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Upsa et le paracétamol 100 % français : dans les coulisses d’une improbable bataille


Un hall plus imposant qu’une cathédrale. Des rayonnages à perte de vue, un ballet de chariots élévateurs. Le fabricant français de médicaments Upsa stocke ici, dans la banlieue d’Agen (Lot-et-Garonne), l’ensemble de ses matières premières, bientôt transformées en comprimés, pilules ou sirops. Au sol, trop lourds pour trouver une autre place, les bien nommés “big bags” (gros sacs, littéralement) attirent l’œil. Des cabas pour géants, emplis chacun de 600 kilos de la poudre blanche qui a mobilisé toute l’attention des pouvoirs publics après la crise sanitaire : le paracétamol. Sur les étiquettes, des provenances lointaines. Inde et Etats-Unis principalement, Chine aussi. Des étiquettes bientôt siglées “Fabriqué en France” : sauf imprévu, à partir de 2026, la poudre devrait venir d’Isère et de Haute-Garonne, où deux sous-traitants, Seqens et Ipsophène, construisent des usines.

Relocaliser la production des principes actifs pharmaceutiques, ces molécules au cœur de nos médicaments, achetées à 80 % hors d’Europe : au sortir du premier confinement en 2020, cela avait été l’une des grandes promesses du président de la République Emmanuel Macron. En tête de liste, le paracétamol, traitement le plus consommé en volume dans notre pays (538 millions de boîtes écoulées en 2023). Plus qu’un symbole, même si de fortes tensions touchent aujourd’hui d’autres médicaments. Au plus fort de la crise sanitaire, le rationnement de cet antidouleur courant dans les pharmacies avait sidéré les Français. Les ruptures de stock sur les formulations destinées aux enfants durant la “triple épidémie” de grippe, de Covid et de bronchiolite de l’hiver 2022-2023 aussi.

Ironie de l’histoire, Rhodia, racheté entre-temps par Seqens, avait été le dernier en 2008 à démanteler son usine française et à transférer sa production en Chine. La conséquence des baisses de prix récurrentes, décidées par les pouvoirs publics au nom de la nécessaire maîtrise des dépenses de santé. Depuis, les priorités ont changé et l’heure est à la “souveraineté sanitaire”. Mais atteindre ce but reste un défi, même pour le paracétamol, l’un des projets les plus avancés. L’impératif d’équilibrer les comptes publics n’a jamais été aussi pressant et l’Etat se trouve aujourd’hui écartelé entre ses multiples objectifs – soutenir les producteurs français, tout en faisant des économies. Les industriels doivent jongler avec les injonctions contradictoires d’administrations aux objectifs concurrents, et l’incertitude politique depuis la dissolution de l’Assemblée nationale n’arrange rien. Tout particulièrement pour une entreprise de taille intermédiaire comme Upsa, pour qui l’antalgique représente 80 % du portefeuille. “Nous sommes à un moment clé pour l’engagement des pouvoirs publics à défendre durablement une production 100% française du paracétamol”, résume Laure Lechertier, la directrice de l’accès au marché du groupe agenais.

Empreinte environnementale réduite

L’aventure démarre en juin 2020. Sous l’impulsion de l’Elysée, Seqens, Sanofi, leader du marché avec son Doliprane, et Upsa numéro deux avec ses marques Dafalgan et Efferalgan, sont priés d’engager des travaux en vue de relocaliser “d’ici à trois ans” la filière du paracétamol. Il en faudra, au minimum, trois de plus. “Le point de départ, c’était la mise au point d’un procédé compétitif, avec une empreinte environnementale réduite. Nous avons passé plusieurs mois en recherche et développement pour aboutir à une technologie que nous avons brevetée, moins gourmande en eau, en énergie et rejetant moins de déchets”, rappelle Gildas Barreyre, le secrétaire général de Seqens. Le projet séduit les deux laboratoires et l’Etat, qui assurent chacun le fabricant de principes actifs de leur soutien.

