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Infrastructures, prise de conscience dans la société… Quel héritage laisseront les Paralympiques ?


“Notre révolution commence ce soir !” Mercredi 28 août, devant 50 000 spectateurs réunis sur la place de la Concorde pour la cérémonie d’ouverture des Jeux paralympiques de Paris, Tony Estanguet affiche clairement son ambition. La compétition doit permettre de “changer de regard, changer d’attitude, changer de société” pour, enfin, “donner sa place à chacun”. Depuis des mois, l’objectif d’un “héritage durable” des Jeux paralympiques est répété à l’envi par les organisateurs de Paris 2024 : cette édition doit être celle d’un changement profond, permettant de faire du sport “un levier” pour modifier définitivement le regard de la société sur le handicap.

Mais après les impressionnantes performances sportives diffusées en direct à la télévision, les discours et les remises de médailles, que restera-t-il vraiment ? “L’événement des Jeux, aussi réussi soit-il, ne résout pas à lui seul les problèmes d’accessibilité au sport. […] Il faut ensuite être à la hauteur et assurer une offre conséquente et qualitative sur le parasport”, prévient Sylvain Ferez, sociologue spécialiste du paralympisme et maître de conférences à l’université de Montpellier. Entretien.

L’Express : Les organisateurs de Paris 2024 ont beaucoup évoqué la question de l’héritage des Jeux paralympiques en France, notamment en matière d’infrastructures, de tolérance et de réduction des discriminations à l’égard des personnes en situation de handicap. Cette idée a-t-elle toujours été au centre des précédents Jeux ?

Sylvain Ferez : Dès les premiers Jeux paralympiques, et pendant très longtemps, on a d’abord uniquement parlé de l’héritage matériel de la compétition, puisqu’il était tangible. On évoquait les infrastructures, le matériel utilisé, les performances technologiques et les prouesses techniques, sans lesquelles il aurait été impossible d’organiser ces Jeux. La question de l’héritage immatériel des Jeux paralympiques est, elle, venue plus tard, notamment au moment des Jeux de Londres, en 2012. C’est la première fois que les compétitions sont intégralement retransmises sur une chaîne nationale, au même titre que les épreuves olympiques.

On questionne alors beaucoup l’effet de la médiatisation des Jeux, ses conséquences en termes de politiques publiques, de lutte contre les discriminations, de tolérance, de la volonté de montrer des corps différents… Mais cette forte médiatisation a également apporté son lot de polémiques, avec une crainte d’infantiliser les athlètes paralympiques, de parler d’autre chose que de leurs performances sportives, de se concentrer sur la dimension esthétique de leurs corps ou sur les rebondissements de leurs histoires personnelles.

A l’époque, Channel 4 avait par exemple suscité la controverse en réalisant un clip sur les para-athlètes intitulé “Meet the superhumans”, [NDLR : rencontrez les superhumains]. Fallait-il réellement parler de personnes “superhumaines” ou simplement de leurs performances ? Le fait d’avoir forcé le trait sur la résilience, le drame, le surhumain n’a pas toujours été très bien accepté, cela a suscité un léger malaise. Il a fallu alors réfléchir à ces nouveaux questionnements, et c’est une sorte d’héritage immatériel que d’avoir permis à ces débats de surgir.

Ces Jeux de Londres ont-ils justement servi de déclic sur le regard posé par la société sur le parasport ?

Oui, notamment par rapport à ces sujets de médiatisation. Le monde du paralympisme a poussé les para-athlètes à faire des plateaux télé pour raconter leurs sports et parler de leurs performances, des consultants spécialistes du sujet ont été embauchés, des échanges avec les journalistes ont été mis en place pour valoriser les fédérations… Tout cela s’est massivement développé pour en arriver à ce que l’on voit aujourd’hui, avec une médiatisation 24h/24 des Jeux paralympiques sur de grandes chaînes nationales, ce qui n’existait absolument pas auparavant.

Après les polémiques observées à Londres, on a d’ailleurs observé une avancée dans les éditions suivantes, comme durant les Jeux de Tokyo, où le Comité international olympique (CIO) s’est associé à l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et tout un tas d’associations pour lancer le mouvement “#WeThe15” [NDLR : #NousLes15], en référence aux 15 % de la population mondiale en situation de handicap, qui souhaiteraient disposer des mêmes droits et de la même reconnaissance que les autres.

