Le mouvement inquiète Washington au plus au point. Sous l’impulsion du président chinois Xi Jinping, la Chine s’est en effet engagée dans un développement de son arsenal nucléaire sans précédent : le régime communiste devrait doubler son nombre de têtes nucléaires d’ici à 2030 pour le porter à un millier, selon les renseignements américains. “Le leader chinois considère que le renforcement de sa capacité nucléaire incitera les Etats-Unis et leurs alliés à davantage accepter la Chine telle qu’elle est, et à respecter ses intérêts fondamentaux”, décrypte, Tong Zhao, chercheur au Carnegie Endowment for International Peace.
Selon ce grand spécialiste de la Chine et des armes nucléaires, désormais basé à Washington, Pékin a tiré au moins une leçon de la guerre en Ukraine : le chantage nucléaire exercé par Vladimir Poutine lui a permis de renforcer la sécurité de la Russie. Tong Zhao n’exclut donc pas que la Chine puisse à son tour, à l’avenir, exercer de telles menaces pour empêcher les Etats-Unis d’intervenir en cas de conflit armé avec Taïwan. Il juge aussi qu’à moins de parvenir à créer un véritable dialogue avec Pékin sur les questions stratégiques, Washington n’aura pas d’autres choix que de renforcer sa propre puissance nucléaire. Entretien.
L’Express : Quelles sont les ambitions chinoises en matière d’armement nucléaire ?
Tong Zhao : Selon les estimations des renseignements américains, la Chine, qui disposait en 2019 d’environ 200 têtes nucléaires, en possède actuellement plus de 500. Les Etats-Unis prévoient que la Chine doublera ce nombre pour atteindre un millier de têtes d’ici à 2030. Mais Pékin, très secret sur ce sujet, n’a jamais communiqué sur ses objectifs.
De quand date cette décision de renforcer l’armement nucléaire chinois ?
Elle vient directement du sommet du gouvernement, et plus précisément de Xi Jinping en personne. Dès le début de son mandat, à la fin de l’année 2012, il demande à l’armée de développer une puissante capacité nucléaire de dissuasion stratégique.
La Chine s’est ensuite engagée dans un développement nucléaire sans précédent, s’écartant de sa philosophie traditionnelle, qui consistait à maintenir une capacité efficace mais légère. Xi Jinping n’a cessé de montrer sa détermination. En 2015, il annonce une vaste réorganisation, en créant la Force des missiles (chargée de la dissuasion terrestre nucléaire et conventionnelle), qui devient l’année d’après l’une des cinq branches de l’Armée populaire de libération (APL). Et à laquelle il demande cette année-là d’accélérer le programme de modernisation nucléaire. Puis, en 2018, il ordonne aux responsables de la marine de développer massivement la capacité de dissuasion nucléaire chinoise en mer.
La Chine voit-elle dans cette course au nucléaire un moyen de prendre le dessus sur son rival américain ?
Il semble que dès sa prise de pouvoir, Xi Jinping a anticipé l’intensification de la rivalité stratégique entre la Chine d’un côté, et les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux de l’autre. Son slogan visant à réaliser le “grand renouveau de la nation chinoise” a tout de suite intégré le rêve d’une armée forte.
Il a pensé très tôt que la montée en puissance de la Chine alarmerait les pays occidentaux. Voyant leur domination menacée, les Etats-Unis et leurs alliés ne pouvaient, selon lui, que devenir de plus en plus hostiles à l’égard de Pékin. Aux yeux de Xi Jinping, il fallait impérativement que l’armée devienne plus forte pour contenir cette hostilité.
Quels ont été ses modèles ?
Xi s’est inspiré de la Russie. Il a notamment déclaré que ce pays, qui faisait face à de graves difficultés économiques après l’éclatement de l’Union soviétique, avait pris la bonne décision en maintenant une force nucléaire puissante. Il semble croire que la capacité nucléaire a un impact psychologique important sur la façon dont les ennemis de la Chine perçoivent les rapports de force internationaux. Il juge que le renforcement de sa capacité nucléaire incitera les pays occidentaux à davantage prendre en compte la réalité de la puissance chinoise, à accepter le pays tel qu’il est, et à respecter ses intérêts fondamentaux.
La guerre en Ukraine – et le chantage au nucléaire de la Russie – ont-ils influencé la stratégie de la Chine ?
Je ne pense pas que la guerre en Ukraine ait affecté de manière significative le calendrier chinois de développement de ses capacités nucléaires. Les décisions avaient été prises bien avant le début du conflit. De fait, lorsque l’invasion a commencé, en février 2022, la plupart des programmes d’expansion nucléaire chinois étaient déjà lancés.
