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Avant le débat télévisé, Kamala Harris tire les leçons du face-à-face Trump-Clinton de 2016


Jusqu’ici, tout va bien mais… le débat du 10 septembre se rapproche. Propulsée candidate en juillet, Kamala Harris a jusqu’ici unifié le Parti démocrate, choisi un colistier qui crève l’écran (Tim Walz, gouverneur du Minnesota), insufflé de l’enthousiasme à ses supporters, “cassé la baraque” lors de la convention du mois d’août, grimpé dans les sondages et, enfin, réussi – sans brio, il est vrai – l’exercice de sa première interview télévisée sur CNN, la semaine dernière.

Pourvu que ça dure, se disent les stratèges démocrates, car il reste encore deux mois avant la présidentielle du 5 novembre avec, d’ici là, le principal obstacle : le débat en “prime time” avec Donald Trump dans la nuit de mardi à mercredi (à trois heures du matin, heure française)sur ABC News.

“L’enjeu est immense et le danger est grand, estime la politiste Célia Belin, car si Donald Trump n’a pas grand-chose à perdre du fait que le public connaît déjà sa personnalité par cœur ; pour Harris, qui se trouve maintenant au sommet de la vague, c’est l’inverse. La bulle actuelle peut exploser en deux secondes si elle déçoit. Elle doit donc impérativement prolonger le moment d’enthousiasme actuel et rassurer les démocrates en leur démontrant qu’ils ont raison de la soutenir à fond. Le problème, ajoute Belin, experte du Parti démocrate qui dirige le bureau parisien du think tank European Council on Foreign Affairs, c’est que si Harris est excellente lorsqu’elle prononce un discours, elle l’est nettement moins dans l’improvisation.” Or ce mardi soir, elle sera seule face à Donald Trump sans téléprompteur ni foule pour la galvaniser.

Sur un plateau télé, Trump démontre sa maestria

De son côté, celui qu’elle rencontrera en personne pour la première fois de sa vie mardi a, par deux fois au moins, démontré sa maîtrise de l’art télévisuel – y compris par la communication non verbale. Et cela, lors des débats contre Hillary Clinton en 2016 et Joe Biden en 2024. En juin dernier, Trump a pulvérisé ce dernier d’une seule phrase : “Je pense qu’il ne comprend pas lui-même ce qu’il dit.” Et il a accompli l’exploit de projeter une image “présidentielle”. Par quel miracle ? En s’abstenant, ô surprise, de recourir aux insultes et outrances dont ce leader erratique est pourtant coutumier. C’est la preuve qu’il s’adapte à chaque situation. Huit ans auparavant, il avait triomphé d’Hillary Clinton en crevant l’écran lors des débats (il y en eut trois) que les conseillers de Harris ont, ces dernières semaines, étudié de long en large.

Lors du deuxième débat, resté dans les mémoires, Donald Trump et Hillary Clinton sont sur une scène devant un public (ce ne sera pas le cas cette année). Pendant quatre-vingt-dix minutes, le milliardaire, qui a présenté dix ans le programme de téléréalité The Apprentice, y prouve sa maestria. A chaque fois que Clinton prend la parole, il se place à l’arrière-plan, dans l’axe des caméras, et brouille le message de son adversaire. Tantôt, il lève les yeux au ciel, tantôt il fait les cent pas comme un lion en cage ou un catcheur prêt à en découdre. En une occasion, il se tient juste derrière l’oratrice, à un mètre de distance. “Je sentais sa présence dans mon cou, j’aurais dû réagir et lui faire remarquer plutôt que de faire comme si de rien n’était”, a plus tard expliqué Clinton à regret.

Trump en 2016 : “Hillary a beaucoup de haine dans son cœur”

Pendant ou après chaque intervention de cette dernière, Trump accomplit un travail de sape qui confine au harcèlement. Il multiplie les attaques personnelles, qu’il répète à l’envi au fil du débat : “Elle est désastreuse”; “Elle a beaucoup de haine dans son cœur”; “Comme le dit Bernie Sanders, elle a un très mauvais jugement.” Lorsque la démocrate affirme : “Je me réjouis que Donald ne soit pas la personne chargée de la Justice dans notre pays”, l’intéressé répond du tac-au-tac : “Parce que vous seriez en prison !” Rires dans la salle. Polie et la mise en plis soignée, Hillary Clinton, elle, met un point d’honneur à respecter les règles du jeu et de la bienséance. Après chacune de ses tirades, et retourne s’asseoir sagement à sa place, laissant Trump occuper l’espace. On dirait la première de la classe ou, ou choix, la maîtresse d’école débattant avec le cancre de la promo. Mais les Américains aiment les self-made-men, pas les donneurs de leçons.

