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Oubliez les HPI, ce qui compte c’est d’être “éducable” : l’analyse percutante d’un chercheur à Harvard


Et si nous quantifions mal l’intelligence ? A une époque obsédée par la mesure du quotient intellectuel (QI), l’informaticien britannique et professeur à Harvard Leslie Valiant entend démontrer une erreur collective. “Nous vivons dans une culture axée sur l’intelligence”, écrit-il en préambule de son livre. […] Mais les faits suggèrent que l’intelligence, aussi étudiée qu’elle ait pu l’être, est une notion mal appréhendée.” Les nombres qui obsèdent vos amis HPI (hauts potentiels intellectuels) ne seraient finalement pas la meilleure manière de savoir si votre interlocuteur est réellement malin.

Leslie Valiant propose une alternative à cette passion collective, remplaçant la notion de QI par celle “d’éducabilité”, soit “la capacité d’apprendre et d’acquérir des systèmes de croyance depuis notre propre expérience et celle des autres, afin de les appliquer à de nouvelles situations”. Ces “systèmes de croyances”, comme les définit Valiant, peuvent appartenir “à la théorie scientifique ou politique, à la religion, la superstition, ou la fiction”. Selon lui, l’éducabilité est le propre de l’Homme, nous permettant de nous différencier des animaux. La singularité de l’espèce humaine reposerait sur ce concept. Entretien avec un scientifique qui ne veut pas forcément vous rendre plus intelligent… mais plus “éducable”.

L’Express : Dans votre livre, vous désignez le concept “d’éducabilité” comme étant un “civilization enabler“, un “facilitateur de civilisation”. Pouvez-vous expliquer en quoi ?

Leslie Valiant : Je viens du champ de l’informatique, où nous avons l’habitude de développer des raisonnements stricts aboutissant à des conclusions précises. J’ai donc essayé d’analyser la manière de penser de l’humanité à la lumière de ce que nous faisons avec les ordinateurs, en me posant une question à laquelle nous peinons à répondre : qu’est-ce qui différencie l’Homme de l’animal ? La recherche a montré que certains animaux faisaient preuve d’une intelligence remarquable, comme les corbeaux, ou d’une mémoire fabuleuse, comme les écureuils. Ni l’intelligence ni la mémoire ne sont donc le propre de l’Homme. Il est donc impossible d’avoir une réponse unique à cette interrogation, parce que cette dernière est plutôt un amalgame de concepts. La pensée et l’intelligence humaine, à l’inverse de celle d’un animal ou d’un ordinateur, utilisent des combinaisons de compétences qui leur sont propres. Pour y répondre, j’ai donc voulu proposer un concept : l’éducabilité.

Celui-ci recouvre trois critères. Pour être “éducable” – et donc raisonner comme un Homme – il faut d’abord être capable d’apprendre de par sa propre expérience – ce qui n’est pas une chose évidente. Ensuite, il faut pouvoir être instruit par une tierce personne : pouvoir être assez concentré dans une salle de cours ou une conférence, absorber les données et les retenir. Enfin, pouvoir extraire les choses apprises et les appliquer à de nouvelles situations ou expériences. En conclusion, être capable de comprendre comment résoudre un nouveau problème en utilisant vos connaissances et votre expérience antérieure.

Ce que ni les animaux ni les machines ne sont capables de faire ?

Séparément, ils en sont évidemment capables. Il est possible d’apprendre des choses aux animaux – ils remplissent le deuxième critère. En informatique, l’apprentissage des machines est surtout axé sur les exemples : comment réagit le logiciel quand il est confronté à un cas donné. C’est pour cette raison que les algorithmes sont nourris de beaucoup de données. Mais dans un cas comme dans un autre, il est difficile d’incorporer les deux piliers manquants. Il est impossible, pour un chien comme pour une machine, de raisonner en intégrant trois dimensions – disons des mathématiques, de la psychologie, des expériences passées – pour résoudre un problème.

Dans votre livre, vous expliquez que ces trois critères créent des “systèmes de croyances” qui facilitent l’apprentissage (dans les sciences, dans l’histoire, dans les fictions, la religion). Pouvez-vous expliquer en quoi ils semblent indispensables ?

J’utilise le terme dans un sens très général. Tout ce que vous apprenez s’insère dans votre système de croyance. Celui-ci permet d’insérer l’information apprise dans un contexte général, d’y donner du sens. Mais il présente un problème : rien, dans notre cerveau, ne permet de nous dire si ce que nous apprenons – bien que cela paraisse logique – est vrai, utile, ou juste. Pour en revenir à ce que nous disions précédemment, nous ne sommes pas comme des animaux : dans la nature, ces derniers peuvent simplement se fier à leur expérience pour régler un problème qui a déjà eu lieu et qui se reproduira dans des circonstances familières.