Que faut-il selon vous mettre en place pour s’assurer d’un réel héritage des Jeux paralympiques en France, en évitant un coup de projecteur éphémère sur le handicap ?

C’est effectivement une question importante. A Londres, on s’est aperçu que la forte médiatisation des Jeux paralympiques avait suscité un fort engouement pour la pratique sportive des personnes en situation de handicap qui ne pratiquaient aucun sport auparavant. Mais l’offre handisport accessible dans le pays n’était pas suffisante pour faire face à cette vague de demandes. Cela a créé une vraie frustration pour les personnes concernées : le caractère inspirant des images diffusées en boucle à la télévision ne pouvait pas être satisfait dans la vie réelle.

Il faut bien comprendre que l’événement des Jeux, aussi réussi soit-il, ne résout pas à lui seul les problèmes d’accessibilité au sport, loin de là. Il peut susciter des vocations, mais il faut ensuite être à la hauteur et assurer une offre conséquente et qualitative sur le parasport. Paris 2024 a travaillé en ce sens, en essayant de mettre en place depuis 2022 un réseau de 3 000 clubs para-inclusifs, avec des fonds récoltés par Paris 2024 et ses différents sponsors. Une formation para-accueillante a également été proposée dans ces clubs, pour les dirigeants, les accompagnants, les membres du staff…

Il faut se méfier de l’exceptionnalité et de “l’héroïsation”

Mais encore une fois, il faut voir si cela fonctionne dans la durée, avec un investissement financier et humain adéquat. Par exemple, si aucune formation continue n’est donnée dans ces clubs, avec le turn-over d’employés et l’évolution du matériel, tout cet engouement peut très vite s’éteindre. Il faut des enveloppes dédiées, un réel engagement, et surtout, j’insiste sur ce point, investir dans la recherche.

Pourquoi la recherche est-elle si importante ?

Parce qu’elle permet d’augmenter la performance des athlètes, qui seront alors plus reconnus dans le monde du sport, plus médiatisés, mieux accompagnés et sponsorisés. C’est un cercle vertueux. En France, l’organisation des Jeux a permis de développer une stratégie de détection des sportifs, de financer des infrastructures, des campagnes de communication… Mais encore une fois, il faut que ces investissements perdurent, que les milieux sportifs imposent un suivi, une juste évaluation des ressources et des compétences.

Que peut-on dire de l’héritage des Jeux paralympiques des précédentes éditions ?

Chaque pays a apporté une pierre à l’édifice. Comme je l’indiquais tout à l’heure, Londres a vraiment permis une nouvelle médiatisation des Paralympiques, la multiplication des images, l’apparition d’une réflexion sur le sujet du corps des athlètes. À Tokyo, on a plutôt vu la mise en place d’un réel media training [NDLR : la formation à une meilleure communication médiatique] sur le sujet et d’une grande réflexion autour des thématiques du vieillissement de la population et de la nécessité de travailler sur l’autonomie des personnes, la gestion des seniors, et en parallèle, celles des personnes en situation de handicap. Il y a par ailleurs eu un vrai effet matériel, avec toute une industrie japonaise qui s’est spécialisée sur les robots au service des personnes à mobilité réduite (PMR). Aujourd’hui encore, Toyota est l’un des leaders sur le système de motorisation des fauteuils roulants.

Au-delà des performances sportives, les Jeux 2024 ont également mis en valeur des artistes, mannequins ou présentateurs en situation de handicap, dans un domaine de la culture jusqu’à présent très peu représentatif. Là encore, cet “héritage” peut-il perdurer selon vous ?

Oui, si on se méfie de l’exceptionnalité et de “l’héroïsation”. Est-ce que ces artistes sont voués à exister dans des rôles d’exceptionnalité artistique, ou pourront-ils évoluer dans des univers artistiques classiques, dans lesquels ils pourraient exister sans discrimination et sans distinction ? C’est la question qu’il faut se poser. En France, les acteurs de la culture se sont saisis de la question depuis longtemps, avec un travail de fond sur le sujet – il faut que cela continue en ce sens. La cérémonie d’ouverture des Jeux paralympiques 2024 est un symbole fort : à Londres, Rio ou Tokyo, il y a eu des introductions timides, avec une volonté d’aller chercher de la parité, des performeurs en situation de handicap, mais il n’y avait rien de comparable avec ce que l’on a vu place de la Concorde.




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