Hyperagressif, Trump se sort de chaque situation périlleuse, y compris lorsque arrive la question embarrassante du “Hollywood tape”, la scandaleuse cassette vidéo rendue publique deux jours auparavant. On y entend le républicain se vanter “d’attraper les femmes par la cha…” “Je regrette ces paroles mais ce ne sont que des mots, se défend-il sans ciller. Et il ajoute : “Avec les Clinton, ce ne sont pas des mots mais des faits : son mari est un agresseur sexuel”, assène-t-il en référence à l’affaire Monica Lewinsky. Trump ose tout et marque un point. S’ajoutent à cela d’autres handicaps : l’enquête en cours du FBI sur la boîte mail privée d’Hillary Clinton et l’expression méprisante “les déplorables” que celle-ci a employée quelques semaines plus tôt à l’endroit des supporters de Trump.

Mais, 2024 n’est pas 2016. Harris n’est pas Clinton. Et Trump, dont le Blitzkrieg avait fonctionné à merveille, ne bénéficie plus de l’effet de sidération, son style et sa rhétorique étant désormais connus. De plus, la candidate démocrate est aujourd’hui soutenue par l’ensemble des courants de son parti alors que, voilà huit ans, “Hillary” était contestée dans ses rangs, notamment par son rival de gauche Bernie Sanders. L’actuelle vice-présidente n’est pas non plus lestée par le passif d’un mari adultère comme sa prédécesseuse. Au contraire, sa candidature de dernière minute suscite un réel enthousiasme. “Kamala Harris arrive au débat en bonne posture et doit surfer sur la vague en veillant à ce que celle-ci ne retombe pas, insiste, elle aussi, Barbara A. Perry, une experte des présidences américaines installée à Charlottesville (Virginie). Elle doit à tout prix, ajoute-t-elle, éviter la gaffe fatale qui avait fait tant de mal à Gerald Ford face à Jimmy Carter en 1976.”

“Le débat comporte des risques pour les deux camps

Le politologue Andrew J. Polsky

Cette année-là, lors du deuxième débat Ford-Carter, le président sortant avait commis la plus célèbre bévue de l’histoire des joutes présidentielles. “Il n’y a pas et il n’y aura jamais de domination soviétique sur l’Europe de l’Est”, avait affirmé le président républicain sortant. En pleine Guerre froide !

Il voulait bien sûr dire que malgré l’occupation soviétique, les Polonais, les Yougoslaves et autres se considéraient mentalement comme des peuples non soumis. Au reste, l’avenir lui a donné raison. Mais le mal était fait, immédiatement exploité par le camp d’en face. Mardi 10 septembre, une mauvaise formulation, une hésitation, une inexactitude serait pareillement du pain bénit pour le camp Trump qui veut présenter Harris comme une femme incompétente et inconstante.

Gérer la brutalité de Trump n’est pas si simple

La grande question est : comment gérer les attaques, invectives et insultes de Donald Trump ? Depuis un mois et demi, il a traité Harris de tous les noms. Il s’est moqué de son rire, a dénigré ses compétences, vilipendé sa politique d’immigration. Il a multiplié les blagues sexistes (suggérant qu’elle devait sa carrière à des fellations), l’a accusé d’avoir ruiné San Francisco (ville qu’elle n’a jamais dirigée) et affirmé qu’avec elle au pouvoir, la planète se dirigerait vers la troisième guerre mondiale. Il la taxe aussi de “communiste” à travers le surnom “Camarade Kamala”, sa dernière trouvaille. Même si rien de cela n’empêche Harris de progresser dans les sondages, il n’a nulle intention de s’arrêter en si bon chemin.

Que faire face à tant de brutalité verbale ? Encaisser poliment comme Hillary Clinton en 2016 ou suivre l’exemple de Joe Biden en 2020, qui, agacé, avait fini par lui lancer “Mais boucle-la, mec”? “Il ne faut pas céder à ses provocations ni montrer de l’exaspération ou descendre à son niveau de langage de rue, répond le politologue Larry Sabato, professeur à l’université de Virginie. Il utiliserait la situation à son avantage en affirmant qu’il tient la preuve que Harris est “une méchante femme”, son expression préférée pour désigner des adversaires du sexe opposé.”

Pour Donald Trump, qui se considère comme supérieur à toutes les femmes, celles qui s’opposent à lui sont forcément des méchantes. “Tout le monde sait que Trump est un harceleur de cour de récréation, poursuit Sabato. Elle devrait utiliser ce mot (bully, en anglais) à plusieurs reprises parce que les gens savent que c’est vrai. Dans un débat, une idée qui ne repose pas sur une vérité est invendable. Mais là, c’est la vérité et tout le monde saura reconnaître Trump-le-bully.”