Je pense, en revanche, que ce conflit impactera la manière dont la Chine pourrait utiliser les armes nucléaires dans les guerres futures. Selon de nombreux stratèges chinois, les menaces nucléaires proférées par Moscou depuis le début de la guerre en Ukraine ont eu des conséquences positives pour la Russie. La peur d’une escalade nucléaire a contribué à ralentir la fourniture d’armes à l’Ukraine par les pays occidentaux, et empêché l’envoi de troupes. La Russie en a retiré de vrais bénéfices en matière de sécurité. C’est une leçon importante que la Chine est en train de tirer. Et nous pourrions voir à l’avenir Pékin recourir à la menace nucléaire dans une crise militaire conventionnelle afin de rendre sa coercition plus efficace.
Ce renforcement nucléaire reflète-t-il une attitude plus agressive de la part de la Chine ?
Cela dépend de quel côté on se place. Au cours de la dernière décennie, la Chine est devenue de plus en plus autoritaire, et a accru son contrôle sur la population. Le parti au pouvoir a également promu une politique étrangère plus agressive pour défendre les intérêts chinois à l’international. Or toutes ces mesures, tant internes qu’externes, ont contribué à susciter des critiques de la part des pays occidentaux.
La défiance a encore grandi lors de la pandémie de Covid. Les Etats-Unis accusaient la Chine d’être à l’origine du virus, sur fond de guerre commerciale. Le régime communiste a alors estimé qu’il était confronté à l’environnement extérieur le plus difficile depuis la répression du mouvement de la place Tiananmen en 1989. D’autant qu’à ce moment-là, des membres de l’administration Trump se sont mis à critiquer le pouvoir chinois, évoquant même le projet de creuser un fossé entre le Parti communiste et le peuple. Ces commentaires ont suscité les plus vives inquiétudes à Pékin quant à la sécurité du régime. Jamais la République populaire ne s’était autant sentie menacée par l’Occident. Ces critiques ont été perçues par Xi Jinping comme la confirmation de son intuition selon laquelle plus la Chine se développe, plus l’Occident cherche à la freiner et devient hostile à son égard.
Dans cet état d’esprit, la Chine ne considère pas son développement nucléaire comme la preuve d’une politique plus agressive. Elle affirme avoir répondu à une menace existentielle causée par les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux. Les dirigeants chinois semblent penser qu’une armée plus forte, comprenant un arsenal nucléaire plus puissant, pourrait aider à contenir ce qu’ils perçoivent comme des menaces politiques et géostratégiques. Et contraindre les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux à adopter une approche plus conciliante à l’égard de la Chine.
Quels types d’armes nucléaires la Chine privilégie-t-elle ?
Il semble que la Chine a investi beaucoup de ressources dans la construction d’au moins 300 silos pour missiles balistiques intercontinentaux (ICBM). Ces 300 silos pourraient être dotés de centaines de nouvelles ogives nucléaires. Toute la question est de savoir si la Chine adoptera la stratégie “de la coquille vide”, en ne déployant qu’un petit nombre de missiles dans une partie des silos, tout en laissant la plupart des silos vides, sans missiles – l’objectif étant que l’ennemi ne puisse pas savoir quels silos sont remplis de missiles (et qu’il soit ainsi confronté au défi insurmontable de frapper tous les silos dans une guerre totale).
La Chine développe des systèmes de missiles à usage dual.Les frontières entre l’armement nucléaire et l’armement conventionnel sont donc de plus en plus floues. Le missile DF 26, par exemple, peut transporter soit une ogive nucléaire, soit une ogive conventionnelle. Et il est capable de changer d’ogive sur le champ de bataille. Il est donc très difficile pour l’ennemi d’identifier si un missile est nucléaire ou conventionnel. Ces chevauchements entre les capacités nucléaires et conventionnelles introduisent un risque d’erreur d’appréciation et, par conséquent, d’escalade involontaire en cas de crise.
En théorie, ces missiles pourraient atteindre à la fois l’Asie et les Etats-Unis…
D’après la taille des silos, il est clair qu’ils sont capables d’accueillir des ICBM, comme les DF 31 ou DF 41. Ces deux ICBM pourraient atteindre le continent américain. Et bien sûr toute l’Asie.
Les missiles logés dans des silos constituent une part importante de l’expansion nucléaire actuelle, mais dans le même temps, la Chine construit des ICBM mobiles sur route ; et des sous-marins nucléaires stratégiques. Le géant asiatique a aussi ajouté une mission nucléaire à son armée de l’air. En développant activement cette triade, il s’éloigne de sa dépendance traditionnelle à l’égard des missiles nucléaires terrestres.