Les étoiles sont alignées. Les pouvoirs publics ouvrent grand leur porte-monnaie. La future usine sera financée à hauteur de 30 % à 40 % par des fonds puisés dans l’enveloppe de France 2030. Sanofi et Upsa s’engagent sur plusieurs années sur des volumes d’achat, et Upsa apporte aussi des fonds à Seqens. Pour concilier le 100 % français avec la nécessité de diversifier ses fournisseurs, le groupe prend également une participation à hauteur de 500 000 euros dans le capital de la start-up Ipsophène, basée en Occitanie. La promesse de cette jeune pousse, elle aussi accompagnée par les pouvoirs publics : “Une fabrication de paracétamol à partir d’ingrédients de base sourcés uniquement en France et en Europe, et qui, pour la première fois, ne générera aucun déchet ultime, grâce à une méthode de synthèse innovante”, assure Jean Boher, son président. Jusqu’ici plutôt discret, il se dit prêt aujourd’hui à livrer ses clients dès le début de 2026.

Reste que produire en France a un coût. Les industriels profitent de cette nouvelle priorité gouvernementale pour rouvrir le dossier du prix du médicament. Après des baisses en 2014 et de 2015, de l’ordre de 15 % au total, l’Etat avait imposé quelques mois avant le début de la crise sanitaire une réduction supplémentaire de 10 %, qui devait s’appliquer à partir de 2020. Comme il faut désormais soutenir le projet de relocalisation, le gouvernement concède un moratoire sur cette baisse jusqu’à la fin de 2024, à 76 centimes prix fabricant hors taxe pour une boîte de huit comprimés de 1 gramme. “C’était une condition indispensable à la réussite du projet”, insiste Laure Lechertier.

Quatre ans plus tard, que va-t-il advenir de cet accord ? Upsa, dont l’activité repose à 80 % sur l’antalgique et ses diverses déclinaisons, a fait du 100 % produit en France un argument commercial et politique. Les 350 millions de boîtes (dont 300 millions de paracétamol) vendues chaque année en France et dans le monde continuent à être fabriquées par ses 1 700 salariés agenais, sur les deux sites du laboratoire dans l’agglomération. Mais la crise de l’énergie est passée par là et sur le marché national, la rentabilité, qui s’avérait déjà “très faible” sur les traitements pour l’adulte, s’amenuise sans cesse. La ligne pédiatrique, elle, affiche des pertes. Pour assurer sa profitabilité, le groupe compte sur l’export, vers des pays où les prix sont plus élevés. Comment faire, à partir de 2025, avec des coûts en hausse et un principe actif qu’il faudra bientôt payer plus cher, si le tarif des antalgiques à base de paracétamol devait à nouveau baisser ?

Renouer avec les vieilles habitudes

Depuis le début de l’année, le groupe discute avec les pouvoirs publics et notamment avec le Comité économique des produits de santé (CEPS), l’organisme interministériel chargé de fixer les prix des médicaments. Le paracétamol fait partie de ces traitements dits “matures” dont les pouvoirs publics n’ont cessé de baisser les tarifs pour dégager des économies et financer les molécules innovantes, toujours plus nombreuses et plus chères. La tentation est grande de renouer avec ces vieilles habitudes, et les négociations sont toujours en cours, alors que l’échéance s’approche…

Une chose est sûre, le même prix s’appliquera à l’ensemble des acteurs qui commercialisent du paracétamol en France – y compris ceux qui produisent à l’étranger, avec des coûts bien inférieurs. En 2021, toujours pour soutenir les industriels jouant le jeu des relocalisations, le gouvernement avait fait voter dans le cadre de la loi de financement pour la Sécurité sociale pour 2022 un article ouvrant la possibilité de réévaluer spécifiquement le tarif des molécules produites en France. Seulement voilà, le CEPS avait ensuite interprété ce texte… à sa façon. “Il a considéré que seuls les traitements récents pourraient en bénéficier, ce qui ne correspond pas pleinement à l’intention du législateur”, ont constaté des parlementaires dans un rapport consacré aux pénuries de médicaments paru l’an dernier.