En règle générale, les débats télévisés ne modifient pas fondamentalement la trajectoire d’une campagne électorale – le cas du débat Trump-Biden, en juin, étant l’exception. Mais cette année, les choses sont un brin différentes du fait que le scrutin s’annonce très serré. “Le débat comporte des risques pour les deux camps, estime, à New York, le spécialiste de présidences américaines Andrew J. Polsky. Donald Trump va sans doute choisir un angle d’attaque qui sera de mettre l’accent sur les changements de position de Kamala Harris [sur le “fracking”, c’est-à-dire l’extraction du gaz de schiste, qu’elle voulait autrefois interdire, ou sur le contrôle des frontières qu’elle veut aujourd’hui durcir] afin de la présenter comme quelqu’un de non fiable. Il sait que dans les débats, les idées comptent peu et que les mensonges sont possibles car la plupart des gens se moquent du fact-checking. Il va donc asséner ses “vérités” dont une bonne partie sont des absurdités pures et simples.”

A la télé, on pardonne moins aux femmes qu’aux hommes

Et Kamala Harris ? “En fait, poursuit Polsky, elle est désavantagée par le format du débat. En théorie, il lui suffirait de laisser Trump pérorer et attendre qu’il fasse une sortie de route lors d’une de ces digressions dont il est coutumier en meeting. Mais ici, chaque candidat doit s’exprimer dans la limite de deux minutes, ce qui sert de garde-fou à Trump et l’empêche de déraper.” L’équipe Harris a d’ailleurs insisté pour que les micros restent ouverts lorsque ce sera au candidat adverse de s’exprimer – dans l’espoir que Trump, précisément, l’interrompe constamment et montre son vrai visage de candidat indiscipliné. Mais la “Team Harris” a dû se résoudre à accepter les règles déjà négociées par les équipes de Trump et Biden au printemps : les micros resteront fermés.

Même si un débat télévisé ne ressemble en rien à une audition au sénat (où l’élue Harris s’est distinguée, sous Trump, avant de devenir vice-présidente, sous Biden) ni à un interrogatoire de procureure (le premier métier de la démocrate), “la candidate va s’adresser à Trump comme à un criminel en expliquant que des gens comme lui, elle en a fait condamner plein en Californie”, prévoit l’historien Patrick Weil, auteur du passionnant Un fou à la Maison Blanche (il s’agit du président Wilson, 1912-1920, pas de Donald Trump). Mais attention, il ne faut pas qu’elle aille trop loin”, ajoute-t-il – tant il est vrai que l’on pardonne moins aux femmes qu’aux hommes dans les débats politiques. “L’attitude de Trump sera intéressante à observer : il ne supporte pas d’avoir à débattre avec une femme, encore moins une femme noire. Il est capable de péter un plomb à tout moment”, prédit également Weil.

Kamala Harris peut-elle réussir là où Hillary Clinton a échoué ? Sans doute Trump aura-t-il moins de prise sur ce personnage plus complexe, métissé, voire caméléon, qui navigue entre plusieurs cultures (l’afro-américaine et l’asiatique par ses parents ; la blanche et la juive par son mari ; la californienne et celle de la côte est) qu’il n’en avait sur Clinton.

“Une chose est sûre, affirme Jérémie Gallon, avocat international, ex-diplomate et auteur de Henry Kissinger : L’Européen (Gallimard, 2021), les conseillers de Kamala Harris ont tiré les leçons de 2016. Ils se sont interrogés sur ce qui n’avait pas marché et sont arrivés à la conclusion qu’à l’époque la campagne de Clinton avait inondé la candidate de notes et de mémos.” La “première de la classe” avait bien récité sa leçon. Mais pour quel résultat ? “Aujourd’hui, reprend Gallon, ils ont conclu qu’il vaut mieux miser sur le quotient émotionnel (QE) plutôt que sur le quotient intellectuel (QI) de la candidate et des électeurs.” C’est l’attitude qui compte, pas le programme.

Harris a rendez-vous avec l’histoire

En 1984, le président Ronald Reagan avait commis la même erreur lors de son premier débat, qu’il avait raté. L’intervention de sa femme Nancy auprès de ses conseillers politiques avait été déterminante. “Laissez Ronald être Ronald !”, avait-elle intimé à son entourage qui l’avait assommé de chiffre et de statistiques. Ainsi fut fait. Et le télégénique Reagan avait emporté le deuxième débat – ainsi que la présidentielle. Pareillement, Kamala Harris, qui ne manque pas de charisme, doit installer un narratif et une image qui la rapprochent des Américains (à cet égard, le choix de son colistier Tim Walz est un coup de génie) afin que cette femme au CV bien rempli paraisse authentique, fiable et dimensionnée pour la fonction. “Laissez Kamala être Kamala !”, en somme. Le 10 septembre à trois heures du matin heure française, la candidate n’a pas seulement rendez-vous avec son adversaire et avec ses compatriotes. Elle a aussi rendez-vous avec elle-même.




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