Les Hommes apprennent majoritairement par l’intermédiaire de leurs pairs. Nous n’avons pas de réel moyen d’évaluer dans l’instant la véracité de ce que nous dit notre instructeur – quel qu’il soit. L’Homme a, de plus, naturellement tendance à faire confiance à celui qui l’instruit. L’école et le système éducatif fonctionnent pour cette raison. Mais le mauvais côté est que notre système de croyance peut donc facilement être vicié par de fausses informations, pour peu qu’elles soient présentées par un tiers donnant un sentiment d’expertise ou d’autorité.

A une époque où la confiance dans les sources d’information classique s’érode – en France, plus de 57 % des Français considèrent qu’il faut se méfier de ce que disent les médias -, comment faire ?

Dans mon livre, j’insiste sur le fait que nous devons regarder “l’éducabilité” comme une force, mais aussi comme notre propre faiblesse. Nous devons insister sur la manière dont ces exemples nous influencent, et ne pas sous-estimer à quel point nous y sommes vulnérables – ce que nous faisons, hélas. Reprenons l’exemple d’un ordinateur : en dépit de ce qui pourrait être considéré comme des faiblesses par rapport à l’intelligence humaine, un logiciel est un système autonome, qui apprend seul. Ce n’est pas le cas des Hommes, qui, par leur besoin d’altérité lors de l’apprentissage, sont vulnérables. La première étape pour limiter les dégâts est d’ailleurs d’en prendre conscience. L’école est sans doute le meilleur lieu pour cela. La recette est connue, mais la seule bonne solution reste l’éducation, en donnant notamment des cours sur la manière dont la propagande a été utilisée à travers l’Histoire. L’exemple vient nourrir la pensée.

Dans votre livre, vous évoquez la manière de quantifier l’intelligence et l’usage des tests de QI. Pourquoi les critiquez-vous ?

Dans l’histoire, la question de l’intelligence a majoritairement été explorée par les psychologues. J’évoque le cas de Charles Spearman qui, en 1904, a publié un article tentant justement de mesurer “objectivement” l’intelligence. Dans ce but, il avait amassé les données d’évaluation des enfants et était intrigué par les individus ayant des résultats élevés dans des sujets très divers comme les mathématiques, le français, le latin… Pour lui, ces individus avaient un point commun, un “facteur d’intelligence dominant” (baptisé “facteur G”) dont dépendaient toutes les aptitudes cognitives des individus. Plus tard, les tests de QI allaient fortement s’inspirer de ce facteur G. Mais ce dernier présente un problème : qu’est-ce qui garantit que ces bons résultats dans toutes les matières n’étaient pas une conséquence du milieu socio-économique des enfants – des parents plus aisés pouvant consacrer plus de moyens à l’éducation de leurs enfants ? Je pense que raisonner à partir d’un autre concept – celui de l’éducabilité – change la donne, parce que nous mesurons davantage le comportement de la personne.

Le concept que je propose n’est pour l’instant que cela – un concept. Des recherches doivent être faites pour savoir comment quantifier précisément l’éducabilité d’un individu, à travers des tests et un processus scientifique. Le but serait de mesurer les compétences à travers le processus qu’ils emploient pour résoudre un problème, pas seulement le résultat : dans une évaluation d’éducabilité, un individu serait confronté à une nouvelle énigme et devrait trouver la solution avec des informations qu’il a déjà acquises – pas simplement réciter des informations.

Pensez-vous que l’intelligence artificielle soit une nouvelle compétition pour l’intelligence humaine ? A la fin de votre livre, vous semblez indiquer le contraire.

L’intelligence artificielle arrive vite et change beaucoup de choses. Je comprends qu’elle suscite des incompréhensions et des inquiétudes. Mais derrière ces appréhensions, il y a surtout un mystère qu’il faut expliquer. C’est comme la chimie : quand on ne sait pas l’expliquer, il y a de quoi être effrayé par les interactions et les explosions qu’elle peut entraîner. Mais une fois que son fonctionnement a été éventé, tout devient plus rationnel. L’intelligence artificielle se trouve dans le même cas : il faut faire preuve de pédagogie, et le public craindra moins ce qu’elle peut faire.

*Leslie Valiant, The Importance of being educable, Princeton University Press, 2024




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