt encore, lors du sommet d’Ottawa, en 1974, l’Otan précise que la France, comme le Royaume-Uni, joue “un rôle dissuasif propre contribuant au renforcement global de la dissuasion de l’Alliance”, assurée, avant tout, par le parapluie nucléaire des Etats-Unis.

Un intérêt nouveau en Europe

L’actuel locataire de l’Elysée se différencie toutefois de ses prédécesseurs par son insistance à ouvrir un “dialogue spécifique avec [les] partenaires européens qui y sont prêts” – la proposition a été formulée à l’école de guerre le 7 février 2020, avant d’être réitérée lors de la conférence pour la sécurité de Munich, trois ans plus tard, puis lors de la visite d’Etat en Suède. Il faut dire qu’il existe un intérêt nouveau en Europe pour une telle discussion.

C’est le cas en Pologne, dont le président Andrzej Duda a qualifié “d’absolument positive” la dimension européenne de la dissuasion française évoquée par le président français. Mais aussi en Allemagne, même si le maintien de la présence d’armes nucléaires américaines reste la priorité. Si les réflexions publiques à propos d’une dissuasion alternative à celle assurée par les Etats-Unis n’y ont rien d’inédit, “cette fois-ci, c’est différent”, note dans un récent article Ulrich Kühn, directeur du programme de contrôle des armements à l’université de Hambourg. “Les premiers débats étaient principalement l’affaire d’experts”, alors que “ceux qui aujourd’hui en discutent” sont aussi des “poids lourds de la politique”.

Le ministre des Finances Christian Lindner a ainsi plaidé, en février, pour engager un dialogue sur une dissuasion européenne avec Paris et Londres, louant la contribution de leurs “forces nucléaires stratégiques”. Cette prise de position est intervenue juste après une sortie tonitruante de l’ancien président Donald Trump. Le candidat républicain a prévenu ses alliés de l’Otan que, s’ils n’augmentaient pas leurs budgets de défense, il ne les défendrait “absolument pas”, ajoutant qu’il “encouragerait [les Russes] à faire tout ce qu’ils veulent”. Certes, il est revenu sur ses propos, mais les chancelleries européennes s’inquiètent, depuis, de voir l’allié américain leur tourner le dos, un jour ou l’autre.

S’il semble peu probable, le retrait des troupes et des armes nucléaires américaines stationnées en Europe (Pays-Bas, Belgique, Allemagne, Italie et Turquie) n’a rien d’impossible et pourrait survenir si les Etats-Unis reviennent à une politique isolationniste. “C’est le scénario du pire, mais on peut aussi craindre un désengagement progressif pour faire face à la Chine, qui vise la parité nucléaire avec les Etats-Unis pour 2035, souligne un ancien stratège des forces nucléaires françaises. En 2035, le parapluie américain pourrait être de moins en moins crédible au-dessus de l’Europe, c’est à ce moment-là que la question de la dimension européenne de la dissuasion française se posera.”

Emmanuel Macron en compagnie du capitaine de vaisseau Jérôme Halle commandant du SNLE “Le Terrible”, lors d’une visite à la salle des missiles du submersible, en mer le 5 octobre 2017

Un concept de “stricte suffisance”

Le programme atomique de la France, hanté par l’effondrement de juin 1940, a été conçu pour garantir la survie du pays. La dissuasion française est fondée sur un concept de “stricte suffisance”. Grosso modo, les 290 têtes nucléaires de la France correspondent à ce qu’un adversaire plus fort, devrait utiliser, selon elle, pour l’annihiler. Ce calibrage suffit, en théorie, pour infliger des “dommages inacceptables” à l’agresseur. “Par exemple, si la Russie décide d’atteindre les intérêts vitaux français, elle sait qu’elle devra subir les dégâts que peuvent lui causer ses 290 têtes nucléaires”, précise Héloïse Fayet, chercheuse à l’Institut français des relations internationales.

Ce qui est valable pour la France vaut-il, en matière de dissuasion, pour un territoire européen dont les Etats-Unis se désengageraient ? “Il y a un moment où le nombre de têtes nucléaires compte, explique l’ancien stratège. Pour être crédible, il faut disposer d’une force capable d’infliger des frappes de riposte.” En clair : les capacités françaises et celles du Royaume-Uni (225 ogives) risquent de ne plus être crédibles pour protéger le reste de l’Europe aux yeux des alliés, comme des adversaires. “S’ils devaient étendre leur dissuasion au continent, ce serait un tel changement de paradigme qu’ils pourraient avoir à se réarmer”, pointe Héloïse Fayet.

Dans ce scénario, aujourd’hui hautement improbable, la France pourrait être contrainte, pour alimenter ces armes supplémentaires, de relancer sa production d’uranium et de plutonium de qualité militaire, alors même qu’elle a démantelé ses installations. Ce serait le prix de l’autonomie stratégique européenne.




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