Quel impact peuvent avoir les nouvelles capacités nucléaires de la Chine sur la situation de Taïwan ? Cela peut-il renforcer la confiance de la Chine pour attaquer l’île ?
A mon avis, les armes nucléaires peuvent jouer un rôle très important dans l’éventualité d’une attaque contre Taïwan. L’objectif premier de l’APL est de dissuader la menace nucléaire américaine pour que son armée conventionnelle puisse agir sans entraves face aux Etats-Unis.
Ce qui ne veut pas dire que la Chine a l’intention d’utiliser des armes nucléaires en première frappe dans un conflit avec Taïwan. Malgré les récents défis économiques auxquels elle est confrontée, la Chine a progressivement réussi, sur le plan militaire conventionnel, à réduire son écart avec les États-Unis en Asie-Pacifique. Dans certains domaines, la puissance chinoise conventionnelle dépasse même celle des Etats-Unis.
Sur ce terrain, le temps joue en faveur de la Chine. Et tant que ce sera le cas, elle sera davantage incitée à maintenir une guerre au niveau conventionnel. Mais la Chine craint qu’à mesure que les Etats-Unis perdront leur supériorité militaire conventionnelle dans la région, ils soient davantage incités à brandir la menace d’une escalade nucléaire.
Est-ce le cas ?
Certains universitaires américains, comme Elbridge Colby, ont publiquement appelé les États-Unis à envisager sérieusement l’utilisation de l’arme nucléaire en cas de guerre avec la Chine.
Ces dernières années, l’arsenal nucléaire chinois traditionnel était axé sur la dissuasion d’une attaque nucléaire massive par une grande puissance. Mais la Chine n’avait pas la capacité de dissuader des menaces nucléaires régionales limitées. Aujourd’hui, la Chine s’inquiète davantage d’une première utilisation nucléaire limitée, dans un conflit régional, par les Etats-Unis. Cette inquiétude est encore renforcée par les récents efforts américains visant à renforcer les capacités nucléaires tactiques et à faible rendement. La Chine investit dans des capacités de précision pour faciliter la gestion d’une escalade. Ces systèmes permettraient à la Chine de riposter proportionnellement à une première utilisation limitée de l’arme nucléaire. Il s’agit d’un axe de développement majeur concernant le dossier de Taïwan.
Néanmoins, même si l’APL réfléchit activement la façon dont les armes nucléaires pourraient être utiles en cas de conflit avec les Etats-Unis concernant Taïwan, je ne pense pas que l’expansion nucléaire chinoise actuelle soit motivée en priorité par la perspective d’une guerre dans le détroit de Taïwan. Les armes nucléaires stratégiques à portée intercontinentale font partie du programme nucléaire chinois actuel, mais ces armes à longue portée ne joueraient pas un rôle direct dans un scénario lié à Taïwan.
Cette expansion nucléaire chinoise conduira-t-elle à une course aux armements nucléaires ?
Je crains que cela ne conduise déjà à une course aux armements nucléaires entre les Etats-Unis et la Chine.
Le débat, à Washington, se concentre aujourd’hui de plus en plus sur la manière de répondre à la menace de deux puissances nucléaires qui se rapprochent : la Russie et la Chine. Cela représente un nouveau défi sans précédent pour les décideurs américains. Par conséquent, il est très probable que les Etats-Unis renforcent leurs capacités nucléaires (surtout si un président républicain arrive au pouvoir). Un rapport rédigé au Congrès par la Commission sur la posture stratégique a mis en évidence un consensus politique en ce sens.
Sur le plan régional, la compétition nucléaire entre les Etats-Unis et la Chine offre un environnement propice à la Corée du Nord pour développer son propre arsenal nucléaire avec une plus grande liberté. Pyongyang profite aujourd’hui de l’absence de coopération entre la Chine et les États-Unis pour la sanctionner. Et pour répondre aux préoccupations suscitées par la Corée du Nord et la Chine, des pays comme le Japon et la Corée du Sud se lancent dans des programmes de modernisation militaire très agressifs. Reste à savoir s’ils opteront pour une course au nucléaire.
Par ailleurs, d’autres pays de la région, comme l’Australie et les Philippines, investissent dans de nouvelles capacités militaires et renforcent leur alliance militaire avec les Etats-Unis. Le premier stade d’une course aux armements conventionnels est donc en train de se mettre en place à l’échelle de la région.