Sur le site historique d’Upsa, tout près du stade de rugby d’Agen, une odeur sucrée flotte dans l’air. Un parfum de fraise, symbole des ambitions renouvelées du groupe dans la pédiatrie. En 2022-2023, quand les parents couraient d’une pharmacie à l’autre pour trouver du paracétamol pour leurs enfants, c’est l’agenais qui avait été appelé à la rescousse. Le leader du marché Sanofi n’avait pas pu faire face à la demande liée à la triple épidémie, et les pouvoirs publics s’étaient tournés vers Upsa, qui avait alors réorienté vers le marché national 1 million de doses de son Efferalganmed pédiatrique destinées à l’export. “Un geste d’entreprise responsable au vu du contexte”, souligne Laure Lechertier. L’occasion aussi de passer quelques messages sur la pérennité financière de cette activité, sur l’importance de soutenir des fournisseurs alternatifs face à un leader (Sanofi) quasi hégémonique sur ce segment et… de grappiller quelques parts de marché.

Depuis, Upsa tente de relancer son sirop pédiatrique dans l’Hexagone. Sa formulation, goût caramel et administrable seulement à partir de l’âge de 4 mois, a été revue. Un nouveau produit utilisable dès la naissance et au goût de fraise, plus adapté aux papilles des tout-petits, a été développé, et autorisé depuis peu par l’Agence nationale de sécurité du médicament. Les chaînes de production du sirop sont en cours de modernisation. Là aussi, l’Etat a apporté sa contribution, ainsi qu’à d’autres projets du groupe, via cette fois le plan France 2030.

Promesses

Pas à une contradiction près, les pouvoirs publics semblent pourtant parfois reprendre d’une main ce qu’ils donnent de l’autre. Car, dans le même temps, un dispositif appelé “clause de sauvegarde” a pris de l’ampleur. Là, ce ne sont plus les entreprises qu’il s’agit de sauvegarder, mais les comptes de la Sécurité sociale. Chaque année, le Parlement vote une enveloppe de dépenses pour les médicaments : si elle est dépassée, l’industrie pharmaceutique rembourse le différentiel. Un mécanisme inventé en 1999, mais jamais réellement activé jusqu’en 2021. Depuis lors, des médicaments innovants et onéreux inondent le marché, entraînant un fort dépassement de l’enveloppe. Or la taxe est mutualisée sur l’ensemble du secteur – y compris sur les fabricants de produits matures dont la croissance est faible ou nulle… “Le prélèvement est principalement assis sur le chiffre d’affaires réalisé en France. Le nôtre ne progresse pas sur le marché domestique, mais nous avons quand même payé 7 millions d’euros l’an dernier. C’est pénalisant pour nos investissements”, regrette Laure Lechertier.

Roland Lescure, le ministre (démissionnaire) délégué à l’Industrie, s’était engagé à caper le montant global de cette clause. Seuls 1,6 milliard d’euros seraient récupérés sur un dépassement attendu à plus de 2 milliards d’euros au titre de 2023 et de 2024. Mais ce plafonnement était un engagement oral : le secteur tout entier reste suspendu au choix du futur gouvernement, et à sa volonté de tenir – ou non – cette promesse, et de la reconduire en 2025.

Les mêmes injonctions contradictoires se jouent au niveau européen. D’un côté, la Commission lance des travaux pour lutter contre les pénuries et les ruptures de stock : identification d’une liste de produits essentiels, création d’une “alliance pour les médicaments critiques” pour sécuriser les approvisionnements et accompagner les relocalisations… De l’autre, Bruxelles adopte une directive imposant une responsabilité élargie des producteurs sur la qualité de l’eau. A ce titre, les industriels ne devront plus seulement épurer leurs rejets, mais aussi contribuer au financement de la dépollution des résidus de médicaments qui se retrouvent dans les eaux usées, après avoir été éliminés par les patients. “Nous ne disposons pas encore d’une étude d’impact pour la France, mais en Allemagne, le montant de cette taxe a été évalué à près de 1 milliard d’euros pour l’ensemble du secteur”, s’inquiète Laure Lechertier.

Une dernière contradiction ? Alors que la sécurité sanitaire et la souveraineté sont devenues des préoccupations fortes, les producteurs qui jouent le jeu du 100 % français n’ont pas le droit d’indiquer sur leurs emballages de façon visible “Fabriqué en France”. Ce serait considéré comme un argument promotionnel, et la réglementation l’interdit…




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