Vous avez parlé de ces réactions aux Etats-Unis exigeant une augmentation des forces nucléaires américaines. Est-ce la bonne stratégie ?
C’est compliqué. Dans l’idéal, il faudrait prendre des mesures de coopération en matière de contrôle des armements. Ou du moins pour accroître la transparence sur les développements nucléaires et militaires des uns et des autres.
Si de telles mesures de coopération ne peuvent pas être adoptées, alors il n’y aura pas d’autre choix que de s’appuyer sur la dissuasion militaire – et donc de renforcer les capacités militaires américaines – pour maintenir la stabilité dans la région Asie-Pacifique. Toutefois, je ne suis pas sûr que nous ayons essayé toutes les possibilités de coopération.
Cela s’explique par un manque de compréhension des motivations de l’expansion nucléaire et militaire chinoise. Les Etats-Unis et la communauté internationale devraient comprendre que Pékin est surtout motivé par la conviction politique qu’un arsenal nucléaire plus important accroîtrait son pouvoir de coercition sur le plan géopolitique. Et non par une stratégie militaire clairement réfléchie – en réalité beaucoup de décisions sont incohérentes sur le plan militaire.
Une telle prise de conscience créerait des opportunités pour parler avec la Chine et tenter d’influencer ses discussions de politique intérieure. Je pense en effet que bon nombre de décisions militaires n’ont pas encore été prises, concernant la manière dont la Chine pourrait utiliser sa capacité nucléaire dans des guerres futures.
Mais, pour le moment, la Chine ne semble pas vouloir discuter du contrôle des armements nucléaires…
Toute la difficulté est de convaincre Pékin que les mesures de sécurité cooptées peuvent répondre à ses principales préoccupations. Des préoccupations plus politiques que militaires. La Chine a de véritables griefs concernant ce qu’elle perçoit comme un “deux poids deux mesures” dans la politique nucléaire américaine. Mais la réalité est que les Etats-Unis et la Chine ont des points de vue très différents sur la légitimité des intérêts de sécurité et sur les moyens légitimes de défendre ces intérêts.
Le sujet est particulièrement prégnant pour Taïwan : la Chine a-t-elle le droit de recourir à la force pour modifier le statu quo territorial ? Ce sont là les questions fondamentales qui doivent être débattues plus explicitement. Jusqu’à présent, la Chine refuse le dialogue sur ces sujets. Et le développement nucléaire vise précisément à éviter de telles discussions.
Je pense que la seule solution est d’accroître la pression internationale pour contraindre la Chine à aborder les désaccords actuels sur ces questions sous-jacentes. Si nous n’y parvenons pas, nous ne pourrons compter que sur la dissuasion militaire pour maintenir temporairement la paix.
Comment interprétez-vous le limogeage de plusieurs dirigeants de la force de missiles l’année dernière ?
Je n’ai pas d’informations privilégiées, mais je peux imaginer une corruption généralisée au sein de la force des missiles et, en général, au sein de l’APL. La nature secrète du programme d’expansion nucléaire, l’absence de contrôle interne et externe, créent un environnement propice à cela.
Il y a eu sans doute aussi des problèmes de qualité. Il a été par exemple rapporté que des missiles avaient été remplis d’eau plutôt que de carburant ; et que des silos avaient des toits défectueux. Les gens prennent des raccourcis lorsqu’ils sont confrontés à une forte pression pour réaliser d’énormes progrès en un temps limité. Surtout lorsque les objectifs ont été fixés par Xi Jinping…
Que vous inspire le rapprochement entre la Chine et la Russie ; et les nombreuses visites que se sont rendues Vladimir Poutine et Xi Jinping ?
Les Chinois et les Russes ne sont pas totalement alignés. La Chine a des objectifs plus complexes. Fondamentalement, oui, la Chine partage l’objectif de la Russie de fragiliser les pays occidentaux et de saper l’influence occidentale. Elle considère la Russie comme son partenaire géostratégique le plus important dans son objectif à long terme de contrer les pays occidentaux. Pékin et Moscou sont par ailleurs d’accord pour approfondir la coopération dans la plupart des domaines (économique, technologique, militaire, diplomatique et politique).
Il existe cependant une différence de taille : Moscou a renoncé à ses relations avec l’Occident, contrairement à la Chine, qui accorde une grande importance aux technologies, aux ressources, aux investissements et aux marchés occidentaux. La Chine doit donc trouver un équilibre entre le maintien de sa coopération avec la Russie et le maintien de relations stables avec les pays occidentaux. Cela créera une division persistante entre la Russie et la Chine…
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